Jours d’Exil, tome II/Introduction

Jours d’Exil, tome II
Introduction

INTRODUCTION.




« Sum id quod sum. »
Dante.

« Le vive voci m’ erano interdette ;
Ond’ io gridai con carta e con inchiostro. »
Petrarca.

…… « That heart hath long been changed ;
Worm-like’t was trampled — adder-like avenged. »
Byron.


I


Je travaille comme le semeur qui prend le bon froment dans le creux de sa main et le jette au sillon sans regarder où il tombe, sans en ôter les pierres.

Le sol ne manque pas ; mais le temps des semailles est court et notre vie passe comme l’ombre d’une étincelle. Des caprices, des tourments, des maladies sans nombre absorbent la plus grande partie de notre temps. Tout au plus chaque jour suffit-il à sa peine.

Donc carpe diem ; utilise la seconde ; le Travail, c’est le bonheur !

Moi, je sème en chantant !


Je jette dans les vents mes feuilles noires et blanches, comme les arbres leurs feuilles vertes. — J’appelle sur mes livres la lumière 18 de la discussion, la trompe de la publicité, l’intérêt des libres, la haine des esclaves, les douces larmes des femmes, le rire naïf des enfants et des vieillards. Je n’ai peur que du silence. La vérité toujours est forte.

Moi, je sème en chantant !


Je jette mes paroles bien haut. — La calomnie les saisit au passage et les gèle dans l’air. Mais la semence revient toujours à la terre ; les bonnes raisons de la justice abattent les aveugles colères, comme la pluie les grands vents. Et quand reluiront les beaux jours de printemps, mes paroles éclateront. Maître Rabelais le dit, et je le crois.

Et je sème en chantant !


Je jette mes paroles bien loin. — Arrière stériles bavardages, ambitions microscopiques du présent, batailles de dames, de valets et de rois ! J’estime que l’homme libre voit plus clair dans l’avenir que dans ces orgies ténébreuses. Je ne connais d’écrivains dangereux que les intrigants et les vendus. De l’audace, de l’audace, encore de l’audace ! Il n’y a de certitude que dans la Prophétie !

Moi, je sème en chantant !


Je jette mes paroles au public sans précaution, sans mesure. — J’appelle brutalement les choses par leur nom. Car aujourd’hui, précaution veut dire lâcheté. Et mesure poétique signifie cheville, triple scie, lime recourbée des dents, vrille ébréchée, lyre ou guitare en pièces, violon sans cordes, guillotine sans graisse, orgue de Barbarie, jeu de patience, vielle à l’usage des souris blanches, des marmottes savantes et des singes polkeurs, balançoire, masturbation de l’entendement, jet continu d’eau tiède…

Aujourd’hui, la rime est plus despote qu’esclave ; elle est mortelle à l’originalité de la pensée, mortelle à l’harmonie ; elle est l’anneau de fer qui en suppose d’autres et rive les plus lourdes chaînes autour de l’intelligence captive. La raison n’a rien qu’à perdre en s’accouplant avec elle.

Tous ces écrivains à la douzaine, qui enfantent dans la douleur des millions de paroles en cadence, ne conçurent jamais une idée.

La littérature française répugne aux vers, le futur socialisme les condamne. Il n’y a pas un poète français, pas un rimeur révolutionnaire. 19 Goëthe et Byron ont tué les menuisiers du style ; ils veulent être suivis dans leur rude chemin.

Moi, je sème en chantant !


Je jette une prophétie contre tous ceux qui martèlent encore leurs fronts pour y trouver des rimes :

La langue française n’a pas encore de poème, pas un chef-d’œuvre d’harmonie littéraire[1]. — La première composition de ce genre qui sera faite chez nous, celle qui nous donnera place dans la radieuse pléiade où déjà trônent l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre et la Russie, la première création française vraiment épique sera faite en prose.

Lamennais et Chateaubriand l’ont tentée, mais ces deux parfaits chrétiens ne travaillaient que sur des idées vieilles, ils sacrifiaient tout à la forme clinquante qui servait à l’un de soutane, à l’autre de manteau. Que leur Dieu conserve en paix leurs âmes !

L’excentric, le très grand, le proscrit des puritains du culte et de la rime, Byron, sera développé par un Français plus profondément philosophe, moins heureusement artiste, aussi peu rimailleur que lui.

Ce monument littéraire doit être élevé dès la fin de ce siècle, au moment où la France disparaît de la scène du monde. Ce sera l’hymne de ses funérailles, l’immortelle couronne déposée sur son front.

Ma prédiction s’accomplira fatalement :

Parce que notre époque est éminemment critique ; — parce que les révolutions, guerres et cataclysmes de tout genre, que nous allons traverser, doivent faire naître en grand nombre des productions critiques ; — parce que la France est avant tout une nation critique, celle dont la situation, l’esprit, la langue, les coutumes et les mœurs résument le plus, à notre époque, l’ensemble moral des peuples civilisés.

D’où résulte que l’œuvre de nos temps ' révolutionnaires sortira de la nation dont le génie s’exerce spécialement sur la critique, dont le caractère propre est de n’en point avoir.

Et comme les faits qui vont se passer sous nos yeux prendront des proportions gigantesques, comme la lueur sinistre des combats 20 se projettera sur une grande étendue de temps et d’espace, il est impossible que l’esprit français ne se traduise point par un grand travail d’universelle harmonie.

Pour compléter ma prédiction, j’ajoute que Rabelais, Montaigne, Molière et Beaumarchais seront encore beaucoup plus appréciés que maintenant ; — qu’ils deviendront réellement européens ; — que P. J. Proudhon le deviendra bien davantage ; — qu’il n’y aura pas un homme sachant lire qui ne rapproche la verve satirique du bon curé de Meudon des terribles paradoxes du Méphistophélès franc-comtois.

J’annonce encore que tous les grands auteurs européens seront lus en français ; — que cette phase littéraire sera bien véritablement la phase française généralisée.

Mais le Livre plus répandu que tous les autres, la véritable Bible du xixe siècle sera celui dont je viens de parler, bien moins national et spécial que tous les autres, et qui résumera les tendances des peuples et des hommes menacés de déluge.

Voilà ce que j’affirme avec autant d’assurance que la venue des Cosaques !

Et je sème en chantant !



II


« Chante, chante encore, mon âme brisée ! Chante comme l’enfant de la Savoie qui meurt de tristesse, comme le cygne sous le couteau ! Chante encore une fois. » — Ainsi dit en moi la voix intérieure.

Et moi j’obéirai. Je chanterai comme l’alouette quand plane au-dessus d’elle l’autour d’Irlande aux serres tranchantes. Elle ne sait trop ce qu’elle doit redouter, mais elle est fascinée par l’œil sanglant de la Mort. Et j’écrirai comme pouvait parler Damoclès aux festins royaux de Sicile, sous la pointe de l’épée !

Et je chanterai comme la fauvette qui tremble quand le paysan cruel a découvert son nid. Et j’écrirai comme pouvait écrire Milton poursuivi par les sicaires de Charles II. Et je sifflerai, je rirai comme qui traverse une ville prise de peste et veut dissiper les terreurs qui l’obsèdent.

Hæret lateri lethalis arundo !

21 Tu es donc bien fatiguée, ma tête rebelle ?… Que mes cheveux me semblent des vipères, et ma barbe un gazon desséché ! Oh rien, rien ne soulagera-t-il cette angoisse ?… Ni l’eau du fleuve, ni l’azur des cieux, ni l’éclat des étoiles, ni le soleil levant, ni le regard, oh ! le regard des femmes tant aimé jusqu’ici !

Hæret lateri lethalis arundo !

Hélas ! que le Travail tue vite, mille fois plus vite que la Débauche ! Quelle maigre compagne que la Douleur ! Comme les angles de ses os ont pénétré mes chairs ! Comme elle a terni mes yeux ! Comme elle m’a changé !

J’avais un grand-père qui m’aimait beaucoup, que j’aimais infiniment, parce qu’il ne me grondait point et me racontait de belles histoires à dormir debout. Eh bien ! s’il sortait maintenant de sa tombe, le brave homme si cher, il ne me reconnaîtrait plus !

Hæret lateri lethalis arundo !


III

Lecteur, tu parcourras ces lignes au coin d’un beau feu, près d’un ruisseau limpide, sous un chêne au vert feuillage, au pied de la montagne en fleurs. Peut-être m’applaudiras-tu, peut-être me siffleras-tu, comme on fait, dans les cirques, quand les lutteurs sont épuisés. Moi, je me débattrai plus ou moins brillamment, mais vainement toujours, contre les blessures que je me suis faites.

Hæret lateri lethalis arundo !


J’entendrai le rire triomphal des gouvernants et des partis. Ils relèveront, en jurant, mon corps étendu sur le chemin de leurs intrigues, ils saliront ma mémoire maudite, ils battront le rappel de leurs prétoriens sur mon crâne sonore, ils me couperont le poignet droit, ils déchireront ma langue en morceaux, ils se vanteront de m’avoir épuisé. Et cependant, je le jure, ils ne provoquèrent jamais que mes dédains. Le coup vient de moins bas :

Hæret lateri lethalis arundo !


Rêve, sois heureux, lecteur, si tu le peux encore. Moi, j’abaisse 22 les yeux de mon esprit sur les plaies de mon âme, puis je les relève vers la poussière d’argent qui brille au haut des monts. Et je me demande :

La neige, la blanche neige n’est-elle pas plus près des abîmes que des cieux ? N’est-elle pas plus froide qu’éclatante ? Oh ! qu’en restera-t-il quand passeront sur elle les premières ardeurs du soleil ?

Hæret lateri lethalis arundo !


IV

Je suis pareil à la neige blanche qui, tressaillante, parcourt l’atmosphère et ne fond qu’en touchant le sol.

Où donc es-tu, fièvre féconde, qui me faisais boire tout le travail que la Solitude verse à l’homme dans sa coupe brunie ? D’où viennent la sécheresse de mes lèvres, l’incendie de mon front ? Quelles épaisses ténèbres couvrent mes yeux ? Pourquoi suis-je entouré par le Vide, l’horrible Vide qui n’a point de limites ? Quel implacable génie traîne mon âme pantelante sur la suie des enfers ?

Rêves atroces des nuits, fuyez, ne chantez plus, ne dansez plus ensemble, ne vous prostituez plus les uns aux autres sur ma couche de feu ! Disparaissez visions, hallucinations, désespoirs et tortures !

Démon qui agitas Luther et Christ, et Jean-Jacques et Socrate, et Swedenborg l’Illuminé, démon qui bois ma vie, démon suceur de moëlle, archange des épouvantements, âme de fer et de bronze que rougissent des flammes renaissantes toujours : laisse-moi ! Fais-moi libre ou rends-moi ricaneur, insensible au mal, comme ton esprit de soufre. Je veux bien être ton complice, je ne saurais demeurer ta victime. Depuis quand les anges rebelles s’acharnent-ils sur leurs amis ? Sors de moi, démon ! — Jamais, répond la voix qui crie dans mes entrailles :

Hæret lateri lethalis arundo !


V

23 Sur la nature s’étend la douleur de mon âme, sa douleur infinie ! Le lac est un miroir, les fleurs sont sa couronne, et les glaciers son trône. Elle me précède dans les sentiers des montagnes, sous les chemins couverts qui bordent les ruisseaux. Aucune sensation joyeuse, aucune espérance ne peuvent arriver jusqu’à mon cœur sans traverser un voile épais de deuil. Il n’est plus d’imprévu pour moi.

Je ne vis que conditionnellement. Sur toutes les merveilles du monde, dans la corolle des orchis, au fond des eaux, dans les plaines de l’air, mes yeux égarés lisent cette fatale demande : Peux-tu jouir de cela ?

Ah que deviennent tous nos plaisirs quand nous les éclairons au dévorant flambeau de l’analyse ?… Tout autant de tortures !

Hæret lateri lethalis arundo !


L’homme n’exprime bien que ce qu’il éprouve. Si j’ai décrit d’une main si ferme les caractères de décadence de l’Occident, c’est que je me sentais atteint comme lui dans ma vigueur. Hélas ! j’ai vécu mon printemps comme l’insecte éphémère, j’ai tracé mon rouge sillon, pareil à l’éternel éclair. — Courte existence humaine, fatale destinée ! je déchire à belles dents les liens fragiles qui me rattachent à vous.

Hæret lateri lethalis arundo !


Que de fois je la presse contre mon sein, la Désillusion à l’œil mort, aux cheveux rares, la nymphomane blasée qui trépigne sur les robes soyeuses dont elle parait sa charmante jeunesse ! Que de fois elle me tire sa langue blanche et refroidit mes ardeurs !

Quand je la laisse échapper de mes bras, elle erre frénétique, poursuivant les rossignols et les fauvettes, brisant sur son passage les branches des amandiers. Devant elle fuient les oiseaux joyeux et les rameaux épanouis. Quand elle veut plonger ses pieds noirs dans le ruisseau clair, l’eau se sauve et murmure. Et quand elle tend ses bras amaigris vers les cieux, leur profond 24 miroir se couvre de nuages, et la tempête éclate sur la nature tremblante.

Affreuse disposition de mon âme ! C’est toujours au printemps que je souffre le plus ; c’est toujours quand tout renaît, sourit et joue dans le jeune soleil !

Hæret lateri lethalis arundo !


Et le Spleen taciturne, aux doigts palmés, le vampire gigantesque, l’ennemi du sommeil, qui s’éveille trois heures avant le jour pour me déchirer et me dire : me voilà !… que de fois je le vois ! Il s’étend sur mon corps, colle à ma bouche ses lèvres verdâtres, remplit ma gorge et ma poitrine de lave en fusion. Il passe son ongle sale autour de mes yeux et les fait saigner à travers leurs paupières. Il pose sa main de plomb sur mon foie qu’il comprime et rapproche mon estomac de mes vertèbres. À mes côtes, à mes épaules il aiguise ses dents puantes, fuligineuses. Il me cloue sur ma couche, et je ne puis bouger, et je ne puis me plaindre !

Oh rage ! chacun trouve son maître. Moi, je ne crains pas Dieu, moi, je ne crains pas l’homme ; mais je suis la proie du mal.

