Jours d’Exil, tome II/Las Noces de Vervenas en Madrid

Jours d’Exil, tome II
Las Noces de Vervenas en Madrid


LAS
NOCHES DE VERVENAS EN MADRID.




Madrid, Agosto 1853.




I


202 Espagne, patrie de toute grâce et de toute beauté, mère que j’ai choisie dès que je sus aimer ! N’est-ce pas que tu ne souffres pas trop de la pression de mon pied venu du nord ? N’es-tu pas assez riche, ô la plus riche des terres, pour adopter un enfant étranger ?

Étranger ! je ne le suis nulle part, et moins ici qu’ailleurs. Je ne cherche pas, comme un traitant grossier, à dépouiller cette terre féconde ; j’y viens comme un poète qui ne demande pour chanter qu’un rayon de soleil !

Était-il étranger parmi les peuples, ce vieillard aveugle qui 203 s’appelait Homère et qui parcourait la Grèce, un bâton à la main, en peine du gîte de chaque soir ? Était-il seul au monde, étranger à l’Espagne, ce divin penseur, ce noble citoyen du monde, cet immortel don Juan : Byron ! ?

Le rêveur n’accepte pas sa patrie de la main du hasard ; il sait la distinguer entre les nations et s’élance vers elle, dès qu’il peut chérir, comme le jeune homme nubile aux pieds de sa maîtresse. Tant qu’il n’a pas trouvé son pays, son travail, son amour et son Dieu, la consomption l’amaigrit et le dévore.

J’habite l’Espagne parce que je l’aime d’amour. Si j’ai pu désirer quelquefois de revoir la France, ce ne fut jamais que par réflexion.


II


Nuits d’Espagne, nuits de vervenas, je vous chanterai !

Nuits où la pierre brûle, où les fers des balcons sont tièdes, où l’eau glacée ne rafraîchit plus !

Nuits d’amour et de fêtes, belles nuits de Castille et d’Andalousie ! L’homme qui vous a vues ne devrait point mourir !

Nuits de lapis et d’or où les étoiles sont heureuses et libres, je vous ai respirées, je vous ai chéries, comme si j’étais né sous votre douce lumière !

Nuits d’été pendant lesquelles on regrette de dormir, quand les petites filles au teint d’oranges sauvages comme des gazelles qui viennent de naître, vives comme des eaux des torrents, nouent et dénouent les guirlandes de la ronde bavarde !

Que d’heures j’ai passées à les regarder ! Combien j’aurais donné pour saisir l’une d’elles et l’embrasser une fois seulement ! Mais elles se sauvaient, épouvantées de ma grande barbe et de mon aspect étranger. Que je me sentais laid sous le ciel des Castilles !

Oh ! les petites fées de huit ans, qu’elles étaient fraîches et roses, coquettes et impérieuses déjà !

Petites filles de Madrid, je doute qu’à seize ans vous puissiez rendre un homme plus heureux que je le fus par vous, alors que 204 vous dansiez en rond autour de la fontaine de Neptuno, Dios de las aguas.


III


Qu’elles étaient heureuses, les petites folles ! Leurs beaux cheveux bouclés jouaient avec le vent de la nuit ; elles chantaient :

« Les nuits sont faites pour danser. Le sommeil est un vieillard à cheveux blancs, bien vilain, bien maussade, que nos mères nous donnent pour gardien quand elles vont au bal.

« Les nuits sont faites pour danser. — Dansons !

« À minuit nos bonnes se mettent aux balcons. Les galants du voisinage viennent, le long des murs, jusque sous nos fenêtres. Et puis… c’est bien difficile de dormir quand on entend bavarder les guitares.

« Les nuits sont faites pour danser. — Dansons !

« Nos petits amoureux sont très aimables. Ils nous disent qu’ils nous adorent, mais nous n’en croyons rien. « Les papiers sont des papiers, les lettres sont des lettres, mais toutes les palabres des hommes sont fausses[1]. »

« Les nuits sont faites pour danser. — Dansons !

« Quand nous aurons quinze ans, les hommes nous en diront bien d’autres, et nous finirons par les écouter. Comment nous en défendre quand le miroir nous dira qu’ils ne mentent pas ? C’est si ridicule d’être modeste. Les femmes sont faites pour être servies et les hommes pour les servir.

« Les nuits sont faites pour danser. — Dansons, dansons !


IV


205 C’est pour les nuits d’été que Madrid, la coquette, réserve ses fêtes splendides. Ses murs blancs brillent sous la lune comme les voiles des fiancées sous les flambeaux des autels.

Quand minuit sonne, elle appelle ses beaux enfants à la danse par les mille voix des guitares et des tambours de Biscaye.

C’est l’heure où les bandes de jeunes filles descendent la calle d’Atocha, légères comme des chevrettes qui vont sauter dans les clairières aux regards des étoiles. Les jeunes hommes bruns les précèdent, guidant vers le Prado la marche bondissante, entonnant des refrains dont la gaîté seule peut faire pardonner l’éternelle monotonie.

Ils chantent parce qu’ils sont heureux. Ils chantent comme le grillon des prairies, le pinson et la caille qui nous réjouissent toujours. Puissent-ils longtemps chanter ainsi !

