Jours d’Exil, tome II/Los Gitanos

Jours d’Exil, tome II
Los Gitanos


LOS GITANOS.




Madrid, Octubre 1853.


« Por aquel agradable sitio andaban,
unos bailando, y otros cantando, y otros tocando. »
« Es gente que recibe gusto de hacer y
decir bellaquenas. »
M. Cervantes.


I


221 Le long des maisons espagnoles blanchies par les étoiles, ils passent le soir, regardant sur les murs se dessiner les traits de leurs chevaux chéris. Sous les oliviers sombres ils passent, se penchant sur les yeux de leurs femmes ardentes. Dans les immenses savanes des Castilles ils passent, s’arrêtant çà et là sous une touffe de genêts ou sur un quartier de granit roulé par les déluges.

Les nuits d’été ; les nuits plus belles que nos jours, les belles nuits d’Espagne sont propices aux amours.


II


222 Et moi, je les suis, les bandits-poètes au divin langage, aux noirs cheveux luisants. — L’homme libre est si beau !

Je les suis, les sorcières basanées aux grands yeux de tigresses, aux formes de gazelles, les sauvages au bras d’acier qui cassent les dents blanches des chevaux andaloux ou qui endorment l’homme dans des transports sans fin.

Je les suis. Il court par le ciel des millions d’étoiles joyeuses, et chacune se réfléchit sur terre dans un être plein de grâce et de volupté. — Espagne, Espagne, ô beau pays des rêves, je comprends pourquoi tous tes bannis te pleurent !

Je les suis. L’Harmonie n’habite pas dans notre monde esclave ; la Poésie, la Vérité s’effraient du vain bruit de notre orgueil. Tout ce qui est grand est hors la loi, tout ce qui est grand est fiévreux, sauvage, agile et maigre. J’aime à trouver sous la peau l’artère de la femme chérie, je veux saisir son âme dans son regard de feu !

Je les suis toujours. Oh ! si ces femmes-là pouvaient aimer les hommes du Nord ! Une nuit dans leurs bras donnerait plus de science que vingt années d’école ! Vous qui ne croyez pas à la vie future, aux infinies transformations, aux visions, aux rêves prophétiques, allez voir la Gitana granadine frémissant d’inspiration sous sa basquine de rouge gaze. Jamais l’idée divine ne se cacha sous aussi peu d’argile.

Les nuits d’été ; les nuits plus belles que nos jours, les belles nuits d’Espagne font éclore le don de prophétie.


III


… Je les suivais toujours. J’arrivai sur leurs pas au pied d’une montagne aux flancs arides. Ils descendirent de leurs chevaux, 223 les dessellèrent, et les coursiers libres errèrent dans les prairies.

Près de là coulait le Jarama aux rives escarpées, au cours capricieux. Ils puisèrent de son eau bleue dans des outres ; ils ramassèrent les branches du sycomore, les feuilles du houx, les pommes du pin, les herbes parfumées. Puis ils revinrent joyeux. Ils avaient une guitare, et leur guitare avait deux cordes ! — Ole ! Ole !

Les femmes rassemblèrent les rameaux desséchés, et de leurs mains fines creusèrent le sol autour. Elles ressemblaient aux chattes gracieuses quand elles sont accablées de fatigue et pressées des plus tendres instincts.

Je les vis s’accroupir, allumer les feuilles jaunies et bientôt la flamme s’éleva. Dans l’ardent foyer elles jetèrent l’anis, la pimprenelle odorante, le fenouil et l’encens. Et tout pétilla, tout flamba, et les voix qui chantaient étaient aussi brillantes que le feu magique.

Les nuits d’été ; les nuits plus belles que nos jours, les belles nuits d’Espagne sont favorables aux prédictions !


IV


Oh ! que ton empreinte est tenace, Préjugé, vieux bavard, chez ceux-là même qui te défient ! Je n’osais pas faire un pas vers ces têtes de Maures qui resplendissaient au reflet des flammes comme dans le sabbat des enfers.

Je m’approchai cependant de la plus jeune de ces femmes, la vénérée, la prophétesse, la reine, celle dont le pied chaussait la zapatille d’or. Et portant à mes lèvres une tresse de ses cheveux qui traînaient jusqu’à terre :

Gitana, lui dis-je, regarde les lignes de ma main, la racine de mes cheveux, les plis de mon front, mon œil cerné, ma bouche. Applique sur mon cœur ton oreille aux beaux pendants d’or. Et dis-moi. Gitana, ce que je deviendrai.