Hæret lateri lethalis arundo !


Et la bacchante à l’œil verni, la Fièvre rouge, soûle, impatiente, qui fouette les joues et les mains !… que de fois je la souffre ! Elle vient doucement, doucement, glissant le long des veines, comme sur les rails la locomotive qu’on chauffe pour entraîner les wagons. Elle grogne, siffle, hurle, fait un tapage d’enfer, jette des étincelles plein mon cerveau, déplisse les fibres de mon cœur, se démène sur moi comme sur du fer ardent :

Alors, je cours à ma table, j’allume le cigarre flamboyant, j’aspire du feu, je bois de l’eau. Puis j’écris : j’écris des lettres, de la poésie, de la philosophie, du pamphlet. J’ai froid et je brûle, j’aime et je hais, je ris et je pleure. Cela dure deux heures environ. Pendant ce temps, mes pensées débordent comme des torrents ; elles coulent, fuient de toutes parts, et je ne peux les réunir.

Hors d’haleine, sans voix, sans volonté, je subis la tourmente. Puis la lumière se fait et je suis ravi dans mon esprit. Bruyantes, étincelantes, mordantes me viennent les paroles ; je n’ai plus qu’à laisser passer le convoi furieux. Gare devant !

Mais après la tête me pèse, mes flancs sont brisés, une sueur 25 brûlante parcourt mes membres, les visions de malheur reviennent.

Hæret lateri lethalis arundo !


Souvent dans les nuits sombres, mes quatre veines semblent ouvertes ; il s’en échappe quatre jets de sang qui retombent sur mon sein pour m’étouffer. Souvent une main de fer me laboure le flanc gauche ; je me sens précipité, mourant, dans des abîmes sans fond.

Horreur ! des groupes de squelettes et de serpents se tordent ensemble comme autant de Laocoons. Des reptiles immondes sont entourés d’auréoles de gloire ; le ver aux froids anneaux est leur souverain. Ils marchent sur les étoiles, ils nagent dans l’immensité des cieux, ils m’attirent dans les puits aux eaux froides, dans les mares bourbeuses ; ils ouvrent ma fenêtre et m’ordonnent de me précipiter.

Puis le Cauchemar les rassemble sous ses ailes paternelles et les emporte, hurleurs, au milieu du Chaos. Alors mon cœur bat contre ma gorge comme le flot du Vésuve contre la croûte du cratère. Alors le firmament me paraît éclater ainsi qu’un globe de cristal. Je m’éveille en sursaut, et le bienfaisant Sommeil ne couvre plus mes yeux de ses baisers humides.

Je croyais que le Remords seul pouvait torturer de la sorte. Mais je vois que le traître, le lâche, le parjure, l’oisif et l’exploiteur prospèrent. Et que le travail, le saint amour de l’humanité tuent ceux qui les servent avec trop d’empressement.

Hæret lateri lethalis arundo !


Que de fois la Mort m’apparaît ! Elle grince des dents, mord à mes artères, se vautre dans mes entrailles, et s’envole. Némésis inassouvie, déchirant les nuées de ses ailes osseuses. Elle me jette ces mots : Vis pour le désespoir ! Mange le pain des privations, bois le vin de l’angoisse ! Il faut tracer jusqu’au bout ton sillon de salpêtre !

Hæret lateri lethalis arundo !


Quand la dernière consolatrice m’ouvrira son inviolable asile, vous qui m’avez aimé, rassemblez les pensées que m’arrachait l’exil. Et les jetez en pâture aux hommes afin qu’ils n’insultent plus à la douleur des hommes !

26 Peut-être alors tressaillirai-je sous la pierre ? Peut-être viendront me visiter quelques jeunes gens des générations futures ? Et leurs chants d’allégresse me réjouiront. Et j’aurai du moins la consolation de n’avoir pas en vain traversé les cités de ce monde.

Mais non, ce sont encore des rêves. Quand donc n’en ferai-je plus à chaque seconde pour les voir s’envoler la seconde d’après ?…

Hélas ! maintenant que j’ai conquis la force de penser, maintenant même la Fatigue me nargue de son rire ironique.

Je m’épouvante de tout ce qui me reste à faire, et mon impatience augmente avec ma faiblesse. Les travaux des années se présentent à moi tous à la fois comme le travail d’un jour ; je ne saurais plus faire suivre à mon esprit la marche lente de ma plume. Aussi pourquoi des parents routiniers m’ont-ils fait consumer ma jeunesse sur d’absurdes études ? Pourquoi suis-je épuisé ?

Hæret lateri lethalis arundo !


Si du moins une jeune fille répandait sur ces strophes ses larmes virginales, si quelque bon vieillard les lisait à ses petits enfants dans les longues veillées, si le prisonnier les méditait au fond de son cachot, si le proscrit et l’émigrant les répétaient aux brises lointaines, si je pouvais espérer qu’elles fussent traduites dans les belles langues de Castille et d’Ausonie !…

Alors je m’endormirais paisiblement du suprême sommeil, et je m’écrierais : Soyez bénis, oiseaux des cieux qui chantez pour ceux qui ne sont plus ! Allez faire vos nids dans l’aubépine des tombes ! Allez boire la rosée dans les pétales des mauves et des immortelles ! Aimez, soyez heureux ! Et quand il pleuvra trop fort, abritez bien vos ailes sous les cyprès qui protègent les morts de leurs épais rameaux !

… « Oh la belle élégie ! Tu passeras deux nuits blanches pour l’avoir faite. » — Ainsi gronde en mon flanc le Mal au regard fixe.

Hæret lateri lethalis arundo !


Passez, passez donc, ô beaux jours de jeunesse, lents comme la tortue, tristes comme la hyène, lourds, glacés comme la grêle sur la vigne fleurie ! Passez, jours monotones, interminables nuits ; bâillez, soupirez, imposez-vous à moi !

Hæret lateri lethalis arundo !



VI

27 « Taisez-vous, me crie-t-on. Ce siècle est déjà plein de confessions de désespérance. Au milieu des mers grandes, sur les cimes des Alpes, tout le long des fleuves du Nord ont crié les Manfred et les Faust. Assez de chevelures ont été jetées dans les vents, assez de larmes sont répandues sur la nature, assez de blasphèmes s’élèvent contre Dieu !

» Suivez votre route, avalez vos sanglots, rongez votre frein ! Mais passez, passez vite, en silence, avec les ombres, sans effrayer ceux qui vivent heureux ! »

Taisez-vous et souffrez ! Ce vous est facile à dire, nobles petites dames aux nerfs de feu. Votre alezan favori n’a pas brisé ses rênes d’or, vous n’avez pas foulé votre pied blanc sur le pavé des rues, le soleil qui joue dans vos rideaux de soie ne fatigue pas trop vos beaux yeux, vous savez entretenir vos amants dans une pâleur distinguée. Donc, tout est pour le mieux ; donc, nous sommes souverainement mal appris, nous qui venons troubler vos fêtes ; donc, des mépris et des balles à qui voudrait du pain, à qui voudrait du droit !

Non pas pour vous que j’aime, car vous êtes mignonnes, mais pour l’égalité, je souhaiterais vous voir seulement une vexation légère : quelque pli de rose à votre sofa, cinq minutes d’attente au rendez-vous, une femme de chambre innocente, un mari jaloux, un amoureux transi. Et je vous défierais de ne pas gémir !

Comment donc voudriez-vous qu’il restât muet, l’irritable poète qui sent saigner en lui toutes les plaies des déshérités ? Comment pourrait-il mêler ses cheveux rudes à vos cheveux lissés et vous dédier ses rêves ? Ah ! croyez-le, si tant d’hommes d’élite se sont détachés de vous pour se flétrir dans la solitude, si tant de grands courages, si tant de cœurs d’artistes ont été pris de défaillance, si vous avez entendu tant de chants lamentables, c’est que nous vivons dans une atmosphère de corruption et de misère qui n’est plus respirable, c’est qu’il faut les plaintes de quelques-uns pour allumer la rage dans le ventre de tous.


Moi je soutiens que ces confessions sont indispensables, salutaires 28 aujourd’hui. Ce sont des phares dans les ténèbres, des protestations, des avertissements au milieu de l’apathie générale. Oui, les plus impressionnables font bien de rappeler les autres au sentiment de leur humiliation, à la conscience de leur droit, à la fierté. Sur les Sodomes et les Gomorrhes il faut du sel, il faut du feu. Contre les maladies incurables la dure Chirurgie dégaine son acier. Ainsi j’étendrai ma droite frémissante sur l’abîme infect où les sociétés pourrissent, et je crierai de mes pleins poumons :

Hæret lateri lethalis arundo !

Ce ne sont pas des rimeurs incompris, des coureurs de réclame, ceux qui prédisent, chacun dans son langage, la ruine de la Civilisation ; ils n’écrivent pas pour attirer sur eux la fatigante rumeur d’une célébrité d’un jour. Non, car ils se détachent de la vie commune pour conspirer leur propre mort. Non, car ils ne peuvent penser sans répandre sur leurs pages, au lieu de l’encre noire, des flots vermeils de leur sang. Non, car ils s’exilent eux-mêmes d’un monde barbare qui vend le bonheur à quelques-uns au prix de la souffrance publique.

Ah ! comment se divertir quand on voit tant d’hommes pleurer ? Comment boire, manger et rire devant ceux qui meurent de faim, qui meurent de froid. Sans doute je suis d’une sensibilité niaise, mais je ne le puis pas.


Non, je ne puis me taire. Je suis comme la sensitive ; elle se penche vers tous les passants pour leur demander des caresses. Ainsi je frissonne à toute haleine, fraîche ou empoisonnée, car j’espère toujours trouver dans cette vie quelque soulagement.

Et cependant ceux qui m’approchent me froissent sans pitié. Quand ils ont recueilli le cri de ma détresse, ils me jettent dans la boue comme la feuille de sensitive. En ce siècle de cynique esclavage, de parcimonieuses jouissances et de sensibilité porcine, l’homme aimant est de trop.

Hæret lateri lethalis arundo !


VII


Je suis entré dans la vie par la porte d’airain, la lourde porte qui roule sur ses gonds en criant : Malheur !

29 Cependant je suis ma voie. L’inflexible logique veut que l’homme d’avenir soit étranger parmi ses contemporains, que l’indépendant souffre au milieu des esclaves, que le juste soit persécuté par les tribunaux du privilège. Elle veut que l’intelligence active use promptement sa gaîne, et que, chez les savants hypocrites, l’esprit téméraire soit taxé de folie.

Si c’est là de la Fatalité, comment ne la ressentirais-je point, moi qui la subis et l’affronte ?…

Mais suis-je réellement seul, réellement malheureux ? Non, car si les jouissances matérielles et l’estime d’un monde vénal me sont refusés, je me sens emporté sur ses vagues mugissantes par l’arche sainte de la philosophie, par les solides rames de la justice et du travail. Et je vogue à pleines voiles vers les rivages de la Terre nouvelle. Et je me complais dans le repos, dans l’extase infinie, dans la joie que goûte le penseur quand il a traduit la vibration de son âme.

Oui je la connais, cette ineffable satisfaction des poètes et des hommes libres, satisfaction d’Homère et de Milton aveugles, de Dante proscrit, de Tasso qu’on disait fou, d’H. Moreau manquant de pain !

À celui qui savoure ce suprême bonheur qu’importent les tribulations sociales ? Si son âme est sensible comme la mienne, il se plaint ; c’est encore un besoin de sa nature artiste. Mais au fond il ne voudrait pas changer son sort contre celui qu’abritent des tentures écarlates. Et moi qui me suis mis en route si tard pour la patrie des grands et des sages, moi qui mourrai probablement sans l’atteindre, je ne troquerais cependant pas ma mauvaise plume contre l’impérial trône de France, m’offrît-on du retour.

Si c’est là de l’Orgueil, comment pourrai-je m’en défendre, moi qui me sens meilleur que les détrousseurs des peuples ?


À la force qui m’opprime j’oppose ma liberté, à la tyrannie qui me poursuit je résiste par mon indifférence ; je lutte contre la Fatalité de tout l’acharnement de mon Orgueil. La réaction est en raison directe de la compression. Nous en sommes encore à l’homéopathie sociale. Donc mal contre mal : chacun se sauve comme il peut !


Je sortirai de la vie par la porte d’or, la porte éclatante sur laquelle est écrite, avec des étoiles, la parole Bonheur !

30 Je foulerai sous mes pieds la panthère salace, le lion furieux, la maigre louve qui firent l’effroi d’Ézéchiel ; je les ferai reculer jusqu’aux limites des ombres.

J’entendrai derrière moi les cris des damnés d’ici-bas, devant moi les chants des précurseurs partis pour d’autres cieux ; je resterai suspendu quelque temps entre l’Enfer et le Paradis. Et les douces brises, et les tempêtes noires m’apporteront le bruit que font les ailes des anges et celles des démons !

Mais dans cette nouvelle existence, serai-je absolument heureux, absolument libre ? Hélas non ! Il n’est dans aucun monde de jouissance sans peine, d’indépendance sans sujétion. La monotonie, c’est la triste ressource des caractères impassibles, des intelligences bornées. Celui qui ressent vivement espère et souffre beaucoup plus que les autres. Il me faut accepter les alternatives de ma nature qui me surexcite jusqu’à la fièvre et m’affaisse jusqu’au découragement, qui me rend tour-à-tour esprit ou matière, enfant ou vieillard, impatient ou résigné.

Puisque l’être doit éternellement graviter dans le cycle de l’existence, puisqu’il lui faut toujours se débattre entre le bien et le mal, je supporterai la vie qui m’est faite sur la terre tant que je n’en serai pas trop las. J’en profiterai pour rendre compte à mes semblables de mes impressions vives afin qu’ils ne tendent pas trop les ressorts contraires de leur esprit, afin qu’ils laissent toujours se produire une solution prosaïque, pratique, journalière entre deux contemplations poétiques, passionnelles, infinies.