Heureux les Espagnols qui savent s’accroupir aux pieds d’un sycomore, se draper dans la capa brune, remplir leurs poumons de la fumée du Manille, et rêver par de pareilles nuits !

Heureux les Espagnols qui sont aimés dans les nuits de vervenas, quand les niñas émues pressent leurs têtes dans leurs mains frissonnantes, et qu’ils dorment sur leurs genoux, caressés par la dentelle des mantilles !

Heureux les Espagnols à l’œil fauve, au jarret nerveux, aux bras souples, qui s’élancent dans le tourbillon du bolero !

Tournez, tournez, enfants de la Castille !

Cherchez le bonheur dans les grands yeux de vos maîtresses, pressez leurs tailles minces ; unissez-vous, séparez-vous ; menez, ramenez le joyeux bolero !

Bondissez, roulez comme les flots ; arrêtez-vous pour respirer un instant, et reprenez toujours ; passez, repassez devant mes yeux qui vous admirent ! Usez la terre, multipliez les heures, faites mille lieues dans la soirée, vivez beaucoup à la fois : le temps est si court ! Animo ! la vie est bonne, et sages ceux qui savent la dépenser gaîment !

Espagnols, frères et fils des Maures ; vous êtes les vrais artistes, 206 les vrais poètes, vous qui pouvez rire, et chanter, et rêver, et danser, et ne pas diminuer vos plaisirs en les décrivant.

Hélas ! je ne sais plus que salir du papier. Je suis jeune encore et déjà mort à la joie. De sorte que la vie réelle me paraît une dérision amère et désespérante de lenteur. Mais vous…

Dansez, dansez, enfants de la Castille !


V


Qui pourrait rester triste quand Madrid est en fêtes ?

Allons la guitare de Castille, la pandereta de Saint-Sébastien, la musette d’Orense, la flûte des montagnes de Santander ! — Ole !

Vive la seguidilla madrilègne, la jota d’Aragon, le fandango de Cadix, le bolero, la gallegada, le jaleo de Jerès, la malageña et la cachucha, l’amoureuse ! — Ole ! Ole !

Élancez-vous, les sœurs Espagnoles ! — Les Serranas trapues, les viriles Arragonaises, les Basques agiles, les noires de Madrid, les blondes de Burgos et de Pampelune, les filles de Murcie, de Valence et de Grenade, et celles de Cadix aimées de Byron. — Ole ! Ole !

Chaussez vos pieds mignons de la zapatille soyeuse, ramenez les cordons roses sur vos cambrures arquées, laissez flotter sur vos épaules la mantille onduleuse ; que vos reins se dessinent sous la basquine rouge et sous l’écharpe aux mille couleurs ! — Ole !

Relevez vos longs cheveux, dégagez vos tempes ; qu’on voie bien vos pendants d’oreille ; fixez vos bandeaux luisants avec des aiguilles d’or ! — Ole !

Vamos ! — Les petites reines aux fières allures ! Avancez-vous le poing sur la hanche, avec vos bras arrondis qui paraissent ramasser le sable ; pied tendu, tête inclinée, mutine, sourire provocateur ! — Ole !

Et puis reculez, tâtez le sol, piaffez, tordez-vous, fléchissant vos tailles comme des couleuvres, souples, ardentes, échevelées, pleines de ravissement, d’extase et de langueur ; pâmées, divines, 207 enfants de la grâce et de la volupté, vierges aux lèvres roses, aux blanches dents ! — Ole ! Ole !

Anda con ellas ! — Avec elles, avec elles volez les danseurs maigres, ceux qui portent bonnets phrygiens, monteras velues, berrets basques, sombreros castillans, turbans, mouchoirs et fajas de soie, vestes écarlates, boutons d’argent et d’or ! Soulevez des nuages de sable brûlant ! — Ole ! Ole !

Alante ! — En avant aussi le guerrier cher à Mars, le sabre au côté, le doigt à la couture du pantalon, le cou garroté dans le carcan de crinoline. C’est le roi du bal ; sa danse est la plus savante ; ses manières les plus distinguées ; les plus belles sont pour lui : dès sa jeunesse il a rompu ses doigts sur les cordes des guitares. — Ole !

Viva ! Viva ! — Voici les Asturianos, les roturiers des montagnes, avec leurs bâtons blancs. Ils forment une ronde monotone en se tenant par le petit doigt : ou dirait des moines qui récitent matines. Ils envahissent la place ; les voilà bien plus de trois cents ! C’est ainsi que se rassemblaient, au cœur des montagnes, les fils de Pélage vainqueur des Maures, les hommes de fer et de bronze, quand ils racontaient la légende. Viva Gijon ! Viva Pradia ! — Ole !

Oiga V. M ! — Les rives desséchées du Mançanares retentissent du terrible rappel des castagnettes. La lune promène son disque tranquille parmi les bandes blanches laissées par les nuages de chaleur. La Virgen del Puerto est couverte de pierreries. Les anges, ses pages, ont déployé leurs ailes. Le ciel semble sourire aux danses de la terre. — Ole ! Ole !


  1. Vieille ronde Espagnole d’une grâce ravissante et qui perd beaucoup à la traduction :

    « Papeles son papeles,
    Cartas son cartas ;
    Palabras de los hombres
    Todas son falsas.
     »