— « Homme du Nord, répondit-elle, considère le cours du Jarama. Parmi ses flots rapides, il en est qui semblent plus pressés que les autres de courir à la mer : ils s’élancent contre 224 tous les obstacles et s’évaporent en pluie d’écume. Ainsi toi dans la vie.

» Tu t’es trop agité, tu as tendu trop fort les ressorts de ton être, tu romps trop à plaisir les attaches dernières qui te relient au monde. Tu succomberas comme ceux qui rêvent trop, inquiet, fatigué, mécontent de toi-même, tourmenté de désirs et de projets conçus à peine.

» Travaille cependant, travaille ! Les années de l’homme sont courtes, quoique bien lourdes à porter ; elles passent comme la flèche et l’éclair qui nous frappent d’une mort prompte.

» Travaille, travaille ! Que les difficultés ne t’arrêtent pas. Quand tu vois les astres, mes oracles fidèles, rencontrer des nuages et les disperser pour suivre leur chemin, craindras-tu, vermisseau d’orgueil, de lutter contre les cailloux de ta route ?

» Travaille ! À chaque existence son œuvre. Je ne révèle pas tout l’avenir en une fois. L’homme ne fait pas tout son ouvrage en un jour. Et notre vie terrestre, c’est un jour dans l’Éternité !

» Travaille ! Mets à profit le matin et le soir, tes méditations, tes rêves, tes aspirations et tes souvenirs, le calme et la tempête, l’éclair et l’étoile, le sillage du vaisseau sur la mer transparente et le chant des oiseaux. Tout est dans la nature, tout en sort, tout y rentre ; elle a mille spectacles et mille voix pour révéler les desseins de sa puissance à qui sait la comprendre.

» Travaille, travaille ! Je te le ferai dire constamment par une voix d’émulation et de reproche, la voix sonore de ta conscience. Travaille, et tu seras possédé du feu qui me dévore, feu d’enthousiasme et de divination ! »


V


Elle dit, et prenant dans ses mains brunes la pandereta de velours écarlate, elle l’éleva dans l’air au-dessus de sa tête, et fit trois fois en dansant le tour des branches sauvages qui se tordaient sous les baisers du feu.

Après quoi, se penchant sur la flamme vive, elle en approcha ses dents blanches qui semblaient ironiquement sourire, et ses 225 lèvres fines, noires de sang et déjà frémissantes à l’approche de l’Esprit.

Puis elle répandit, versa sur les charbons tout le souffle de sa poitrine, se releva, reprit trois fois encore sa danse et ses accords, s’animant, bondissant, écumant, dénouant ses beaux cheveux, les ramenant sur sa figure tremblante, voyant les flammes à travers ainsi que des forêts incendiées, criant :

« Brûlez, brûlez, mille dards du Dieu de l’abîme ! Embrasez l’Univers : plantes, animaux, hommes, et cités et villages, tout hormis les reptiles ; desséchez les grandes mers, faites bouillonner leurs flots comme l’écume du sang ! Brûlez, brûlez ! Râlez, sublimez-vous, montez, assiégez le ciel, grillez les ailes des anges et le trône du Dieu que ces contrées adorent ! Submergez tout sous vos vagues menaçantes ; rendez-moi le Néant, le Chaos sur lesquels régnait mon maître l’Éternel ! »

Puis s’arrêtant, précipitant la mesure infernale, foulant du pied la terre, la baisant de sa bouche et reculant d’un pas, elle dit encore :

« Sous mon pied qui t’appelle lève-toi, lève-toi, Dieu de mes pères et de mes enfants. Dieu vengeur et terrible qui te plais dans la résine, le soufre et la lave des volcans ! Sous mon pied cambré lève-toi ! »

Jamais le Dieu des rebelles ne sut résister aux avances de la beauté. Dès que la Prophétesse a chanté son invocation, la terre fait entendre un rugissement de volupté, puis tremble, s’entr’ouvre sous ses pieds, l’enveloppant d’un nuage de poussière et de feu. Tandis qu’elle, la sorcière, couvre de baisers les flammes siffleuses qui sortent du sol, transportée qu’elle est d’amour et de fureur, voyant le Dieu de sa race et se pâmant en ses bras !

Oh ! qu’elle est belle ainsi ! Dans le feu bleuâtre ses traits sont transparents d’un éclat surnaturel. Je vois courir dans ses veines les passions indomptées qui la mettent en délire. Elle est séduisante, redoutable, enchantée, satanique. Telle je me figure Ève la brune sortant des étreintes du beau Lucifer, l’archange déchu.