Hélas ! l’existence est longue, difficile, fatigante, embarrassée. Le chemin n’est pas droit, le but est inconnu. Comment avancer dans la foule sans combats, sans blessures ? Et cependant comment l’homme réussirait-il à se passer de tout ce qui l’entoure, à dépeupler l’univers ? Et s’il y parvenait, quelle figure ferait-il, le pauvre, sous la sombre couronne du Néant ?

J’estime que le Suicide et la Mort sont des fins de non-recevoir, des préparatifs de voyage, du provisoire, des déménagements, des déballages, des passe-temps, des distractions émouvantes, mais non pas des garanties de bonheur. L’un et l’autre semblent nous faire reculer devant une solution remise à jamais, mais il n’en faut pas moins sauter, courir toujours, et toujours avancer en tournant. Où qu’il promène ses passions et l’importance de sa personne, l’être est condamné à vivre à perpétuité ; la Révolution n’abdique jamais les droits qu’elle a sur lui.

31 Si c’est là du Désespoir, comment y échapperais-je, moi qui prends conscience chaque jour de mes existences passées et de mes existences futures ?


À l’impatience de mon caractère qui m’entraîne vers l’Infini, à la Liberté de mon intuition qui m’emporte vers l’Éternel, j’opposerai la notion de la Fatalité qui me domine de toutes parts. La compression est en raison directe de l’émancipation. Nous en sommes encore à l’homéopathie sociale. Donc mal contre mal : chacun se sauve comme il peut !

Et cet accord fait entre mes aspirations anarchiques et les obstacles qui les compriment, et ma détermination d’Espérance prise, je vivrai, je travaillerai dans la mesure de mes forces, en me rendant compte de mes aptitudes dominantes.

J’observerai les mondes dispersés dans l’espace, les siècles balancés sur les ailes du Temps, les empires hérissés de baïonnettes, les rois, les banquiers, les propriétaires couverts d’or. Et je me dirai : le bras de l’individu ne peut rien contre l’état des monarchies, des sociétés et des univers. Ton corps est prisonnier jusqu’à ce qu’une force supérieure vienne tirer parti de sa faiblesse.

Mais si j’approche mon doigt de la fourmi qui rampe, je la verrai se dérober parmi les herbes et les pierres sans abandonner son précieux fardeau ; je me lasserai de son obstination, de sa ruse et la laisserai ramasser ses provisions d’hiver. Et je me dirai : chaque être tient sa place dans la nature, l’homme comme la fourmi. Notre persévérance, notre génie peuvent tirer bon parti de l’ordre social et universel. Donc, je me raidirai par la pensée contre toute injustice ; donc je persisterai dans ma révolte tant qu’il restera de l’air en mes poumons ; donc je fraierai par mon idée le chemin de puissances physiques supérieures à la mienne. Ainsi je provoquerai leur action toujours lente ; et quand elles frapperont, je frapperai comme elles. Mais jusque là je méditerai, je travaillerai. Que ferais-je avec ma main ? Je tuerais ou plutôt, je manquerais un prince : jeu d’enfant, inutile besogne, dangereuse, toujours à recommencer ! Au contraire, que ne puis-je accomplir avec ma tête ?


VIII


32 Je viens d’ouvrir un gouffre épouvantable devant mon horizon : il le fallait, je ne pouvais l’éviter ! Dans le fond il y a du sable brûlant, et je lis des sentences qui me font trembler :

Le bonheur n’est qu’un mirage ;

L’avenir — qu’une aspiration ;

La tradition — qu’un souvenir ;

Le présent — qu’une ligne ;

L’égalité — qu’une chimère ;

La liberté — qu’un désir ;

La justice — qu’un principe ;

La société — qu’un esclavage ;

L’espérance — qu’une vision ;

L’existence — qu’un poids ;

La santé — qu’une convalescence ;

La maladie — qu’une habitude ;

La mort, le suicide ne sont que des palliatifs ! !

Désolation ! Où donc est le vrai, le juste, le tangible ? Dans quels mondes trouverai-je la solution générale, irréfutable, satisfaisante, absolue du problème de la vie ? Qui comblera l’abîme toujours ouvert, toujours fascinateur ?

Hélas ! l’individu ne saurait le tenter. Sur les bords crevassés de cette géhenne, les générations traîneront, l’une après l’autre, leurs cohortes plaintives. Chacune d’elles, en passant, jettera dans le creux des poignées de cendres humaines et plus les races seront avancées en âge, plus elles se rapprocheront du gouffre, mieux elles découvriront, sonderont ses profondeurs, plus elles imagineront de moyens pour le combler. De sorte qu’à mesure qu’elles prendront conscience plus certaine de leurs forces, elles se rendront aussi un compte plus exact des obstacles de la nature. D’où résulte encore que l’intelligence de l’individu se substituera de plus en plus à sa puissance corporelle dans la lutte engagée contre l’univers ; d’où résulte que l’homme deviendra de plus en plus sensible au bonheur comme à la souffrance ; d’où résulte qu’il durera moins et vivra plus.

Faites ainsi votre compte, médicastres qui vous occupez 33 d’hygiène et de bien-être ; ne cherchez pas à prolonger la durée moyenne de notre vie : ce serait un bien triste présent à nous faire ! Mais efforcez-vous de multiplier toutes nos impressions et rendez nos organes plus aptes à les percevoir. Ainsi vous augmenterez réellement la somme de nos jours !


Ah ! qu’il est sombre le gouffre où gisent les éternels problèmes ! Comme la pente en est glissante ! À qui la voit de haut comme elle paraît verte et fleurie ! Que d’efforts il faut faire pour ne pas s’y précipiter, bras tendus ! Silence des nuits, obscurité profonde, que vous êtes funestes à qui ne peut dormir !

Ah ! mes cheveux frissonnent, une sueur profuse se répand sur mon corps, je me sens emprisonné dans mes nerfs tendus, comme l’oiseau dans les mailles du filet. J’ai soufflé pendant dix ans sur l’incendie de mon âme, et maintenant je ne puis l’éteindre et je suis dévoré !

Voix de Destruction, gigantesques fantômes : loin de moi ! Ne péris pas, mon bon vouloir ; ne m’abandonne pas, ma patience si longtemps éprouvée. Car aujourd’hui j’ai fait ma brèche aux vieilles murailles du Monopole, j’ai crevé le tympan des sourds-muets de ce siècle. Je puis être bon à quelque chose ici-bas ; et je ne suis pas de ceux qui s’isolent des misères communes ; et si je souffre, hélas ! c’est par excès de sensibilité.


Courage, mon âme ! L’alouette s’élève au-dessus des profonds abîmes, l’herbe y pousse au printemps, et la feuille du chêne, et la fleur écarlate de l’arbre de Judée. Le rossignol y chante, les étoiles y dorment, rassurées par sa voix. L’hirondelle y plonge sur ses ailes fourchues, puis s’en relève comme un trait lancé contre les cieux. Sur les neiges éternelles qui bordent les crevasses alpestres, le Jour et la Nuit descendent tranquilles, enveloppés dans le rouge manteau du frileux Crépuscule.

Courage, mon âme ! Laisse-toi balancer sur le chaos des révolutions éternelles, mais ne regarde pas en bas, ne prête pas l’oreille aux séductions des échos trop lointains. Ou ce serait la mort !… Ah ! vois, vois le torrent briser sa rage contre les rochers, hurler, tourbillonner, se tordre en pluie d’écume, suspendant les lambeaux de sa robe aux épines cruelles !


Que de fois ces pensées ont traversé mon être ! Que de fois j’ai trouvé les aliments amers ! Que de mois j’ai passés sans 34 songer à ma mère ! Que de pas j’ai marchés sans savoir mon chemin ! Que de fois j’ai touché mon corps pour m’assurer que je vivais ! Que de fois les rires des passants m’ont fait peur comme les menaces des Harpies ! Et que de fois j’ai dit :

Faut-il vivre ou mourir ?

Ah ! n’enviez point le sort de celui qui voit loin ! La douleur, l’insomnie l’entourent ; le sol crie sous ses pieds ; et l’air, l’eau des fontaines, le soleil, les nuages des cieux sont pour lui pleins de voix qui répètent :

Faut-il vivre ou mourir ?


IX

Un espoir cependant me reste.

Je m’assure que les individus ne sont point passibles de peines et de récompenses héréditaires, transmissibles en eux-mêmes d’existence en existence, éternelles et personnelles comme l’enseigne l’Église.

Je m’assure que l’homme n’est point mauvais par sa volonté propre, qu’il ne se rend pas malheureux, mais que ses vices, comme ses souffrances, lui viennent du milieu qui le roule. En sorte qu’il ne saurait porter lui seul les peines ou les récompenses méritées par tous. En sorte qu’il ne doit être responsable en aucun cas, en aucun monde, du mal-être social.

Je m’assure que l’espèce humaine ne peut accomplir ses destinées que tout entière. D’où il suit qu’elle ne peut être coupable que tout entière, qu’elle ne peut être rémunérée qu’en masse ; que la responsabilité est indivisible comme le travail. Tant qu’elle produira le mal, tant qu’elle sèmera le plant d’absinthe, l’humanité mangera la pomme de discorde et boira le vin d’absinthe.

Je m’assure que les individus resteront indistinctement solidaires dans la répartition des biens et des maux communs. Car tous, riches ou pauvres, sont également innocents ou également coupables de la mauvaise organisation des siècles précédents ; car ils ne sont que des instruments obéissant, bon gré mal gré, 35 à un mouvement plus fort qu’eux, ne modifiant que très lentement l’impulsion qu’ils reçoivent à leur naissance et qui les pousse jusqu’à la mort.

La répartition des peines et des récompenses futures n’est donc pas réglée suivant les notions conventionnelles de justice et d’héritage présentement en vigueur parmi nous, mais suivant les aptitudes et les attractions. Selon que leurs facultés les porteront vers les impressions joyeuses ou tristes, les hommes recevront toujours en partage le bonheur ou le malheur.


Un espoir me reste encore.

L’âme d’un homme doit parcourir une interminable série d’existences ; elle est à la fois virtuellement éternelle et pratiquement, utilitairement, temporellement transformable. D’où résulte qu’elle contient en essence toutes les facultés propres à l’existence infinie, mais qu’elle n’en développe qu’un certain nombre dans une vie donnée. Pendant ce temps limité les autres restent à l’état de germes et ne s’exercent qu’à leur tour, dans un autre milieu vital.

Mille phénomènes d’ordre moral tels que les souvenirs, les aspirations, les inspirations, les vocations, les sympathies, les antipathies, les impressions, les rêves, nous donnent conscience, quant à notre âme, de ce double caractère d’infinie vitabilité et de transformations indéfinies, propre d’ailleurs à tout être physique et moral. — J’y reviendrai quand je donnerai des preuves de la vie future.

En ce qui me concerne, voici l’application de ces données générales. Je me faisais remarquer, dans ma jeunesse vive, par de singuliers contrastes de gaîté folle et de tristesse opiniâtre. Le système d’éducation que j’ai subi, les événements et situations que j’ai traversés ont fait prédominer en moi la seconde de ces dispositions. C’est un fait accompli. Mais l’existence n’est pas seulement d’un siècle. Mes dispositions heureuses voilées dans cette vie me reviendront dans d’autres plus favorables à leur développement. Le sort ne tournera pas toujours contre moi, contre tant d’autres. Croire le contraire, ce serait le Désespoir pour l’Éternité, ce serait l’inactivité dans la peine, ce serait l’inutilisation d’un être et son retranchement. Or tout ce qui est, remplit un but ; la Révolution repousse sans merci le néant qu’elle a vaincu.

36 Ce que j’écris là, jamais intelligence humaine n’a osé le dire ; non, jamais œil limpide n’a plongé si loin dans les redoutables mystères des sombres avenirs.

Comment donc tiendrais-je à la vie de ce jour, moi qui parcours en pensée les carrières humaines et surhumaines dans lesquelles s’élancera mon âme qui ne doit point finir ? Comment ne serai-je pas détaché des intérêts, des ambitions, des intrigues et des partis de cette époque ? Comment ne dirais-je pas plus vrai que les autres, moi que rien ne retient dans l’expression de ma libre pensée ?


Je suis dans cette vie, comme parmi les flots, le nageur qui lutte parce qu’il a vu briller au loin le phare de l’espérance. Je suis dans cette vie, comme parmi les neiges, le voyageur qui résiste au sommeil fatal parce qu’il entend aboyer le chien de l’hospice de salut. Je reste dans le présent comme en une loge étroite d’où j’observe les magnifiques scènes de l’existence à venir ; je m’y considère comme en un séjour provisoire dont l’ameublement et la disposition m’importent peu. Dans ce passage, je subis avec résignation le mal de terre qui fait bien plus longtemps souffrir que le mal de mer.

Que le capitaine donne ses ordres ; que les marins déploient les voiles en chantant : que les pauvres diables de gouvernants dirigent comme ils pourront le vieux ponton civilisé, je ne dérangerai pas la manœuvre. À chacun sa tâche : Que les grands de la terre subissent les conséquences de leur vanité ! Quant à moi, perdu dans la contemplation des rivages lointains où m’attend le bonheur, mes vœux et mes regards suivront le petit mousse qui grimpe au haut des mâts pour répéter trois fois : Terre et verdure, salut !


17 août 1855. — Rien ne m’intéresse dans l’Europe actuelle, bruyante, ensanglantée, tassée, fumeuse, agioteuse, hâbleuse, hideuse comme un champ de foire ou de carnage. J’estime à zéro la valeur de ces milliers d’hommes empressés, titrés, décorés, endimanchés, ou déguenillés qui s’agenouillent sur le passage de deux souverains vivant de leurs sueurs !

Je pense que sujets et rois se valent, se méprisent, se volent, se trahissent, s’écorchent, se saluent respectueusement, se tolèrent difficilement, par pur intérêt. Je pense que les plus pauvres paieront ces fêtes coûteuses, ces danses, festins et noces 37 des princes, des mouchards et des ambassadeurs. Je pense que bien certainement sa très gracieuse Majesté Britannique ouvrira le premier quadrille avec le grand Empereur jadis aventurier dans ses royaux états. Je pense que si le dit empereur y revient jamais, il y vivra tristement et finira par y mourir comme le vieux Louis-Philippe, bien libre des attentions de l’entente cordiale. Je pense que les malheureux comédiens qui portent des couronnes ne peuvent pas même s’estimer, s’aimer, se marier et finir à leur guise. Je pense qu’ils sont les plus esclaves des hommes, que ceux-ci sont bien peu libres et s’inquiètent encore moins de le devenir. — Voilà mon avis, n’en déplaise à la rue de Jérusalem.

