Éditions de la Toison d’or (p. 23-24).


RELIEFS ET ORIPEAUX


J’ai souvent lu et entendu dire que le parfum d’une fleur, le goût d’un fruit évoquaient chez certaines personnes un épisode exquis ou poétique de leur enfance ou de leur jeunesse. Eh bien ! à d’infimes exceptions près, mes souvenirs, à moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques. Toutes mes sensations les plus fraîches et les plus pures furent gâchées par la misère, l’ignorance et la honte. Ce n’est du reste pas en sentant une fleur, ni en goûtant un fruit, mais en mangeant du fromage de Hollande, que je me suis souvenue d’une page de ma toute jeune enfance.

Déjà notre misère devenait intense, à cause du nombre d’enfants qui augmentait chaque année. Une de mes tantes était servante dans une grande maison de prostitution ; elle était très bonne pour nous. Elle nous faisait venir le soir aux alentours de cet établissement, quand celui-ci battait son plein et que la surveillance était relâchée, et nous donnait les reliefs de table de ces dames, entre autre des croûtes de fromages, dont le goût, ravivé en moi l’autre jour, me fit revoir tout cela comme cinématographié.

Ma tante nous apportait également, cachés sous ses vêtements, des nœuds, des rubans de soie et de velours dont ma mère garnissait nos chapeaux, des corsages décolletés en soie écossaise qu’elle changeait pour nous et dont elle nous attifait, à la grande stupéfaction des voisins. Je me rappelle une adorable petite robe que ma mère me fit avec des bandes d’étoffes à menus carreaux noirs et jaunes, qu’elle avait cousues ensemble, en dissimulant chaque couture sous un petit pli.

Et de tous ces reliefs et oripeaux se dégageait un parfum suave, que nous savourions avec délices.