Les plus ardentes flammes lèchent sa peau, la font gonfler et rougir ; et cependant on sent dans son haleine la fraîcheur des glaciers. C’est l’éclair fait femme, c’est le feu d’amour, brillant, phosphorescent dans des yeux de gazelle ; c’est la divinité des nuits palpitante de volupté, de lumière, d’inspiration divine.

Et moi, pauvre petit bourgeois, je me pris à trembler d’extase, de peur et de je ne sais quel amour glacé. Je sentis mes cheveux 226 dégouttant d’une sueur profuse, mes dents serrées, comme un flot de salive qui m’étouffait, et ma cravate se déchirant sur mon cou. Par un effort suprême, j’étendis mes bras vers la fée des éléments et lui dis :

— Gitana, Gitana la belle, Juive, Arabe, Mauresque, Abencerrage, fille des plus belles races d’hommes qu’ait enfantées la Terre, femme de l’Orient, épouse du Soleil ! Si j’étais roi du monde, si j’étais maître des cieux et des eaux, si j’étais le plus puissant et le plus éternel des souverains que puisse imaginer mon âme mortelle, je te ferais asseoir à ma gauche. Je te voudrais nue, sur un lit de flammes de Bengale, sous des rideaux de nuées orageuses. Car je t’aime et je veux ton amour…


VI


Si j’eus le temps d’articuler ces paroles dont la pensée courait sur mes lèvres, je ne sais. Mais déjà je m’étais élancé vers le brasier ardent et ses mille langues vipérines me mordaient au vif. Déjà j’entendais les rires moqueurs des compagnons de la Prophétesse et leurs voix infernales :

« Homme de plat pays, disaient-ils, amant des lunes rêveuses, du soleil enrhumé, des étoiles chlorotiques, va faire des sonnets aux blondes de France, d’Allemagne ou d’Angleterre. Ici l’on chante et l’on danse ; ici l’on boit l’aguardiente qui percerait ton estomac de passereau ; l’on respire ici de l’air embrasé par le soleil, l’amour et le cigarre. Rien qu’en marchant sur le bout de ton pied, rien qu’en éternuant dans l’atmosphère qui t’environne, une telle femme te ferait mourir. »

Et ils avaient allumé les torches de résine, ils avaient formé la ronde de l’Érèbe. Et j’étais au milieu d’eux, et je ne m’y sentais pas à l’aise, et je devais ressembler au poisson qu’on sort de l’eau. Sous les lueurs blafardes, ils me semblaient pareils aux conseillers que réunit Satan quand il précipita la guerre contre le Dieu des chrétiens.

Leurs gestes, leurs contorsions étaient de possédés ; et cependant leurs faces calmes et sereines rappelaient celles des sages de 227 la Grèce. Ils étaient haletants, transportés, délirants ; et cependant leurs pas s’enchaînaient à la mesure avec une précision sans égale. Ils semblaient dépouillés de toute chair et de toute graisse ; sous leur écorce de feu m’apparaissaient distinctes les deux essences infernale et divine qui se disputent l’homme.

La reine entra dans le cercle, s’avança jusqu’au milieu, les arrêta d’un geste et leur dit : « À la paille, manants, la nuit est claire et les étoiles bienveillantes ; le jour de demain sera chaud et favorable au commerce. Allez vous reposer, esclaves de la femme ; dès l’aurore vous travaillerez pour elle et gagnerez, à la sueur de vos fronts, l’or de ses broderies. »

Pareils à des fantômes, ils disparurent en un instant. Et je ne vis plus rien que leurs jambes maigres et leurs bras allongés se dessinant à l’horizon comme des sillons d’éclairs.


VII


Quand nous fûmes seuls, la Prophétesse et moi :

« Je te connais depuis longtemps, me dit-elle. Je l’attendais cette nuit aux bords du Jarama ; et j’étais certaine que tu viendrais, car je suivais des yeux la belle étoile qui te guidait vers moi. Depuis ta naissance je m’attache à ton destin. Je n’ignore pas qui tu es, d’où tu viens, pourquoi tu as quitté les plaines de France ; je sais plus que cela, car je sais où tu vas.