Mais pourquoi serais-je plus ami de mes contemporains qu’ils ne le sont eux-mêmes ? Pourquoi m’inquiéterais-je de leurs affaires quand ils ne s’en occupent pas davantage que des révolutions de Chine ? Qu’ils se fassent donc pendre comme ils voudront !


Paysans de France ! Qu’êtes-vous allé voir dans votre grande ville ? des mouchoirs agités par le vent, de grands seigneurs, de grandes dames aux fenêtres des grands hôtels ? — Quoi de plus ? une grosse femme, un vilain homme qui se trouvaient très beaux sous la pourpre et qu’on appelait souverains par la grâce des peuples et de Dieu. — Qu’êtes-vous allé voir ? des millions d’imbéciles comme vous, qui vous entraient les coudes dans les flancs. — Quoi de plus ? des sergents de ville avec des gourdins à votre service. — Quoi ? des chandelles romaines que l’on vous fait cracher avec vos impôts et dont les débris vous retombent sur le nez. — Encore quoi ? les glorieux drapeaux des armées d’Orient. — Qu’êtes-vous allé voir ? les victoires d’Inkermann et de l’Alma dont vos fils engraissent les champs avec leurs cadavres. — Qu’êtes-vous allé voir encore ? vos alliés d’outre-mer : superbes têtes, n’est-ce pas, pour poignées de parapluies !

Qu’avez-vous avalé ? de la poussière et des humiliations : comme si vous n’en aviez pas assez dans vos campagnes ! — Qu’avez-vous respiré ? la poudre des mitrailleurs de Décembre. — Qu’avez-vous lu ? des proclamations menteuses et insultantes, des journaux bâillonnés, des bulletins de défaites converties en triomphes, des promesses de paix, de bonheur et de liberté pour l’an 40. — Que rapportez-vous au foyer de famille ? De beaux écus de moins, et de plus quelques souvenirs cuisants de l’âge d’Or et de Mercure.

38 Mais pourquoi prendrais-je souci de ce qui se passe en France ? Que ces bonnes gens se foulent, s’étouffent, s’enfoncent les côtes, se réduisent en petits morceaux, s’humilient devant les tristes rejetons des rois ; qu’ils mangent de la vache enragée, qu’ils boivent du coco, qu’ils crèvent de chaleur : je n’ai rien à y voir. Dieu merci, j’ai tiré mon épingle de ce vilain jeu, je ne suis plus ni médecin, ni sujet, ni badaud ; je n’ai plus à prendre ma part de ces fractures, entorses et réjouissances. Les Frrrançais trouvent ces fêtes magnifiques, ils sont contents, ils paient, leurs supérieurs les considèrent, l’ordre règne en leur grand pays : je demande où est le mal ?

Et quand il y en aurait, comme prétendent les mauvaises têtes, qu’y ferais-je ?… Je suis bien plus heureux sur la montagne, les pieds dans la mousse, les cheveux dans la brise, les lèvres dans la source, tenant sous mes yeux vifs d’immenses plaines, plusieurs royaumes, des fleuves écumants, d’opulentes cités, des hameaux, des clochers brillants, de nombreux troupeaux de bêtes et de soldats, des forêts, des vignobles ! Pouvant me croire maître du monde, je suis bien plus tranquille que les rois et les propriétaires exposés à toutes les tribulations, à tous les périls qu’entraîne la possession injustement acquise. Je suis libre de mon temps et de mon travail et si j’exerce sur les hommes une influence quelconque, du moins suis-je certain qu’elle n’est pas coupable.

Et je sème en chantant !


X


Je travaille comme le semeur qui se lève au petit jour et se couche à la nuit tombante.

Le matin, quand la libre alouette envoie ses vœux au rouge soleil, quand la terre est facile aux charrues, quand le vent n’emporte pas les graines trop loin du frais sillon, quand je me sens gros de pensées, reposé d’esprit et de corps, je transcris avec bonheur mes rêves de la nuit et me mire sur mon papier qui brille aux premiers rayons de la lumière. Et que m’importe l’opinion des hommes, et quand viendra le temps de la moisson !

39 Le soir, quand la chaste Diane rejette de ses épaules son manteau gris, quand l’air devient transparent aux douces étoiles, quand les vers-luisants font des songes de grandeur dans les gazons, je m’endors, le cœur content, n’ambitionnant des biens de ce monde que la paix et la liberté.

Je ne veux rien de ce que les civilisés pourraient m’offrir. Si j’ai désiré le pouvoir, qu’on me nomme garde-champêtre à perpétuité. — Si j’ai convoité la fortune, que mes pensées les plus chères se changent en poussière d’or sous le bec de ma plume. — Si j’ai rêvé de vains honneurs, que je sois poursuivi, comme un roi constitutionnel, par les lourdes salutations des bourgeois d’Occident. — Si j’ai l’ambition des titres, que je sois rapetissé jusqu’au plus grand de tous. — Si j’ai recherché les faveurs d’un parti, que je sois contraint de boire toutes les nuits du petit vin et de la grosse bière, aux mâles accents de la Marseillaise entonnée par un chœur de rrrévolutionnaires vigoureux. — Si j’ai soupiré pour la réputation du jour, que je m’entende lire, nommer, admirer et critiquer, vivant, par toutes les portières de la capitale, ainsi que les très illustres Paul de Kock, comte Hugo, Dumas Alexandre et fils. — Si j’ai menti, que l’inspiration s’engourdisse en mon crâne. — Si j’ai calomnié, que ma main se paralyse. — Si j’ai flatté, que le ciel me refuse la vue de ses astres. — Si j’ai fait quelque chose contre ma conscience, que les limpides eaux où je plonge se convertissent en un gouffre de phosphore qui me consume entier ! !… Mais je suis en paix avec moi-même.

Et je sème en chantant !


XI


Je travaille comme le semeur, au gré du temps, au gré du ciel. Quand il fait beau je chante, et quand il pleut, je crie ; rien ne me ferait parler si la langue ne me démange pas.

« Pourquoi mettez-vous tant d’intervalle entre vos publications ? me disent les impatients ; vous réfléchissez trop. — Comment pouvez-vous produire tant de chapitres en si peu de temps ? reprennent les tâtonneurs ; vous ne pesez pas assez vos paroles. 40 — Soyez un peu moins violent ! me chantent dans l’oreille droite des gens très comme il faut ; nous vous trouverons un éditeur. — Soyez plus Français et plus démocrate ! me soufflent dans l’oreille gauche des gens moins comme il faut déjà ; notre approbation vous est acquise. — Laisse de côté la philosophie, la diction biblique, la forme nuageuse ; fais-nous de la bonne polémique, de la brochure, du terre à terre ; assomme, brûle, renverse tout ; rends-nous Marat et Camille ! me hurlent à bouche portante des gens comme il ne faut pas ; et tu peux compter sur notre appui. — Cette expression pourrait blesser votre meilleur ami ; votre plus redoutable ennemi la prendrait peut-être pour une personnalité : croyez-moi, supprimez-la. — Cette concession vous attirerait sans doute les suffrages des électeurs influents, les éloges de la presse libérale : à votre place je la ferais. — Citez l’auteur en vogue : peut-être vous citera-t-il par contre-coup ; dans tous les cas sa protection ne vous fera point défaut. — Retranchez cet accent : il déplaît à ce tribun. — Mettez ce tréma sur cet i : vous ferez le bonheur de ce chef de secte. — Demandez votre préface à celui-ci, votre épilogue à cet autre : cela flatte toujours. — N’allez pas trop loin : vous ne seriez pas suivi, les hommes n’aiment pas à s’essouffler. — Ne restez pas en arrière : le public est toujours pressé, le bâillement est contagieux. — Satisfaites tout le monde, et monsieur votre père aussi, et madame votre mère qui n’est pas toujours du même avis que son époux. — Souvenez-vous qu’on prend plus de mouches au miel qu’au vinaigre. — Versez de l’eau dans votre vin ! — Jetez de l’huile sur votre feu ! — Serrez vos voiles ! — Nagez entre deux eaux ! — Tirez votre plan ! — À gauche ! — À droite ! — Avancez ! — Reculez ! — Reposez-vous un peu ! — Marchez toujours ! — Courage ! galopez ! — Ne bougez plus du tout ! — Voilà qui va bien ! — Voilà qui ne va guère ! — Conciliez, pour Dieu ! — Écrivez des deux mains ! — Rampez à quatre pattes ! — La Gloire ne trône pas si haut que vous l’imaginez, la Renommée ne prospère que dans les fanges : tant pis pour ceux qui ne savent pas y frayer leur chemin ! »


Eh ! mouches du coche, contradicteurs par flânerie, contrecarreurs par vanité, beaux petits maîtres en politique, sempiternels avocats, propres à rien, laissez-moi marcher de grâce et me tirer d’affaire comme je pourrai ! Ne me dites pas : écrivez pour moi qui vous conseille, pour moi qui vous loue, pour moi qui 41 vous débine, pour moi qui prends tant de plaisir tandis que vous prenez tant de peine ! Inutiles sont vos discours, vos conseils et les contorsions de vos lèvres menteuses : je n’en fais qu’à ma tête. La critique est aisée, mais l’art est difficile : on ne s’y forme pas dans les salons en faisant la bouche en cœur aux minaudières bourgeoises. Moi je vais où la passion me pousse, je me représente tel que je suis, je publie ma pensée quoiqu’il m’en coûte ; je méprise les convenances et l’opportunité, je trouve les hommes laids et leurs maîtres hideux ; je ne m’accuse de quelques égards que pour les jolies femmes !

Et je sème en chantant !


XII

Je travaille comme le semeur qui fait sa meilleure besogne au matin, avant que les autres n’aient ouvert la paupière, juré, prié, savonné leurs souillures de la nuit, rendu leurs gorges et fait à Mesdames leurs épouses toutes les politesses que le devoir exige.

Je me hâte de chanter pendant que l’Aurore baise les eaux de ses lèvres vermeilles, pendant que les vapeurs paresseuses dorment encore dans leurs nids de verdure, pendant qu’il fait frais, pendant que le siècle à venir ne passe encore que le bout de son aile sur la cime des monts.


Je ne le pourrais plus quand les hommes se lèveront en tumulte, se rassembleront, s’étoufferont, cherchant à prouver l’excellence de leurs raisons par l’élévation de leur verbe, répétant à l’envi les vérités pour lesquelles ils me condamnent à présent.

Je ne le pourrais plus. Car je crains le bruit et la foule. Je me tais quand tout le monde cause, je reste en place quand je ne puis marcher de tout mon pas. Je suis comme l’oiseau qui renonce son nid dès que les faucheurs l’ont découvert. — Je ne le pourrais plus !

Je ne le pourrais plus. Car je suis chercheur de vérités, et non pas littérateur au jour le jour, colporteur de rhétorique, promeneur de fausses nouvelles. On peut me reconnaître à mes productions comme l’artisan à ses œuvres, comme l’arbre à ses 42 fruits. D’ailleurs, je n’ai plus dix-huit ans, l’âge où l’on choisit la presse pour maîtresse et le club pour cabinet d’étude, l’âge où l’on s’enveloppe dans les plis d’un drapeau sans avoir lu sa devise, sans l’avoir méditée. — Je ne le pourrais plus !


XIII

Je travaille comme le semeur qui ne se repose qu’en sa couche, je travaille comme le soleil qui n’étend sa fatigue que sur le sein des mers. J’attends le soir pour me rafraîchir et me délasser, le soir qui rend les eaux du fleuve transparentes pour y bercer la lune, le soir qui rend les draps rudes de mon lit plus doux que des feuilles de rose.

J’utilise le mieux que je puis les courtes heures du jour. Mais mon bon vouloir souffre du manque des procédés expéditifs que l’Avenir réserve à ceux qui, comme moi, manieront la pensée.


La Pensée ! si consolante pour nous, si peu gênante pour les autres ! La rieuse qui ne s’occupe pas d’affaires, qui ne l’ait point de bruit, qui n’ambitionne ni richesses ni grandeurs, qui toujours est de bonne composition et d’humeur facile ! La féconde qui n’a besoin pour croître que d’un peu de brise et de soleil, d’une belle matinée, d’une soirée sombre, d’une fleur, d’un amour ou d’un baiser ! — La Pensée ! la capricieuse qui s’effraie d’un bruit, d’un sourire, d’une parole, du vol d’une mouche ou d’un oiseau ! La nonchalante qui ne se trouve bien que sur les vagues bleues et les lits écarlates ! La bâilleuse, la voluptueuse qui s’allonge à nos côtés comme la chatte favorite auprès de sa maîtresse ! La Syrène, la mystérieuse, l’amoureuse qui nous surprend toujours, soit qu’elle vienne la nuit nous toucher de son doigt si fin, soit qu’elle chevauche quelque beau rayon de soleil ou la voile blanche d’un bateau ! La flâneuse, la câline, l’enchanteresse, la bien-aimée qui nous endort dans ses bras de neige, et dont nous prenons entre nos dents tous les cheveux !


XIV

43 Je travaille comme le semeur, l’homme simple qui se résigne, quand il le faut, à se servir des outils que lui légua son père, et suit sans hésiter, son chemin difficile.

