Éditions de la Toison d’or (p. 98-99).


L’USURIÈRE


Ma mère me fit des signes mystérieux. Je pensais qu’elle voulait, en cachette des autres, me donner une tartine beurrée : comme j’étais faible, on me gâtait un peu. Mais je vis ses yeux clignoter, signe évident, chez elle, d’émotion.

— Écoute, Keetje, chuchota-t-elle, nous allons chez Koks dégager mon manteau, ta robe de première communion, et le pardessus de père.

— Tu as de l’argent, mère ? fis-je aussi mystérieusement qu’elle.

— Oui, j’ai épargné.

L’épargne chez nous représentait des jours sans pain. Mais comment faire ? Nous ne pouvions aller complètement nus : nous l’étions déjà aux trois quarts.

Koks était un épicier qui donnait des denrées sur gage ; tous nos vêtements avaient passé chez lui, et voilà que nous pouvions dégager les principaux.

Ma mère tenait les quelques florins en pièces d’un « cent », et en « dubbeltjes[1] », dans un cornet de papier gris. La femme Koks prit l’argent et nous dit d’aller à une porte de derrière pour y recevoir les vêtements. Mais une fois, là, elle déclara qu’elle nous les donnerait quand nous viendrions dégager les autres loques, sur lesquelles elle avait eu la bonté de nous avancer des denrées.

Ma mère pleura, se fâcha, menaça ; moi, je sanglotais, en parlant de ma robe de première communion. Rien n’y fit. L’usurière nous chassa, en disant :

— Vous ne pouvez pas prouver que vous m’avez remis de l’argent.

On dut me coucher : l’émotion m’avait donné la fièvre. Ma mère eut, pendant plusieurs jours, des clignotements d’yeux et des plaques rouges sur les pommettes. Elle marmottait des mots de vengeance, et griffait l’air, comme si c’eût été la figure de l’usurière.



  1. Dubbeltje : Un dixième de florin.