» Je ne te reproche pas l’élan irrésistible qui te portait à mes genoux. Tu n’en étais pas maître : aucun rebelle ne s’approche du feu sans que son cœur ne flambe. Je n’en suis donc ni dédaigneuse ni fière. Mais si mon corps est au sol, mon âme est à celui qui, dans les entrailles du globe, allume les lacs de salpêtre, rougit l’or et liquéfie le diamant. Cesse donc de me convoiter pour tes désirs mortels. Je ne puis vivre qu’avec des hommes libres de toute contrainte. Écoute-moi seulement et recueille les paroles que l’Esprit m’ordonne de te dire :


» Te souvient-il des jours de ta jeunesse ? Te souvient-il des chasses bruyantes que tu menais par la campagne avec les 228 hommes aux fusils sonores et les chiens aux dents cruelles ? Alors tu avais la jambe agile, la voix étendue, la prunelle perçante, ne craignant ni l’éclat de midi, ni les ténèbres du soir. Te souvient-il que tu voyais accourir de loin les oiseaux des champs sur leurs ailes rapides, que tu tournais de leur côté ton arme inévitable, que tu faisais éclater sous ton doigt la foudre et le tonnerre, et que les pauvres tournoyaient dans l’espace, criblés, mutilés comme des chiffons ? Te souvient-il d’avoir ainsi donné bien souvent à la vie joyeuse le hideux aspect de la mort ? »

— Il m’en souvient, ô femme, je le regrette amèrement.

— « Cependant tu n’étais pas cruel, tu n’aimais point le meurtre, et quand tes chiens revenaient près de toi, la gueule remplie de plumes sanglantes, tu les repoussais avec colère. Tu n’étais point altéré du souffle de la vie, tu ne te destinais pas à l’horrible métier de la guerre inventé par les hommes pour se détruire plus vite. Pourquoi donc chassais-tu ? Pourquoi, dans le pays, jouissais-tu du renom de ce Nemrod assyrien, le fort devant l’Éternel ? Pourquoi, près des villages et des fermes perdues, le soleil s’irritait-il de voir toujours ton maigre profil et tes canons étincelants de lumières et de feux ? »

— Moi je ne sais, ô femme, et pourtant je voudrais bien l’apprendre.

— « Et je vais te le dire. Écoute encore :

» Un soir que tu revenais, mécontent du succès de la journée, tu vis bien loin, aux lueurs du crépuscule, un corbeau centenaire. Il s’était fait un trône sanglant d’un agneau qui respirait encore ; il avait enfoncé ses pattes crochues dans les yeux de la pauvre bête, et de tout bec, en toute paix et tranquillité de cœur, lui donnait sépulture au grand détriment des vers et des insectes.

» Tu le regardes faire un instant, puis impatienté de son outrecuidance de repu, tu baisses dans sa direction ton point de mire et presses machinalement la détente meurtrière. Et tu vois l’oiseau vorace battre d’une aile, quitter son festin du soir et se traîner au profond d’un sillon. Tu ne le perds pas de vue ; de temps à autre il se retourne comme pour te narguer, puis il essuie contre les herbes son bec rempli de chair et paraît la savourer avec délices.

» Ton chien s’est élancé sur sa trace ; mais quand il en est près il s’arrête ; ses poils se hérissent, il pousse des hurlements plaintifs. La bête noire cependant lui tient tête et lui siffle aux narines. C’est alors que, craignant pour les yeux de ton bon 229 braque, tu prends un énorme caillou près de l’agneau mourant, et d’un coup écrases la tête du corbeau.

» À cet instant, la lune regarda de ses yeux endormis par dessus les collines diaprées par l’automne, et promena sa douce clarté sur les fruits écarlates qui se balançaient aux rameaux des pommiers. »

— Tu dis vrai, Gitana la belle, je vois encore les yeux de l’ensevelisseur des guerriers morts, j’entends encore ses cris de détresse. Mais pourquoi me raconter cette histoire déjà vieille ? Il y a de cela sept ans.

— « Écoute et tu vas comprendre :