J’écris avec une plume et ne puis tracer qu’une lettre à la fois. — Une lettre : un millième de soupir dans l’éternité ! — Ce misérable instrument me fatigue. Pour une virgule qui cloche, pour un jambage timide, pour un point de travers, pour une majuscule qui ne se présente point dans toute la pompe désirable, je m’irrite, trépigne et souffre vraiment. J’avais bien peint toute une page : au milieu tombe une goutte d’encre, c’est à recommencer ! Alors je tempête, je me barbouille les doigts et la chemise ; les idées que j’enchaînais avec peine s’échappent de la prison de mon cerveau. Joyeuses, siffleuses, moqueuses, elles me raillent sans pitié, me font les gestes les plus vexants pour un galant homme, me dansent les entrechats les plus crochus, les plus aigus, obtus, tortus, satiriques, sataniques, fabuleux. Elles passent et repassent devant mon nez qui s’allonge, et pareilles à des ombres chinoises, elles m’ensorcèlent et me disent : tu nous as dérangées, tu ne nous verras plus ! Et je déchire mon papier, je brise ma plume, j’envoie le tout promener au diable, et moi-même j’y vais. Voilà ma journée perdue, le monde privé d’un chef-d’œuvre, mon sommeil troublé, mon caractère aigri. — En vérité, dites-vous, c’est pour peu de chose ! — Eh bien ! essayez de méditer un peu ; vous verrez après s’il ne vous est pas très difficile d’écrire.


Je prendrais bien plus résolument mon parti de ces petites misères si je n’étais certain qu’avant la fin du siècle les hommes en seront délivrés.

Alors on aura découvert le moyen de traduire ses pensées aussi rapidement qu’elles viendront à l’esprit. — Chacun possédera sa presse typographique et lithographique portatives, perfectionnées au point de reproduire à l’instant des phrases entières. — La sténographie sera tellement simplifiée que tous pourront en comprendre les éléments généraux, et qu’elle se 44 prêtera, dans ses applications spéciales, aux caprices de chacun. — Les phrases les plus usitées seront rendues par des signes conventionnels faciles. — Tant de pensées assiégeront l’homme qu’il lui deviendra nécessaire de les caser au moyen de chiffres correspondant aux groupes et séries de son entendement. — Enfin les calligraphes, plus nombreux et plus habiles, aideront de leurs plumes les écrivains qui, trop généralement, ne savent pas écrire.


XV

Je travaille comme le semeur, l’homme diligent et ingénieux qui répare le fond de son sac tant que le blé peut y tenir encore ; il ne craint pas d’y puiser à deux mains jusqu’à ce qu’il en trouve un autre plus large et plus solide.

Quand je veux publier un livre, il me faut passer par les conditions d’un imprimeur qui me fait payer cher, obligé qu’il est de prélever la rente de ses presses sur les ouvriers et les auteurs. Quand la France est censurée, moralisée, cautionnée, timbrée, purgée, saignée comme aujourd’hui, je me vois contraint de recourir à la libre Angleterre et de faire assembler du parisien passable à des cockneys de la Cité de Londres. Savez-vous ce qui m’arrive alors ?

Horresco referens !… Je sue sang et eau pour écrire moins illisiblement, je leur livre une copie magnifique ; eux me rendent d’affreuses épreuves sur lesquelles je me crève les yeux, des épreuves qui seraient inintelligibles, si j’en laissais à leur prote la correction première.

Je ne connais pas de tâche plus hébêtante que la toilette définitive d’un manuscrit. C’est le rapetissement, la défiguration des idées primitives négligemment jetées sur le papier ; c’est comme une circoncision, une coupure ; c’est une souffrance plus vive que celle du cultivateur qui taille ses haies fleuries en poussant des soupirs.


Je me soumettrais avec bien plus de résignation à ces rigueurs, si je ne savais pas que les hommes n’auront plus à en souffrir dès la fin de ce siècle.

45 Alors l’instruction et la liberté s’étant répandues sur la terre fortunée, les bons typographes et les bonnes presses seront multipliées à l’infini. — Tout écrivain pourra les avoir à sa disposition et surveiller ses épreuves d’autant plus minutieusement qu’il sera plus méticuleux. — Alors l’impression d’un manuscrit, la plus affreuse des corvées quant à présent, deviendra la source de très grandes joies.

Alors on imaginera mille moyens de propager les chefs-d’œuvre de l’intelligence humaine. On choisira des passages entiers des meilleurs auteurs pour épigraphes de livres, de chapitres, d’almanachs, de nouvelles et de lettres. — On en fera des chansons, des prières de liberté pour les enfants, des cantiques d’amour pour les jeunes filles, des marches guerrières pour les travailleurs, des hymnes de repos pour les vieillards ; des rondes, des danses, des valses, des sujets de déclamation, des pièces de théâtre. — Le chant, la mesure et la mise en scène deviendront les plus puissants auxiliaires de la mémoire. — La correspondance servira merveilleusement à vulgariser la science et l’art. Dans les lettres, on se rendra compte des lectures faites, on les discutera, les commentera, et souvent s’inspirant du style de l’auteur et de son sujet, on arrivera sans efforts à réussir comme lui. — Ainsi tous les esprits se familiariseront avec toutes les compositions et toutes les langues. — On inscrira des légendes, des préceptes, des strophes, des proverbes et des maximes sur les portes des maisons, sur les flancs et les voiles des navires, sur les wagons et les voitures, sur les bornes, les troncs d’arbres et les poteaux qui bordent les routes. — Ainsi les voies de transport des marchandises seront également utiles à l’échange des idées ; ainsi les voyages paraîtront plus courts et feront naître des entretiens et des méditations profitables.

Alors combien seront encouragés les jeunes artistes qui verront les œuvres de leurs devanciers vantées dans le vaste monde, emportées à tous les rivages par la vapeur rapide, impartialement appréciées par l’univers ! Et quelles inspirations ils iront puiser aux mille sources toujours fraîches, toujours pures, partout jaillissantes de la science générale. Ah ! le travail des veilles ne coûtera plus guère à celui qui, pour prix de sa peine, se sentira soulevé sur les ailes de la Gloire, au-dessus des continents et des peuples attentifs à sa voix. On peut en croire celui qui, bien souvent, s’inspira pour écrire d’une larme de femme ou de la franche poignée de main d’un ami.


XVI

46 Je travaille comme le semeur, l’homme paisible, laborieux et franc qui ne peut supporter autour de lui le piaillement des moineaux parasites, le bourdonnement des mouches bovines, des guêpes et des frelons.

Je me réjouis à la pensée de voir bientôt mise en déroute, taillée par menues pièces, criblée de part en part, l’armée compacte, innombrable, gullivérique, comique, bachique, cynique, politique, polémique, satirique, protéique et prolifique des journalistes, feuilletonistes et critiques. — Mauvaises petites gens qui, dès le seuil du collège où ils n’ont rien appris, encore enfants et déjà rusés comme des esclaves, flairent la fortune et s’en vont le nez au vent, tout gonflés de leur esprit railleur, s’installer dans les bureaux d’une gazette ou d’une revue périodique. — Là, les coudes appuyés sur une large table, un monceau de papiers sous les yeux, une paire de lunettes dessus, l’écritoire de fiel au côté, ces lycéens siègent comme en cour de justice et rendent des arrêts sans appel. Obéliscaux d’aplomb, insolents comme des pages, importants comme MM. les singes du Jardin des Plantes, plus effrontés et moins vieux, hélas ! que les quarante immortels, ces jeunes phénomènes s’escriment, se démènent, tranchent, bataillent à droite et à gauche, de long et de large, à tort et à travers, en tierce, en quarte, et d’estoc et de taille. Au train dont ils écrivent, ils promettent bien des peines à ce pauvre public qui les fait vivre. Effrayante dévastation, consommation pantagruélique ! Sciences physique, métaphysique, extraphysique, astronomique, chimique, alchimique, géodésique, géologique, géographique, graphique, archéologique, logique, philologique, psychologique, psychique, esthétique, linguistique, biblique, bibliographique, biographique, biologique, historique, numismatique, héraldique, technique, technologique, zoologique, botanique, homéopathique, électrique, magnétique, pharmaceutique, thérapeutique, lithotomique, lithontriptique, toutes sciences chiques enfin, toutes sans exception, y passent… Ces personnages savent tout, connaissent tout, ont tout lu, tout vu, tout entendu, tout dévoré, tout appris. Rien ne peut échapper 47 à leur infaillible critérium, tout s’étire au laminoir de leur profonde érudition, tout s’incline sous leurs plumes caudines. Ils abattent un travail d’enfer, comme un saltimbanque qui avale des flammes, comme une machine fumivore. Ils mettent tout à feu et à sang, et satisfaits de leur universelle aptitude, fument glorieusement un demi panatellas sur l’hécatombe littéraire à leurs pieds étendue !


Des philosophes de la trempe de Pierre Leroux et Proudhon, des historiens de la taille de Michelet et Quinet passent de longues veilles dans le mystère de leur science et de leur conscience, ils produisent une œuvre, ils espèrent être jugés par l’opinion publique… Oh que non pas ! Entre les auteurs et les hommes, a rampé la sournoise légion des zoïles littéraires, la nuisible, l’oiseuse, la besogneuse, la griffeuse, la mordeuse, l’envieuse, l’odieuse qui s’abat sur toutes les publications récentes, les déflore, les souille de ses louanges ou de ses blâmes, et prétend fixer définitivement leur valeur par ses sentences !

Et dire que tous les auteurs, pour grands qu’ils soient, se préoccupent de ce que peuvent écrire sur leur compte de pareils sansonnets ! Dire qu’ils les saluent humblement, qu’ils les reçoivent familièrement afin de conquérir leurs bonnes grâces et l’annonce à la quatrième page, celle qui vient immédiatement après le tribut d’éloges dû et payé très exactement au Dr Charles Albert, le Napoléon des charlatans français !

Ô vous qui êtes réellement grands, passez donc superbes comme le soleil et l’aigle dans les cieux, comme le coursier de bataille sur la plaine sanglante ! Ne vous abaissez pas, ne cherchez pas dans l’herbe les insectes qu’on ne peut voir, encore qu’ils fassent plus de bruit que des représentants en assemblée ! Si la postérité doit recueillir vos noms, ce ne sont point des autorités semblables qui les lui feront connaître ; si vos ouvrages doivent surnager aux déluges que la juste Opinion roule sur le gros tas des productions modernes, ce n’est point parce que ces pygmées les auront soulevés quelque temps sur leurs maigres épaules. Et si vous n’allez pas à l’Avenir immense, que vous importe une renommée d’un jour, fille de la réclame, naissant et mourant avortée ? Je comprends qu’un maître d’hôtel et un consulteur d’urines achètent, sans s’incliner, à beaux deniers comptants, des petits journalistes, une ligne d’avis qui peut leur 48 faire gagner beaucoup d’or. Mais qu’on échange de bons livres contre un méchant compte-rendu, contre un maigre entrefilet, contre la monnaie de singe et de monaco que cette gent peut rendre, voilà ce qui me paraît une lâcheté, je dis plus, une sottise que rien n’excuse.


Patience ! tout ce petit monde écrivassier jouit de son reste. Bientôt cessera la dictature des journaux monopolisée par les ambitieux, les intrigants, les rentiers sans profession ; bien plus dangereuse, plus tartuffe, plus vorace que celle des gouvernants qui se rassasient à panse rabattue dans les splendides festins du gros homme BUDGET.

Aux premiers beaux jours de liberté, les journaux pousseront tous à la fois comme chiendent en bonne terre, traceront, envahiront et finiront par étouffer leur père le JOURNALISME, vieux boxeur aux éperons à sonnettes, au panache de coton, fils puîné du caduc Saturne, méchant enfant malingre et précoce, honteusement conçu dans le dernier libertinage de son père avec la Réclame, la fille publique du dix-neuvième siècle !


Alors, sur chaque question, tout individu communicatif pourra donner son avis, le faire tirer à des milliers d’exemplaires et le répandre en public. — Alors les petites affiches remplaceront les grandes feuilles politiques et les hommes se formeront une opinion sans consulter leur journal favori. — Alors nous ne serons plus étouffés sous les gazettes qui pleuvent de la capitale sur les provinces. — Alors nous ne tremblerons plus devant le Ridicule ainsi que les petits enfants devant la Barbe-Bleue. — Alors l’esprit humain n’étant plus comprimé par la lourde presse, produira des idées abondantes, fécondes à l’infini, diversifiées à l’infini, aspirant à l’infini. — Alors sera définitivement levé l’interdit, le veto, l’état de siège, l’éteignoir que les chefs politiques maintenaient sur l’intelligence de tous. — Alors nous ne vivrons plus complices et victimes de la plus honteuse servitude, celle que nous acceptons et payons sans y être contraints. — Alors les illustrations de la boutique littéraire contemporaine seront ensevelies sous le léger linceul des oraisons funèbres. Ces réputations qui semblaient s’élever contre le ciel et traverser l’éternité, s’affaisseront comme des bons-hommes d’argile sur leurs piédestaux de sapin. Dès la première secousse révolutionnaire, nous assisterons à cette toute petite démolition. Personne ne remarquera 49 leur mort, un calembourg les avait fait naître, un calembourg les fera rentrer dans le néant dont ils n’auraient jamais dû sortir. Et l’on écrira sur leurs tombeaux : canards, ils ont vécu ce que les canards vivent, assez longtemps encore pour scier le dos de leurs concitoyens !

DE PROFUNDIS ! !


XVII


Je travaille comme le semeur, le rude paysan qui repousse du pied les vipères, les mauvaises herbes et les cailloux qu’il trouve sur sa voie.

Raboteurs de phrases ambitieuses, agréables diseurs de riens, beaux aligneurs de citations, intrépides fouilleurs d’antiquités, poétaux incompris et bien dignes de l’être, savants mécaniques, compilateurs perfectionnés, mites papyrivores, grands boas assimilateurs de toute substance spirituelle, critiques impartiaux à un écu l’article, robustes imaginations qui créez autant de nouvelles qu’il y a de jours dans l’année, joyeux parasites des tables bien servies et des bourses bien pleines, immortels écrivains qui vivrez autant que la ville capitale dont vous faites l’honneur, illustres lauréats des matinées, veillées et athénées littéraires, fronts étroits, crânes vides, couronnés par la blanche main des basbleus célèbres !…

Je promène sur la terre d’exil un colossal dédain pour vos personnes et vos denrées de mauvais aloi. Autant vous êtes, journalistes, autant, je vous le dis, il y a de blagueurs, d’écorcheurs, d’empoisonneurs au monde. Je suis fâché si vous ne trouvez pas ces expressions parlementaires, Messeigneurs, Nosseigneurs, mais j’appelle tout par son nom, journalistes, avocats, médecins et fripons. Peu vous importe au surplus l’opinion d’un va par la terre comme moi, d’un anarchiste chassé de cette glorieuse France sur laquelle vous répandez librement vos élucubrations quotidiennes.


