Éditions de la Toison d’or (p. 25-26).


TÊTES ET PEAUX D’ANGUILLES


Le samedi soir, quand mon père recevait sa paie, ma mère et ma sœur aînée allaient le chercher, et alors on achetait de bonnes choses à manger avec les tartines. Moi, je devais garder la maison et les petits qu’on avait couchés.

Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk. Ma mère et ma sœur parties, je m’asseyais sur le petit perron en contre-bas de la rue, pour regarder les passants. Je les voyais d’en bas : j’avais la tête et les bras couchés sur la planche de l’égout, qui bordait les maisons des villes hollandaises. De temps en temps, je descendais mettre la suçotte dans la bouche d’un des petits qui criait, puis je reprenais ma place.

Les passants se faisaient rares. Je me cachais dans notre cave chaque fois que le veilleur de nuit passait, en criant l’heure et en agitant sa crécelle qui me terrifiait ; quand il avait disparu, je remontais m’asseoir.

Le sommeil m’envahissait ; mais l’appel de la marchande d’anguilles fumées, que j’entendais dans le lointain, me réveillait, et me donnait l’espoir que mes parents allaient rentrer et apporter des anguilles fumées, ou des harengs saurs, ou peut-être bien des saucisses bouillies.

Cependant, vaincue par la fatigue, je m’endormais sur le perron, et le veilleur de nuit me descendait dans la cave, où il me couchait sur le grabat à côté des autres enfants.

Mes parents avaient pour devise : Qui dort dîne. Le matin, mes petits frères et sœurs et moi, nous trouvions les têtes et les peaux des anguilles fumées ou des harengs saurs, restes des agapes de la veille, que nous mangions alors avec nos tartines.