» Les Corbeaux, ce sont les oiseaux de mauvais augure qui se plaisent dans les manoirs déserts, près des fermes désolées, au faite des cathédrales où l’on encense encore les religions mourantes ; à Rome, Genève, Strasbourg, Cologne, Bâle, Fribourg et Berne. — Sur la Tour de Londres, au-dessus de toutes les villes sombres, dans les clochetons et les tourelles, dans les murs croulants ils s’abattent par vols nombreux. Au milieu des martinets et des souris chauves, parmi les maraudeurs de nuit ils célèbrent leurs amours et déposent leurs œufs. Le Corbeau, c’est le vieux puritain de tous les cultes, le chanoine cafard qui fait toujours gras, l’oiseau qui vit autour des religieux et des avares, la hôte vorace, tenace, rapace, coriace que les vieilles filles mettent dans leur pot-au-feu. Le Corbeau, c’est l’immobilité, la longévité, la tristesse qui suit le Temps à pas comptés, et le retarde autant qu’il peut, s’accrochant de son bec aux pans déguenillés de sa robe, le retenant au bord des précipices où la Révolution l’appelle. Le Corbeau, c’est l’autorité qui vit aux dépens des faibles, les torture, leur enfonce dans les yeux sabres et baïonnettes ; l’autorité qui provoque les hommes de cœur, les insulte, se croit invincible, et finit cependant par tomber, atteinte par quelque main téméraire, perdant son sang, battant de l’aile, mourant au comble de la rage et du dépit.

» L’agneau, c’est le peuple, le bon peuple que le pouvoir tond, dépèce, vend, achète, pèse, repèse, soupèse, appaise comme il veut ; le peuple pascal dont les gouvernants boivent et mangent le sang et la chair sous prétexte de communier au plus grand avantage de tous ; le peuple badaud, perroquet et singe qui bâille, s’attroupe, s’étouffe, épaule contre épaule, poitrine contre poitrine et ne reconnaît jamais le chemin des abattoirs.

» Le chien, c’est l’homme de parti qui gambade, aboie, flatte, 230 lèche, sait ramper et mordre à propos, le valet qui fait beaucoup de bruit et peu de travail. Il pousse l’homme d’audace aux entreprises difficiles, et quand vient le moment du danger, il ne se défend pas et disparaît en hurlant.

» Tu as blessé le Corbeau, tu lui as fait lâcher sa proie, tu t’es passé des chiens qui n’osaient le saisir ; bientôt tu vas l’atteindre. Comprends-tu que ta chasse n’a pas été mauvaise et que tu dois une belle amorce à ce grand Saint-Hubert, le Dieu des bonnes gens ? Comprends-tu qu’il vaut mieux disséquer les vivants que les morts, les mauvais que les bons et les rois que les pauvres ? Comprends-tu qu’il est plus utile d’étudier la science sociale que l’anatomie ?


» Il faut rester toi-même, persister dans la tâche entreprise, ne pas te préoccuper des chasseurs qui s’acharnent sur une proie plus facile et moins coupable. S’ils te disent que tu n’as rien à gagner dans cette poursuite ingrate et que cette bête n’est bonne à rien ; réponds-leur qu’elle est nuisible à beaucoup de monde et que personne ne peut perdre à sa mort. Réponds-leur qu’elle t’irrite, que tu vois dans tes rêves ses pattes écailleuses, son bec luisant, ses yeux durs, vifs, noirs, toujours éveillés pour le carnage. Dis-leur qu’on la rencontre derrière les armées, les loups et les vautours, les encourageant au massacre. Dis-leur qu’il est temps d’étancher le sang répandu par la tyrannie, de soigner les blessures, de fermer les plaies, de donner aux cadavres les sépultures qui leur conviennent, d’en finir avec les races barbares et oiseuses, avec les oiseaux de rapine qui, sur les autels, les trônes et les barricades fouillent, dans les entrailles des hommes, la nourriture de leurs couvées hideuses !

» Ils t’accuseront de superstition, d’illuminisme, de révolte : laisse-les dire. Les attractions commandent les destinées ; le bœuf suit le sillon, le chien reste à la chaîne, le banquier genevois ne se préoccupe guère de l’avenir. Mais le taureau bondit sur l’épée, le loup vit de la chasse, et le prophète considère le temps qu’il traverse comme une goutte d’eau sur les mers.


» Si je t’ai semblé belle et digne d’un amour violent, gagne-moi donc. Marche, écris, dépense ton existence dans les luttes civiles, sois vainqueur des propres défaillances qui paralysent ton essor. Si tu as vu briller dans mes regards le feu sacré des pythonisses, emporte leurs ardeurs dans ton âme sensible. Et 231 jette-toi dans l’humaine cohue, brillant de l’éclat qui fait remarquer et craindre ceux que j’embrâse de mon souffle.