Librement ! Vous libres !… Oui, sous l’œil de la censure la plus aveugle, la plus brutale, la plus ignare, la plus policière qui fut jamais ! Libres comme les nains et mauvais plaisants qui récréent 50 les princes ! Libres de rendre compte des petits soupers et des grands levers de votre Impératrice, de sa position intéressante, de ses ablutions, des mille grâces, indispositions, caprices, boutades, et bons mots émanés de son auguste personne ! Libres comme des écoliers, des ânes ou des domestiques ! Libres comme l’oiseau vert-vert qui répète les paroles abêtissantes que lui apprend son maître ! Libres comme l’insecte dont l’enfant cruel modère à son gré l’essor avec un fil ! Libres comme le hanneton ! ! !

Je soutiens qu’il n’y a pas en France un seul écrivain libre aujourd’hui. Je soutiens qu’un homme de lettres est esclave dès qu’il ne peut dire tout ce qu’il veut, sur tout ce qu’il veut, quand il le veut. Je prétends qu’un publiciste ne se respecte pas lui-même, je prétends qu’il se rend méprisable à tous quand il qualifie de grandesses, altesses, majestés, vertus, courages et splendeurs tout ce qu’on nomme en tous lieux et en tous temps aventuriers, histrions, ramassis, faiseurs de passes-passes, artisans d’escroqueries, de bassesses, de noirceurs, de massacres et de trahisons. J’affirme qu’il est plus prostitué que la plus malheureuse des filles, l’homme qui doit se taire même sur les hauts faits du deux-Décembre, même sur les tristes héros qui commirent ce brigandage couronné de succès ! Oui, prostitué de Bonaparte, complice de Bonaparte, sujet, valet de Bonaparte, quiconque appelle Empereur ce jésuite assassin !

Ah ! vous pouvez sourire et détourner la tête ! Vous pouvez dire que toutes ces injures sont rebattues et ne sauraient vous atteindre ! Vous pouvez ajouter que l’or des couronnes cache toute laideur, que l’huile d’un sacre purifie de toute souillure, que les plus épouvantables crimes se dérobent facilement derrière le voile des baïonnettes, et qu’on ferme la bouche des mécontents avec une pièce à l’effigie de qui que ce soit…

Moi je maintiens que non, la main sur l’histoire. Je maintiens que vous êtes au-dessous des plus prostrés, que vous rampez sur un plan inférieur au ver et à la fourmi. Je maintiens que toutes les éclaboussures vous atteignent, qu’il y a toujours place pour une tache de fange sur vos oripeaux brodés. Je maintiens qu’on ne vous vend pas tout ; je maintiens que vous n’achèterez ni ma parole, ni ma plume, ni la voix vibrante des escadrons cosaques, ni le burin de platine de la Postérité.

Et je sème en chantant !


XVIII


51 Je travaille comme le semeur qui passe par-dessus les ronces et les épines et poursuit son chemin.

Je me mets au-dessus des règles de style, de ponctuation et d’orthographe que voudrait m’imposer l’usage. Ce sont encore là des entraves, des bâillons qui paralysent mes allures libres, ma libre diction ; ce sont des pièges que la majorité dresse contre les hommes qui la craignent. Les peureux ont le droit de s’y laisser prendre ; je m’en suis délivré. Tel, dans les prairies, le jeune coursier s’élance, crinière et narines dans la brise, sans bride ni sangle, bondissant au-dessus des haies et des fossés dont les propriétaires ont coupé la campagne : indompté, rapide comme l’air qui frappe ses sabots.


J’aspire au temps où le style de l’individu trahira l’élan des passions qui l’agitent, où la diction écrite, simple et naturelle, se rapprochera de la diction parlée, où l’on pourra connaître son homme en le lisant.

Alors la dissimulation deviendra bien difficile. Les méchants ne supporteront pas le langage angélique, non plus que les bons le langage infernal. — Alors il n’y aura plus qu’une langue ineffable, sur la terre comme au ciel. — Alors il ne sera plus question de dictionnaires d’académie, de grammaires ni d’autorités grammaticales ; les fautes auront disparu comme les règles. — Alors chacun redoublera les consonnes ou les voyelles, heurtera, coupera, prolongera ses phrases selon ses caprices. — Alors les expressions et l’écriture accuseront la lenteur, la fougue, la bonne ou la mauvaise humeur, les dispositions et préoccupations du moment. Alors plus rien d’obligatoire ; mais les écrivains se sentiront entraînés vers la précision, la clarté, la grâce et l’originalité. Ces qualités seront mises en évidence par la liberté la plus étendue. — Dès la fin de ce siècle, les hommes qui ne se distinguent aujourd’hui que par plus ou moins de servile torpeur, ces mêmes hommes rivaliseront d’indépendance et d’émulation.


XIX


52 Je travaille comme le semeur, l’homme d’observation qui consulte le souffle des vents en jetant dans les airs un fétu de gramen.

Je prévois le temps où toute courbure sera redressée, toute humiliation relevée, toute calomnie réparée, toute route aplanie, toute difficulté vaincue, toute justice rendue. Je respire déjà la tiède haleine que nous envoie la Révolution pour annoncer sa prochaine venue ; je cours au-devant d’elle, les mains tremblantes, le cœur battant. Je respire dans l’avenir, je secoue rudement les chaînes d’aujourd’hui.

Au nez de la critique j’introduirai dans mes livres toutes les expressions familières, triviales même qui rendront bien ma pensée. Quand la langue française, médiocrement riche et harmonieuse, ne me fournira point le mot ou la consonnance désirés, j’aurais recours à d’autres langues. Quand je décrirai les mœurs des pays divers, j’emploierai les termes propres à la nation qui fera le sujet de mon étude. Me comprenne qui voudra maintenant ; je ne serai lu que plus tard.


Mes livres sont faits en vue des peuples qui sortiront de la grande révolution prochaine. Ils doivent contenir par conséquent beaucoup de locutions populaires, vulgaires, caractéristiques, beaucoup de mots étrangers au français, beaucoup de néologismes, soit de moi, soit des autres.

— Car les locutions populaires d’une époque représentent les habitudes qui s’introduisent dans une réunion d’hommes. Elles sont les feuilles vertes au moyen desquelles repousse incessamment l’arbre de la parole, l’arbre merveilleux qui balance ses mille expressions sur nous ainsi que des fleurs embaumées.

— Car les locutions vulgaires, triviales même sont précisément les plus expressives, les plus imagées. Dès lors pourquoi m’en priver de gaîté de cœur ? Pourquoi ne pas reprendre la vraie, la bonne tradition, celle de Rabelais, de Molière ? Pourquoi donc irais-je mettre des points, des astérisques afin de faire remarquer davantage aux jeunes personnes bien élevées les termes qui font 53 loucher leurs ombrageuses mamans ? En vérité, j’admire les écrivailleurs actuels. Ils trouvent moyen d’être prudes comme les précieuses ridicules, maladroits comme l’ours du jardinier, peureux comme des lièvres et fades comme des huîtres.

— Car les patois sont pareils aux membres du fœtus encore séparés dans l’utérus de la mère ; ils sont les premiers linéaments du nouvel idiome renfermé dans le sein des nations qui vont se confondre. D’abord ils y demeurent imperceptibles ; puis se développent, se réunissent, s’agglomèrent et forment le langage de la jeune race qui prend possession du globe. — Et Verbum caro factum est[2].

— Car toutes les langues actuelles fourniront à la langue future leurs termes les plus usités. Ces termes sont en effet comme les étiquettes voyantes que les peuples collent sur leurs costumes les plus remarquables afin qu’elles surnagent aux déluges transformateurs.

Le français restera la langue-mère d’où sortiront les langues nouvelles. Je donnerai donc à mes livres le français pour souche, et sur cette souche je grefferai toutes les expressions qui me conviendront, sans indiquer, par notes explicatives, à quelles sources je les puise.

Ainsi je résumerai tout autant qu’on puisse le faire dans le langage les mille phénomènes de décomposition, de recomposition, d’altération, de variation, d’hésitation, de transformation enfin de la nouvelle parole, et par suite de la société qu’elle représentera.

Et de même que l’usage fait des langues avec les patois, de même que le bon droit, la persévérance et le temps convertissent les minorités en majorités, de même avec le travail, les années et la discussion, mes idées rejetées d’abord de la plupart des hommes, seront ensuite démontrées vraies, même aux plus simples. Je ferai donc comme les prophètes ; je ne céderai pas aux bruyantes réclamations du plus grand nombre, je n’adopterai ni ses idées ni son langage : j’attendrai qu’il vienne à moi. Tel est mon bon plaisir !


XX


54 Je travaille comme le semeur, le bon vivant qui désigne ses compagnons par des sobriquets appropriés à leurs caractères.

Qu’on ne s’étonne pas de me voir ajouter presque toujours des épithètes qualificatives aux noms que je cite. Les appellations actuelles sont héréditaires, elles ne donnent aucune idée de ceux qui les traînent après eux ainsi que des sonnettes ne rendant qu’un son. Il est impossible aujourd’hui de se figurer une personne dont on ne connaît que le nom. À quoi donc bonnes une distinction qui ne distingue point, une dénomination à laquelle nous ne répondrions pas si nos parents, le maire et le curé ne nous avaient enseigné qu’elle doit être nôtre ?

La plupart de nos noms sont comme des outrages, des supplices, des infirmités qu’il nous faut subir. — La belle occasion de s’appeler Auclair quand on est intrépide boit-vin, et Boivin quand on ne vit que d’eau claire ! — N’est-ce pas une mauvaise chance d’être beau réellement et de s’entendre répéter Villain tout le long du jour ? — Ne trouvez-vous point une pire fortune encore d’être vilain de personne et Beau de par les registres de l’État civil ? — Quelles embarrassantes désignations que celles de Legrand pour un tout petit homme, et de Petit pour un géant ! — Je connais un malheureux Bienaimé que les gens de son village lapident sans pitié toutes les fois qu’il met le nez dehors, — une demoiselle Cercueil qui vient de s’engager dans les liens roses de l’hymen, — deux Gagneur qui ont fait, l’un dans l’autre, une demi-douzaine de banqueroutes, — une douzaine de Lenoir qu’on pourrait montrer comme albinos sans voler le public, — des centaines de Blanc qui sont bruns, — des milliers de Brun qui sont rouges, — une infinité de Rouge qui ne le sont ni physiquement, ni moralement, — un Guerrier, célèbre épicier de Paris, — un Pâtissier, médecin, qui ne commit jamais une brioche pratique. — N’était-ce pas J. Lebon, ce proconsul à la ventrière tricolore qui, si fraternellement, envoyait ses concitoyens dormir dans l’Atlantique ? — Le célèbre bulletin du bombardement de Sweaborg n’est-il pas signé d’un amiral Penaud ? — Et moi qui écris ces lignes, 55 moi socialiste et proscrit, ne suis-je pas affligé du plus aristocratique de tous les noms d’aristocrates ?

Encore ces noms sont-ils les moins choquants de tous : on peut s’en rapporter à moi pour épargner à mon prochain des plaisanteries blessantes ! Je ne parlerai donc point de toutes ces innocentes victimes qui s’appellent par naissance ou mariage : Cocu, Pointu, Cornu, Cornard, Canard, Lechat, Cochonnet, Lechien, Lerat, Lebœuf, Fricot, Maraud, Chicaneau, Moineau, Moricaud, Chameau, Ribaud, Moutard, Morveux, Rogneux, Tondu, Brûlé, Pelé, Lécorché, Asdepique, Claquedent, etc., etc. Une pareille litanie serait nauséeuse, et d’ailleurs inutile, chacun pouvant trouver parmi ses proches ou ses meilleurs amis des noms à faire crever de rire.

Ce qu’il y a de certain c’est que les désignations les plus insignifiantes sont encore les moins lourdes aujourd’hui. Ce qu’il y a de positif c’est qu’il en est beaucoup dont on rougit tellement que, pour en avoir d’autres, on implore l’entremise des tribunaux suprêmes. Comme si le gouvernement avait rien à voir en cette affaire ! Comme s’il pouvait contraindre à porter tel nom ou à quitter tel autre !

Ou plutôt oui, le pouvoir a ce droit ; vous le lui avez donné, vous ses sujets. Car vous l’avez institué conservateur de l’ordre social actuel. Or cet ordre contre nature sanctionne la possession héréditaire et abusive qui se maintient uniquement au moyen des appellations. Le nom, c’est le numéro d’enregistrement à l’aide duquel l’autorité retrouve toujours ses amés et féaux esclaves. Le nom remplace l’homme, son cœur et sa vie, comme le capital remplace la chose, la terre, le travail et la valeur réelle. L’homme et la nature ont disparu devant la fiction.

Ergo, chantez, dansez, mariez-vous ! Vous resterez Têtus, Tordus, Bossus, Bancals, Boiteux, Manchots et Sourds tant que cela sera dans l’intérêt et le caprice de vos maîtres et seigneurs.

Si ces arrangements vous conviennent, hardi ! Messieurs et Mesdames ! faites vite des enfants ; que des noms aussi gracieux que les vôtres ne soient pas perdus pour la postérité !

L’homme ne doit plus être baptisé dès sa naissance, au hasard, quand rien encore ne révèle ses penchants ; ni son père, ni son nourricier, ni son parrain n’ont le droit de disposer ainsi de son avenir. La femme ne doit plus être rebaptisée par le mariage. 56 Le fils ne doit plus être condamné perpétuellement à s’appeler comme ses honorés ancêtres.

Notre nom doit être l’épigraphe de notre vie, nous représenter sous notre aspect le plus général et le plus saisissant, de manière que, seulement à l’entendre, on nous connaisse comme si l’on nous fréquentait d’habitude. Notre nom doit varier suivant l’âge, le lieu, le temps et les événements. Il doit y avoir des noms d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de vieillesse. Il faut qu’on puisse en changer autant de fois que l’exigent la mobilité du naturel et les variations dans la manière de vivre. Aux uns il suffira d’un nom pour toute leur vie, les autres en useront autant que de chemises. L’essentiel, en un mot, c’est que l’État civil ne soit plus fixe, injuste et stupide comme le veut aujourd’hui le mode de possession.

