Éditions de la Toison d’or (p. 55-59).


J’ENTENDS LES PUCES MARCHER


Nous habitions une chambre unique, dans une impasse gluante d’Amsterdam. Le soleil n’y pénétrait jamais et si, en hiver, le froid humide y était glacial, en été la chaleur moite nous anéantissait. Il n’y avait qu’une alcôve à étage, ainsi que dans les barques de pêcheurs, mais cloisonnée : on y était comme dans un placard. Les parents dormaient dans le compartiment du bas ; quelques-uns des enfants dans celui du haut, les autres à terre, sur une paillasse. Dans un coin, un petit tonneau servant de chaise percée à la famille ; dans d’autres, des langes d’enfant souillés, puis les détritus de tout un ménage miséreux. L’odeur de la pipe de mon père et les émanations de dix pauvres rendaient l’atmosphère irrespirable.

Par une nuit d’effroyable chaleur, j’étais étendue avec trois de nos enfants dans la couchette du haut. Ils dormaient ; moi, je ne pouvais pas : je me tournais et retournais en m’agitant. Nous étions couchés sur des sacs en grosse toile, remplis de balle d’avoine qui, réduite en poudre et imbibée d’urine d’enfant, formait une matière immonde et corrosive. La toile m’agaçait et me brûlait la peau ; les puces me harcelaient affreusement ; j’étouffais ; j’avais des bruissements d’oreilles qui me donnaient des hallucinations. J’appelai doucement ma mère et lui dis que je ne pouvais pas dormir, parce que j’entendais les puces marcher.

— Tu entends les puces marcher ? Ah ! cette créature enfantine ! et tu me réveilles pour cela ? tu vas te taire, n’est-ce pas ? je suis éreintée et veux dormir.

Je me tus, mais continuais à m’agiter. N’y tenant plus, je me laissai glisser à terre, en m’aidant de la corde, m’habillai et sortis.

Il pouvait être quatre heures du matin. Il n’y avait dans la rue que les éveilleurs (c’étaient des gens qui, pour cinq « cents » par semaine, éveillaient les ouvriers, en faisant un vacarme qui troublait tout le voisinage). En dehors d’eux, personne ; tous les magasins du Nieuwendyk fermés ; le calme partout ; ah ! que j’aimais cela !

J’allai vers la Haute Digue qui avançait dans l’Y. La Haute Digue était ma promenade favorite ; j’y faisais souvent l’école buissonnière avec ma petite sœur Naatje. Des deux côtés, l’Y clapotait contre les berges ; on y trouvait des coquillages ; plus loin était une oasis d’arbres et d’herbe fleurie. Quand j’arrivai à la digue, l’air frais du large et la brise matinale me causèrent un tel soulagement qu’en jubilant je happais l’air : je levais les bras, en écartant les doigts, pour mieux sentir jouer le vent sur ma peau irritée. Je restai ainsi longtemps à me griser puis continuai ma promenade pour chercher des fleurs. Arrivée sous les arbres, je fus surprise de voir dans l’herbe les pissenlits et les pâquerettes fermées. Je n’avais jamais vu de fleurs la nuit et ne connaissais pas ce phénomène ; je fus si étonnée que je n’en cueillis aucune, comme prise de méfiance, et j’allai m’asseoir sur un banc.

Il y avait à cet endroit un chantier où des hommes travaillaient ; un d’eux vint se mettre à côté de moi et dit :

— Ah ! la grande fille qui est déjà dehors ! et où vas-tu ?

Je lui répondis que, ne pouvant dormir, j’étais sortie, mais je n’eus garde de parler des puces. Puis je lui demandai pourquoi les pissenlits et les pâquerettes étaient fermées.

— Ah ! mon Dieu, quel ange ! mais elles dorment, ma chérie, elles dorment.

Ce disant, il me souleva et me mit à cheval sur ses genoux. J’y étais à peine que je me sentis empoignée, flanquée dans l’herbe, et qu’un homme sauta à la gorge de l’individu, lui hurlant à la face :

— Ignoble Sodomite[1] ! tu as été en prison pour avoir abusé des petites filles et, à peine sorti, voilà que tu recommences ! Et toi, que fais-tu dehors à cette heure ? Décampe !

Je ne me le fis pas répéter ; Je m’encourus et arrivai hors d’haleine chez nous, où j’entrai en coup de vent. Ma mère se réveilla en sursaut.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle.

J’avais eu grand’peur, mais ne me rendais pas compte du danger auquel je venais d’échapper : aussi, au lieu de raconter ce qui m’était arrivé, je lui dis :

— Mère, sais-tu pourquoi les pissenlits et les pâquerettes sont fermées la nuit ? Eh bien ! elles dorment comme nous.

— Quoi ? Que racontes-tu ? Tu es sortie ?

— Oui, je suis allée à la Haute Digue pour me rafraîchir et chercher des fleurs, mais elles dorment.

— Ah ! cette créature enfantine ! Tantôt elle entendait les puces marcher, maintenant les pissenlits dorment ! Mais avec tout cela, tu me réveilles à chaque instant, et je suis éreintée, éreintée. Allons, va dans ton lit et dors.

Je n’y songeais pas, et quand ma pauvre mère s’assoupit à nouveau, je sortis doucement dans l’impasse, où je me mis à jouer aux osselets sur la pierre de la citerne.



  1. En Hollande, l’appellation de « Sodomite » est, par extension, couramment usitée parmi le peuple, comme terme d’injure et de mépris, sans signification précise.