» Engage ta vie sur mes pas, suis-moi, confiant, dans la voie difficile où je vais te conduire. Quand je serai satisfaite de tes efforts, je t’apparaîtrai dans la nuit, je pencherai ma tête sur la tienne, j’encadrerai ton visage dans mes cheveux ; tu sentiras sur tes dents passer mes dents si blanches, mon haleine immortelle. Et si quelque jour je te juge digne de la gloire, tu me verras voilée d’une mantille sanglante, plus éthérée, plus agaçante, plus divine que jamais. Et je lirai jusqu’au fond de ton âme, et de ma lèvre brûlante je baiserai ta lèvre pour la première et la dernière fois !

» Par toi les hommes apprendront quelle influence exerce sur leurs destinées la femme libre et belle. Par toi les femmes prendront conscience de leur supériorité relative, et profitant de l’empire légitime qui leur est donné sur l’homme, elles l’entraîneront vers tout ce qui est beau, vers tout ce qui est grand. Elles préféreront devenir les maîtresses de ceux qui s’appellent Tasso, Byron, Hoffmann, que les femmes, les prostituées à vie des empereurs et des banquiers qui n’ont d’autre mérite que leur plumage d’or. »

— Enchanteresse aux pieds errants, écoute ma promesse d’amour :

Que les oiseaux captifs salissent leurs plumes aux barreaux de leurs cages ; qu’ils y prostituent leurs amours, qu’ils y nourrissent leurs petits ; qu’ils y meurent comme ils y sont nés, ignorant qu’il est dans l’univers des cieux et des forêts… Moi je chanterai comme les libres oiseaux ; ils s’enivrent de l’aspect des campagnes riantes, ils saluent le matin en frappant de leur vol les rayons d’or de l’astre glorieux, ils saluent le soir en prenant sous leurs ailes le premier regard de la lune ; ils aiment, ils sont aimés, ils construisent leurs nids dans les arbres touffus, sous les fleurs du lilas. Avant que la Fortune, la grasse bourgeoise, ne me voie monté sur son char de triomphe, une harpe à la main, pour chanter ses louanges ; avant que je ne m’étende dans ses draps de coton… Avant ce temps-là, le grand Rhin allemand remontera vers la Suisse, le rossignol deviendra noir comme le merle bavard, la lionne abandonnera ses petits sans défense aux traqueurs du désert, et les routes d’exil ne seront plus foulées par la sandale des pèlerins de l’indépendance !


VIII


232 « Amigito, reprit la brune de Grenade, quelques derniers conseils pour te donner le discernement et la science. Car je te veux encore plus diable que tu n’es.

» Ta main est petite ; les veines en sont dilatées, ramifiées comme un filet ; le sang y passe trop vite et s’évapore, fiévreux, dans un si long parcours. Ne multiplie pas trop les occupations de ton esprit ; souviens-toi de ne pas trop étreindre afin d’embrasser mieux.

» Le chardon trace dans les champs fertiles, le houx aux dents barbares trouve sa place au milieu des coudriers, parmi le muguet blanc se glisse la vipère. Ainsi dans tes cheveux noirs se sont glissés déjà quelques fils d’argent. Prends-y garde. À ton âge les cheveux ne blanchissent que sous les préoccupations, ainsi que le foin sous la pluie. Comme sont les hommes, accepte-les, et le temps comme il vient, et les idées quand elles passent. Le philosophe doit s’armer de patience comme le chasseur à l’affût.

» Clair est ton œil, mais noirs les voiles qui l’entourent. Et nous, quand nous passons près des sources d’eau vive, quand nous voyons les prêles et les cressons y pousser trop touffus, nous les arrachons. Car nous savons que la fontaine chanteuse disparaîtrait bientôt sous leur feuillage et que les champs d’alentour en seraient desséchés. Garde la lumière de tes yeux. Si tu venais à la perdre, tu ne trouverais pas sur terre d’étincelle pour la rallumer. Et privé de ses guides, ton esprit ne saurait plus se figurer ni la beauté des univers ni la laideur des hommes. Et tu ne verrais plus ni la fleur du froment ni la couleur du vin !

» Ta bouche est contredisante, ta lèvre dédaigneuse ; ouvre-les rarement dans les assemblées. Trop gratter cuit, trop parler nuit. L’homme se fait plus de tort par quelques-uns de ses discours que par tous ses actes. Dis peu de mots, réussis dans tes entreprises, parviens à ton but et fixe-le toujours. Le négociant américain recommande à son fils : fais de l’argent n’importe comment, n’importe avec quoi. Toi, vis et meurs libre à quelque prix 233 que ce soit, sur quelque terre que tu te trouves. Et passe à travers les hommes de lettres et de politique comme, parmi les guêpes bourdonnantes, un cheval au galop. »


IX


— Belle, trois fois belle, dis-moi, je t’en supplie : que deviendra l’Europe ?