Le surnom deviendra le véritable nom, ayant de bonnes raisons d’être, choisi par nous-mêmes ou par les autres, selon les événements, les incidents, les situations et conversations de notre vie. Nous le trouverons dans un accès de gaîté, de tristesse ou d’expansion, dans une de ces circonstances rares où l’homme se fait bien connaître. Comme tous les autres, l’usage de dénommer doit être soumis aux lois de la Transformation incessante et non plus aux codes de la Propriété.


XXI


Je travaille comme le semeur, le brave homme des champs qui se met à l’aise dans ses habits pour faire le plus d’ouvrage possible.

Selon moi, le costume de l’individu doit être en rapport avec le pays qu’il habite, la saison, la température, les circonstances et occupations de sa vie. La plus étroite des tyrannies est, sans contredit, celle de la Mode. Elle ne nous laisse pas un instant à nous-mêmes, elle nous fait surveiller par les mille regards de ses Argus et de ses fidèles, elle nous espionne dans nos moindres mouvements. Elle couvre d’un masque uniforme nos instincts les plus divers ; elle nous emprisonne de la tête aux pieds et nous 57 oblige à colporter notre prison sur nous par le chaud et le froid, le soleil et la pluie, les vents et la poussière, à la campagne comme à la ville. Elle nous pétrifie, nous momifie, nous ridiculise, nous cristallise, nous stalactise.

La forme trahit le fond. L’extérieur reflète l’intérieur. Assurément on ne peut pas juger d’un homme par le seul examen de sa mise, des protubérances de son crâne, des lignes de sa main, de l’expression de sa physionomie. Mais chacun de ces attributs superficiels indique une particularité de notre organisation profonde, et bien certainement l’on parvient à se faire une très juste opinion sur une personne en observant tous ces détails, en rapprochant et comparant les résultats de cette observation.

Notre costume révèle donc un côté de notre caractère, comme notre style, notre écriture et l’habitude de nos traits en révèlent d’autres. Sans accorder à MM. les tailleurs l’influence capitale à laquelle ils prétendent sur la marche de la Civilisation, sans élever pour ma part un nouveau système physiognomonique, sans tomber dans l’exclusivisme étroit, exagéré, mesquin de bien des gens, je soutiens cela. Je prétends que les habits sont aux mœurs ce que, dans le corps humain, le derme est aux muqueuses. Et de même que le bon ou le mauvais état de la peau fait juger du bon ou du mauvais état des voies intérieures, de même telle ou telle mise accuse telle ou telle disposition de l’être moral.

— Que les petits jeunes gens dont l’estomac regorge ne se permettent pas à propos de cette phrase d’insulter à la misère par quelques plaisanteries très spirituelles ! Comme eux je sais que la faim se cache du mieux qu’elle peut sous ses haillons. Mais le temps est aux réparations, petits rentiers doublés de cuivre et d’or. Et malheur à ceux d’entre vous qui riraient encore du pauvre ! Vos livres saints vous le disent : « malheur à qui se moque du pauvre ! il déshonore celui qui l’a fait. » —

Ce n’est donc pas aux malheureux que vont mes allusions. Non certes, je respecte trop leur infortune pour ne pas me découvrir devant elle chaque fois que je la rencontre. Mais je m’adresse à ceux qui, pouvant s’habiller comme ils veulent, sont toujours mis comme ils ne voudraient pas. Je parle de ces lâches qui aiment mieux se meurtrir tout le corps que de froisser un cheveu de l’Opinion, que de rogner un ongle au Préjugé griffu. Je parle de ces oisifs qui passent trois heures sur vingt-quatre à lutter contre l’entêtement d’un poil de barbe, d’un faux-col ou d’un nœud de cravate. Je parle de ces jolis hommes qui pestent, 58 jurent, ragent et transpirent devant le miroir de leur fatuité. Je parle de ces sachets ambulants qui nous asphyxient des senteurs du musc et du patchouly. Je parle de ces mannequins-annonces qui promènent leurs nouveaux habits sur les boulevards, à la plus grande satisfaction de leurs fournisseurs. Je parle de ces suppliciés du bon ton, serrés, guillotinés, étouffés, étranglés, ridiculisés, déprimés, comprimés, écartelés, ficelés, rembourrés, agraffés, boutonnés, tirés à quatre épingles, martyrisés, tortillés, torturés, qui seraient malheureux s’ils pouvaient respirer et marcher librement. Je parle de ces mignons esclaves qui se luxeraient pieds et mains, se perceraient oreilles et narines, s’il prenait fantaisie de le faire à la cour. Je parle de ces imbéciles sans défense qui livrent leurs membres aux habilleurs, et leurs têtes aux barbiers, à discrétion, miséricorde et merci. Je parle de ces poupées humaines dont on allonge ou rétrécit à volonté le visage, qu’on savonne, rase, pommade, frise, roussit, grille, plâtre, replâtre et retappe. Et qui restent là, plus patientes que des caniches qu’on tond ou des mulets qu’on ferre ! Et qui ne pourraient se passer un seul matin du contact gluant de la main du frater ! Je parle d’êtres vivants qui se laissent tailler en jardins anglais, en sacs, en boules, en momies, en brosses, en équerres, en pyramides, en triangles, en obélisques, ni plus ni moins que s’ils étaient des touffes d’ifs et des queues de cheval ! Ils font mon bonheur, ceux qui sont ravis de voir s’épanouir sur leurs faces une côtelette, une mouche, une impériale ou un as de trèfle ! Ils font ma joie, les héritiers de bonne famille qui s’attellent à leurs moustaches et tirent dessus pour leur faire gagner quelques lignes et défier le ciel de moins bas !

Mais non, je m’arrête. Ce persiflage me fatigue et me blesse moi-même. Je m’indigne de voir l’homme déformé de la sorte et de ne pas entendre les soupirs de son impatience, les cris de sa fureur. Je me demande comment il peut faire passer sous ce joug absurde sa gravité, sa force ; comment la femme peut y soumettre son bon goût, sa capricieuse délicatesse ; comment enfin l’être quelconque, imbu du sentiment de sa valeur, ne ressent pas une humiliation profonde quand il ne peut se distinguer de personne, même par la coupe de ses inexprimables. Oh quel siècle, celui dans lequel la même mesure toute petite, toute économique est applicable à tous les caractères, à toutes les intelligences, à toutes les tailles, à tous les vêtements ! Quel siècle, celui dans lequel les hommes cherchent à se défigurer le plus régulièrement 59 possible pour se rendre égaux ! Siècle où l’on est caricaturé, rapetissé, dénaturé, où l’on n’apprécie les gens qu’à la qualité de leur linge, où l’individu met tout son orgueil à réaliser le plus exactement possible les belles images du journal des modes !


Tout tombe sous le fer des prêtres de Psyché. Devant leur stupide déesse ils immolent en holocauste les longs cheveux qui encadrent si gracieusement les jeunes visages, les barbes soyeuses qui complètent l’expression de la physionomie, les couleurs naturelles qui lui donnent une animation propre. De leurs grossières mains ils veulent corriger la nature et retoucher l’ouvrage des années diligentes. Mais réjouissez-vous donc, civilisés, vous êtes comme des joujoux de carton entre les mains des coiffeurs, des tailleurs et des apôtres de Saint-Crépin ! L’homme, le roi de la nature, s’est incliné sous le peigne, le tranchet et le ciseau. Il râle dans un corset, souffre à pleurer dans des bottes vernies ; son front, son noble front porte la rouge empreinte du chapeau meurtrier.


Oh ! la très glorieuse, la très divine Mode, la mode tant célébrée, tant fêtée de nos jours, l’impudique, la banale, la laide, la traînée partout, celle qu’adorent des femmes métamorphosées en tours de crinoline et des hommes transformés en étuis de riflard !… Voilà ce qu’elle a fait des corps !


Et les âmes, les âmes ! Le plus endurci des anatomistes n’aurait pas le triste courage de décrire la noirceur, la corruption fétide de ces temps. Je ne suis pas bien sûr que l’habit ne fasse point quelque chose de l’homme ; mais ce dont je suis bien certain c’est qu’il en défait beaucoup. Celui qui porte toujours le même costume gênant est forcé de garder toujours la même attitude contrainte, de parcourir toujours le même cercle de connaissances attiffées, préparées, pomponnées, harnachées, guindées, crucifiées comme lui, de toujours gaspiller sa force et son intelligence dans les mêmes conversations, dans les mêmes intrigues frivoles. Le langage et les manières de ces singes à révérences souffrent à la longue de l’état contre nature où est réduit leurs corps. Le moral n’échappe pas plus à cette déformation par la Mode que les muscles, les nerfs, les articulations, les os même qu’elle finit par altérer, courber, ramollir. Quand 60 l’habit tient lieu de cœur, quand l’accessoire prend la place du principal, quand le détail absorbe le tout, l’homme doit bientôt disparaître, enseveli dans un corset et pliant sous un feutre.

La littérature au jour le jour donne une exacte idée des opinions, des réflexions de nos contemporains. Pouvez-vous lire un journal ? Moi je ne le saurais et j’en suis satisfait. Car je connais d’avance les renseignements positifs, les scandales de haut-lieu, les nouvelles très peu gaies, les détails authentiques, les allusions transparentes, les révélations de source certaine, les réceptions, allocutions, publications, mentions, nominations, suppositions, interprétations, diffamations et déception hautement intéressantes qu’il peut contenir, les assertions sérieuses, les graves appréciations qu’il avance aujourd’hui, qu’il démentit demain. Je sais que les malheureux correspondants et rédacteurs doivent tout mettre au conditionnel : la grossesse de l’impératrice, la supériorité de Shakespeare sur M. Ponsard, celle de la Ristori sur la Rachel, cette Israélite froide comme un vers de Racine, le bombardement de Sébastopol, la destruction de la puissance russe surtout, l’existence même des lois, leur droit même d’écrire. Je sais qu’ils n’affirment rien, ne garantissent rien, ne réfutent rien, et retiennent de tout cela seulement leur salaire. Je sais qu’ils couvrent le vide de leurs colonnes sous un insupportable jargon de haute école que vous retrouverez dans tous, sans aucune espèce d’exception. Je sais qu’il pèse sur le journalisme français une certaine dictature inavouable d’alinéa, d’orientalisme, de byzantisme, de décadence, de verroterie, de potichomanie, de ballet, de tables tournantes, de minauderies, de réticences, de conventions, de demi-confidences, de galanteries, de petits soupers, d’émaux et de camées, d’antiquailleries, de rocailles qui produit un intarissable bavardage, une phraséologie délirante, un argot sans antécédents en aucune littérature. J’ai constaté l’affreux désespoir des abonnés antiques du Constitutionnel ; ils s’interrogent anxieusement pour savoir où va le monde à ce train-là. J’ai vu des organisations à l’épreuve du vaudeville et de la poésie lamartinienne, ne pouvoir assimiler les premiers-Paris des princes de la presse ; je les ai vus y perdant la bravoure et l’intrépidité qu’ils avaient acquises en un demi-siècle de lectures très morales. Et je me suis demandé souvent, bien souvent, moi qui m’étonne avec peine, où s’arrêterait cette longue torture du sens commun. Mode ! vieille coquette, bigotte, hypocrite, ridée, tannée, surannée, passée, fardée, teinte, 61 déteinte et reteinte, je me suis demandé bien souvent quand cesserait la déplorable tutelle que tu t’arroges sur la jeune Pensée ?

On ne peut nier l’influence que costume et coutume exercent l’un sur l’autre. L’homme prend l’aspect extérieur de sa profession, le moine s’identifie complètement avec son habit. Le médecin est comme infusé dans son paletot aux larges manches ; le curé ne fait qu’un avec sa soutane crasseuse ; le propriétaire s’épanouit au coin de son feu en son ample robe de chambre ; l’ouvrier se balance gaîment dans sa blouse de travail ; le soldat reste droit comme un i dans l’uniforme qu’il tient de la munificence de son empereur ; la religieuse ne peut vivre que sous le voile qui cache aux curieux ses regards pudibonds. Étudiez la démarche compassée du pasteur protestant ; voyez venir à vous le pédagogue et le jésuite, les yeux humblement tournés vers la terre ; comptez les pas du notaire calculateur et les bonds de son clerc qui saute les ruisseaux ; examinez le ravissement de l’huissier quand il court opérer une saisie chez quelque pauvre diable ; entendez siffler le marin qui se rappelle les joies et les fureurs de la mer sa maîtresse, regardez comme il se balance sur ses hanches pour suivre le roulis de son navire aimé. Considérez le bourgeois d’Occident ! il a pris le grand deuil, il pleure la bonhomie, la franchise, l’hospitalité, la cordialité, les joies naïves de ses pères à jamais perdues pour lui. Tout est calculé dans son costume : la laine et la soie, le coton et le fil, le crin et le velours, l’honneur et le profit. Quand il prend du galon, il n’en veut pas trop prendre.

Dites maintenant si les costumes ne sont pas en rapport avec les travaux journaliers et les allures favorites ; dites si la mise de l’homme n’est pas chose importante dans sa vie ; dites s’il est possible d’immobiliser la liberté de chacun dans un vêtement fait pour tous ; dites si toutes les réformes ne se commandent pas, de la plus petite à la plus grande ; dites si jamais, dans l’avenir, on taillera les habits sur une guérite ou sur le gentil modèle qu’impose à tout un peuple la cupide imagination d’un tailleur à la mode ?

Sur les monts d’Italie, parmi les nuages bleus, les légères vapeurs, les sources cristallines, je vois danser l’Europe future, l’Europe artiste et libre : À ses flancs est nouée l’écharpe verte 62 et rose, le reflet terrestre de l’arc-en-ciel, le symbole de nos joies et de nos espérances. Elle tient à ses pieds la Mode agonisante, coiffée d’un chapeau-calèche, cuirassée d’un corset triple, gantée de chevreau, bottée à l’écuyère, armée d’un parasol et vaincue cependant.