— « Une nappe de sang !

» La verge d’aconit a porté ses fleurs et ses fruits. Les vents ont dispersé les douces fleurs, les baies vénéneuses sont restées sur la tige et la chaleur du jour les a mûries. Vois ! la Guerre assemble ces verges en faisceau ; de sa main de fer elle frappe sur les peuples et les pousse devant elle, comme le balayeur, la poussière du chemin.

» Le froment a porté ses graines d’or. Aussitôt est venu le moissonneur ; il a mis l’acier tranchant près des racines, il a lié ses gerbes, et sur son aire a tout étalé, tout battu. Il faut que les récoltes soient rentrées ; elles se perdraient dans les champs. Vois ! les hommes sont serrés en bataillons épais ; dans les plaines sanglantes le boulet en enlève des rangs entiers, comme la faulx, des épis. Toutes ces culottes rouges sont tranchées ainsi que pailles. Mais le sang coulera sur la tête de ceux qui mènent tant de soldats aux boucheries lointaines : on gravera leurs noms sur les écueils des Océans et les cimes des Alpes afin que les peuples les noient et les lapident !

» Entends, entends ! Le Vésuve crie de toutes ses entrailles ; il ouvre son cratère plus large, il veut être entendu plus loin. Un général envahisseur repasse les Alpes comme ce Brennus, ce Charles, ce Bourbon et ce Bonaparte qui remplirent l’Italie de combats. Les despotes d’Occident tremblent. Le trône de Naples chancelle sous les efforts des prétendants bottés ; ils y montent plusieurs. Mais du Nord une grande main s’étend vers les pays du Midi, elle en contient trois autres ; une main veut dire un roi légitime. Salut ! Montemolin qui règneras sur les Espagnes ! Salut prince royal de Naples ! Et toi, le plus petit des roitelets, 234 Henri V ! Le Russe te rendra l’héritage des Capets, tes pères, quelque petite seigneurie dans l’Île de France, au milieu d’un grand empire. »


X


— Belle, trois fois belle ! dis-moi, je t’en supplie : que deviendra le Monde ?

— « Je vois un robuste vigneron qui vendange des grappes mûres, des blanches et des rouges. Il les rassemble dans une cuve de chêne, les mêle, les presse, en fait jaillir une liqueur généreuse et s’enivre lui-même des vapeurs qui se dégagent. — Quand il a fini sa tâche, il jette sur la cuve un drap blanc, et s’endort.

» Je vois un conquérant d’une puissance surnaturelle qui comprime les sociétés anciennes, les peuples d’Orient et les peuples d’Occident, sous un même joug. Il les foule aux pieds, les tyrannise, les confond, extrait de leurs vaisseaux du sang rouge et du sang noir, et s’enivre de son odeur. — Quand il a fini sa tâche, il couvre le monde d’un linceul, et s’endort.

» Horreur ! le vigneron et le conquérant sont rougis de la tête aux pieds.


» Je vois le vin, le vin trouble qui bouillonne et rejette par-dessus les bords de la cuve tout ce qu’il contient d’impur. Cette fermentation dure bien du temps. Puis la liqueur nouvelle devient limpide et fait la joie des hommes qui trinquent autour.

» Je vois l’Humanité qui se débat, s’agite et chasse de son sein toutes les tyrannies qui gênaient sa marche. Cette confusion de races et d’idées ne dure pas qu’un siècle. Puis les sociétés libres et heureuses fertilisent la terre et se développent pacifiquement sur elle.


» Je vois le vigneron qui s’éveille et s’étonne de trouver son travail fini. Il répand sur le sol le marc resté sur le pressoir. Et ce marc contient des graines. Et ces graines reproduisent de 235 nouvelles vignes. Et les grappes et les écorces vides servent à fumer les champs.

» Je vois le conquérant se lever dès le matin, mettre ses bottes pesantes, ses éperons et son sabre qui résonnent. Puis il est tout surpris que l’humanité soit régénérée par la guerre. Il fait enfouir sous la terre les ossements humains brisés dans le naufrage de la Civilisation. Et sous la terre, tous ces débris germent et développent de nouvelles existences.


» Fils de l’homme, crie donc de ta voix la plus forte :

» Il faut que les races humaines se croisent. Il faut que leur sang coule par le glaive et la hache. Il faut que tous les éléments sociaux : force, industrie, science, littérature, beaux-arts soient foulés aux pieds et mis sous un linceul.

» Puis l’Humanité renaîtra de ce cataclysme. Trois femmes jeunes et belles sortiront de sa mort, prendront l’homme par la main et le conduiront au bonheur. La première est blonde et frêle, c’est la Poésie. La seconde est brune et forte, c’est la Science. La troisième est recouverte d’une armure de fer, c’est l’Industrie. Salut ! nos sœurs dans l’avenir, salut ! »


…… Le matin s’éveillait sur la Sierra grise, les chevaux hennissaient en broutant l’herbe amère. Les bruns Gitanos sortirent de leurs tentes, chacun portant sur sa tête la selle de sa monture. Ole y Viva ! chantaient-ils.

« Adieu ! me dit celle que je n’ai plus revue que dans mes songes, jamais je n’ai dit tant de paroles à homme vivant, et je n’ai pas été si causeuse, à beaucoup près, avec mon mari la nuit de mes noces. »

Puis rapide, elle partit de son pied mignon, me laissant les yeux grand’ouverts et l’esprit dominé comme en sortant d’un songe.

Gitana, Gitana la belle, te reverrai-je un jour ?


XI


À l’heure où l’on se met en marche avec courage, où le vaillant 236 soleil commence résolument sa longue carrière, je vis la bande joyeuse défiler sur la route étincelante de blancheur.

Dieu vous garde, hommes libres, et prospérité !

En avant marchaient les mieux découplés, les plus beaux, les plus grands. Sur les flancs de leurs chevaux noirs brillaient leurs pantalons de velours ornés de belles franges d’or, de vert ou d’écarlate. Ils portaient les longs éperons, les chemises à jabot que brodent leurs femmes pendant les marches longues, les fines chemises parfumées, aux boutons précieux, qui font mourir d’envie les beaux fils de famille.

Dieu vous garde, hommes libres, prospérité !

Après eux venait le gros de la troupe : les moins forts, les plus petits, les jeunes garçons, les femmes et les vieillards. Ceux-là montaient les rosses aux queues postiches, les mules aux dents limées, les ânes tout zébrés de dessins bizarres ; ils avaient fait leur toilette pendant la nuit pour les conduire le lendemain à la foire d’Arganda.

Dieu vous garde, hommes libres, et prospérité !

Je les regardais encore avec admiration quand deux gendarmes qui passaient me dirent sous forme d’avis :

« Quand un Gitano laisse derrière lui son cheval ou sa mule, ne les ramasse pas. Quand il ne peut faire marcher son âne, quand il ne réussit pas à le vendre et à le rajeunir, n’essaie pas d’en tirer un pet. Quand il t’offre du retour, ne le prends pas. Quand sa femme te tend la joue, retire-toi. Les Gitanos sont les chargés d’affaires de Satan en Espagne. Nos avocats ne peuvent rien leur apprendre pour les beaux discours et les mauvais procès. Et nous-mêmes, les gardiens du trône et de la Constitution, nous craindrions de toucher le dernier cheveu de leur tête, car c’est un poil arraché de la queue du diable.

» Dieu te garde, homme libre, prospérité ! »

Ils passèrent et pendant quelques minutes leurs grands sabres battirent contre les jambes de leurs chevaux trotteurs. Et moi je dis :

Heureux, heureux les hommes qui ne sont pas protégés par la gendarmerie royale ! Heureux le buffle des savanes et la chèvre des monts que les chiens ne mènent pas dans les gras pâturages ! Heureux le cavalier qui chevauche sans escorte ! Heureux les amants qui vivent en dehors des lois !

Heureux les Gitanos qui ne paient ni l’impôt de l’air, ni celui du sang, ni celui de l’honneur plus coûteux encore ! Heureux 237 leurs enfants qui s’élancent tout jeunes sur le dos des poulains et les conduisent comme des moutons. Ils n’appartienent à aucune famille royale. Ils grandissent robustes, exempts de toute crainte.

Dieu vous garde, hommes libres, et prospérité !

Familles venues de loin et partout étrangères, familles aux pieds de biches, aux longs cheveux, familles aux mœurs occultes et pourtant redoutées ! Heureuses vous dont on ne sait ni les noms ni les demeures, vous qui n’êtes pas enregistrées au contrôle de l’esclavage, vous qui pouvez naître, mourir et passer dans le monde, comme sur la mer l’écume, comme sur la terre la feuille, légères et libres, suivant dans leur retour la marche des saisons !

Dieu vous garde, familles libres, et prospérité !