De joyeuses multitudes l’entourent ; les airs tressaillent de concerts d’allégresse ; l’accord des harpes et des guitares, les éclats bruyants des instruments de cuivre sont répétés par les échos. Les danses et les rondes s’enlacent comme des guirlandes de fleurs. Rien ne peut aujourd’hui donner une idée de ce spectacle magnifique.

Oh ! les belles couleurs fraîches, variées et pures ! Oh ! les costumes aisés, gracieux, originaux et pittoresques ! Oh ! les mantilles, voiles, voilettes et basquines légères qui flottent dans le vent ! Oh ! les pantalons blancs, les turbans dorés, les calottes grecques, les panaches onduleux ! Oh ! les dolmans, les burnous, les talmas, les plaids d’Écosse, les vestes albanaises et palikares, les jaquetas castillanes et andalouses ! Oh ! les torsades déliées, les fines aiguillettes d’or et d’argent, les splendides broderies imitant les feuilles et les fleurs, les décorations de roses, d’œillets, de lys, de pervenches, de violettes et de pensées ! Oh ! les étoiles, les éclairs, les oiseaux, les papillons, les versluisants et les libellules figurés sur les habits ! Oh ! les armes bronzées et cuivrées, blanches et vermeilles ! Oh ! les fusils, les carabines, les longues épées, les larges sabres qui ne versent plus de sang. Les enfants les font battre sur les flancs des jeunes hommes qui les portent gaîment ! Oh ! les élégantes bottes à revers, jaunes et noires, minces, lisses, polies, vernies, ornées d’éperons d’or et de glands de corail ! La lune s’y mire et les chevaux sont fiers de les sentir dans l’étrier ! Oh ! les femmes, les anges, les nymphes, les déesses bien-aimées, vêtues de blanc, de rose, de vert, de violet et d’azur, trottant, galopant, valsant, polkant sur les gazons fleuris avec des zapatilles de soie ! Et les petits garçons éveillés, nus de bras et de jambes, avec de belles blouses, des arcs, des flèches, des cerceaux bruyants, des toques, des aigrettes, des plumes d’aigle et de paon ! Et les petites filles, les rosées, les rieuses, les follettes, les coquettes portant le frais costume de leurs jolies sœurs de Perth, la robe à carreaux, courte, large et brillante, comme les pierres précieuses des monts Calédoniens ! Et les chevaux hennissant, piaffant, caracolant, écumant, couverts de draperies écarlates, 63 fiers sous la selle arabe et les grands pistolets serrés dans les arçons ! Et les voitures rapides, faites de cristal, de bois de palissandre et d’ébène, roulant sur des routes jonchées de verdure ! Et les chamois, les gazelles, les oiseaux des champs qui viendront avec joie prendre part aux festins des hommes moins cruels !

En ces temps de liberté, de grâce, de bonheur et de fêtes, chacun choisira son costume dans l’étoffe et la couleur qui lui plairont davantage. Les tailleurs seront quelquefois consultés, rarement obéis. La forme, la longueur, l’ampleur des vêtements seront déterminées par la taille, la corpulence, les allures et la profession des individus. En général les hommes seront mis simplement et commodément. Quant aux femmes, elles rivaliseront de coquetterie naturelle ; elles imagineront des parures qui feront valoir leurs charmes, leur démarche et leur maintien ; elles seront remarquées pour leurs goûts et leurs caprices. N’étant plus enflées par les jupons et les accessoires, délivrées de tout corset, elles prendront enfin confiance en elles-mêmes ; elles croiront à leur mission sociale, à leurs droits équivalents à ceux de l’homme. Alors chacun étant différent de tous, l’originalité des costumes ne sera plus un ridicule, mais au contraire une qualité bien essentielle et comme le cachet apposé sur les caractères. Alors l’individu sera libre dans ses habits comme dans ses actes, comme dans ses discours. Alors la diversité remplacera l’uniformité ; l’animation, la monotonie ; l’assurance, la timidité ; et l’expansion, la crainte. La société des hommes se distinguera davantage de celle des animaux domestiques qui tous ont même pelage, même pas pesant ; elle sera plus conforme aux vœux de la nature, plus semblable aux corps célestes dont les clartés, les rayons et la vitesse diffèrent à l’infini.

Oh ! que ton règne arrive, Liberté ! Que nous soyons bientôt délivrés du fatigant aspect des foules humaines surmontées de tuyaux de poële, râlantes dans leurs habits étriqués ! Ou bien, si l’empire de la mode et la race du Badinguet-Triomphateur doivent subsister toujours, qu’on en finisse donc au plus tôt avec les derniers vestiges de l’indépendance individuelle. Que les chirurgiens, les dentistes et les mouleurs se saisissent de l’humanité malade ! Qu’ils la ténotomisent, lui posent des râteliers d’ivoire, la coulent dans des étuis de plâtre et la portent, radieux, au palais de l’Exposition universelle ! Assurément ce sera le chef-d’œuvre du génie civilisé. — Notre premier père 64 avec sa feuille de vigne et son regard modeste : passe encore ! Mais le bourgeois avec son faux-col, son parapluie, sa voix arrogante et son œil vaniteusement niais : impossible !


XXII

Je travaille comme le semeur qui ne cause guère. Il regarde, écoute et note toutes choses, s’inquiétant fort peu des distinctions subtiles des gens aux grandes paroles, des faiseurs d’embarras.

J’observe que la Liberté renverse les usages qui s’opposent à sa marche, je remarque la Nature se vengeant des sociétés quand elles méconnaissent ses lois ; je me réjouis que la compression ne puisse être supportée longtemps par le corps de l’homme non plus que par son âme.

Que les entêtés se résignent ! Toujours l’individu proteste contre les obstacles qui nuisent à son développement. Et dès qu’il se sent assez fort, il brise les chaînes de la Loi, de la Mode et du Préjugé qui le tenaient captif !


Quand j’étais au nombre des vivants et que je fréquentais le beau monde, j’ai vu la COUTUME, la vieille duègne importante et revêche, faisant tapisserie des heures entières, tandis que la jeunesse se divertissait aux quadrilles joyeux. Les petites filles n’en avaient plus peur, les jeunes gens la saluaient avec déférence, de très loin, mais la laissaient en place. Elle s’indignait, fulminait contre les dépravations mondaines, crispait ses mains sèches et passait entre ses dents l’aiguille de vermeil qui lui servait de contenance. À ses côtés étaient plusieurs autres filles laissées pour graine aussi, plus osseuses encore que la Coutume. L’une s’appelait Belle-Manière ; elle avait l’épine dorsale tordue, les jambes déboîtées à force de révérences. L’autre qu’on nommait Pruderie, cachait ses rides fardées avec un éventail jaunâtre. Une troisième, une anglaise rousse, Miss Bas-Bleu, se livrait à d’horribles contorsions en déclamant les vers salpêtrés et tonnants d’un poète incompris. Un vieux célibataire à la tête branlante, à la voix doucereuse, aux insinuations perfides, un vieux qui 65 puait l’encens et le camphre, leur servait à la fois de Léandre, de paravent, de partner au vhist, et souvent de danseur, dans les moments de grande utilité.

C’est pourquoi je vous le dis, générations qui nous suivez, qui vous ébattez encore sur le sein blanc de vos mères, vous conduirez les funérailles de la Vertu, de la Coutume et de la Modestie. — Lœtare !

Moi, je sème en chantant !


XXIII


Quand j’étais au nombre des petits savants qui se disputent la manne universitaire, je suivais assidûment les cours des écoles et les séances des assemblées. Là j’ai vu les étudiants et les sténographes reproduire des discours aussi vite qu’ils étaient dits. Moi-même, par un procédé qui m’était propre, je prenais des notes sans oublier une seule parole tombée des lèvres de l’oracle. D’où j’ai conclu que l’écriture ordinaire, la lente, la difficile, qui trahit nos efforts n’avait plus bien longtemps à exercer sa tyrannie sur nous.


J’entends beaucoup de conversations ; je lis beaucoup de lettres écrites en toutes langues, provenant de toutes classes de gens. Je m’aperçois que chacun s’affranchit insensiblement des règles de grammaire. Bien des abrévations pénètrent dans l’usage. L’on ne s’étonne plus trop des fautes d’orthographe ; l’on ne trouve plus singulier que tel esprit original accentue, ponctue, redouble ses lettres comme il l’entend.

Le nombre de ces révolutionnaires-là chaque jour augmente sans que le pouvoir y prenne garde, sans qu’il comprenne la portée de leurs protestations. Je connais bien des jeunes gens qui résolument font des barbarismes et des solécismes à rompre les nerfs racornis de tout le corps enseignant. Ils s’y trouvent suffisamment autorisés, depuis que nous sommes en empire, par l’illustre exemple du premier Napoléon.

J’ai tenu dans les mains de nombreuses correspondances anglaises. Et j’ai remarqué, non sans un vif plaisir, que nos voisins 66 et alliés avaient eu le bon sens de jeter aux orties les banales politesses dans lesquelles nous excellons encore. Oui ou non avec une signature, telle est la plus souvent la teneur de leurs réponses. À quoi bon davantage, si l’on s’entend ainsi ? Croyez-vous bien amuser les autres en les contraignant à lire ce qu’ils vous forcent d’écrire ? Qui se réjouira de ce ricochet de phrases pompeuses ? La Poste aux grelots tapageurs et votre papetier.

Moi, voyant se généraliser ces manières qui sont les bonnes, les faciles, les agréables, je m’assure qu’il y a réaction générale contre l’ennui causé par la correspondance, dès qu’elle n’est plus intime. Je m’assure qu’on veut en finir avec la phraséologie prétentieuse, et retrancher des rapports de chaque jour tout stérile bavardage. — Amen !

Moi, je sème en chantant !


XXIV

Quand je cherchais un fil d’Ariane, un sentiment, un principe, une pensée dans le labyrinthe si peuplé de la politique oiseuse ; quand je parcourais les journaux et que je les voyais lire aux habitués des cabinets de lecture, je remarquais bien souvent que les hommes les plus simples se permettent de discuter l’opinion d’un rédacteur renommé, de trouver la chronique sans intérêt, de critiquer amèrement d’abord, et ensuite de ne plus consommer du tout ces sortes de productions feuilletées.

Depuis, j’ai continué ces observations. Et maintenant je connais beaucoup d’honnêtes gens qui paraissent singulièrement contrariés quand on les surprend de l’avis de leur journal. Ils pensent qu’un individu ne doit plus s’imposer comme article de foi parce qu’il possède le moyen de se faire imprimer. Deux seuls journaux leur semblent écrits avec talent, le Peuple et la Presse dont les rédacteurs s’étudient à ruiner l’empire du Journalisme et des Partis pour le plus grand avantage de la Liberté individuelle.

J’ai vu le deux-Décembre, le plus honni, le plus barbouillé de sang des pouvoirs tyranniques, enfoncer ses éperons jusqu’au fond de la gorge du Journal, passer le mors entre ses dents écumantes et le conduire à fond de train à l’abîme d’abjection. À la suite de cette razzia brillamment exécutée, les roquets et griffons 67 à plumes ont si bien senti leur échapper l’esprit public qu’ils ont définitivement renoncé à se frayer eux-mêmes un chemin aux honneurs. Maintenant ils cherchent à se faire remarquer du Pouvoir et s’estiment fort heureux quand celui-ci les achète. Ne pouvant plus devenir maîtres comme en Février, ils se font domestiques comme en 1815. C’est l’aveu le plus complet de leur impuissance à reconstituer désormais en Occident un parti d’opposition.

Nombreux sont aujourd’hui les lecteurs qui recherchent les travaux originaux et se défient du jugement des critiques, ces maigres insectes qui s’attaquent aux plus beaux fruits. Les comptes-rendus, les censures des journaux, les approbations, improbations, brevets, diplômes des académies, universités et facultés, les programmes des partis, leurs listes préparatoires électorales, la dictature exercée sur les intelligences, tout cela devient impossible comme le gouvernement, le code et la majorité sociale enfantés par le Privilège. — Alléluia !

Moi, je sème en chantant !



XXV


Si la France ne peut plus imprimer les idées nouvelles, la Belgique, la Suisse, l’Angleterre, la Hollande, l’Amérique, avides de gain, se chargent de le faire. Cela revient au même aujourd’hui que des communications rapides et fréquentes relient tous les peuples, aujourd’hui que la Contrebande au pied leste saute en sifflant par-dessus le corps des douaniers dormeurs.

Si la censure officielle rend les journaux français nauséeux à lire et à écrire, il en résultera forcément que les littératures ancienne, étrangère, et celle de l’exil seront bientôt mieux connues et plus appréciées chez nous. Déjà se multiplient à Paris les traductions des auteurs de l’antiquité, celles des grands écrivains d’autres pays, et les éditions populaires à bon marché. La Bibliothèque-Charpentier, la Librairie nouvelle trouvent leur compte à ces entreprises. L’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Orient, les âmes de la vieille Rome et de la Grèce olympienne se réjouissent de la publicité que nous donnons à leurs œuvres. Ainsi l’éducation 68 française, si grandement défectueuse en ce qui regarde toute autre littérature que la sienne, se perfectionnera pendant les temps de mutisme que nous traversons ; ainsi la nation pourra se pénétrer des grandes maximes de justice et de liberté contenues dans tous les chefs-d’œuvre qui sont le patrimoine du genre humain.

Oh les sociétés à l’appétit bestial ! Oh le Pouvoir borgne qui ne voit rien, sinon que son existence éphémère est toujours menacée par un poignard aiguisé dans l’ombre ! Le Pouvoir ignorant qui supprime des journaux insignifiants et criards, qui s’inquiète des innocentes caricatures du Charivari, mais qui laisse imprimer, réimprimer et circuler partout l’Évangile, Dante, Byron, Goëthe, Rabelais, Molière, J. de Maistre et Proudhon ! Mais, Pouvoir paresseux et émeutier, tu n’as donc jamais rien lu ni rien su, que la Révolution te fasse perdre si facilement sa trace, sa trace éclatante comme le jour qui nous éclaire ! Oh pitié, pitié sur eux, les gouvernants, les pauvres d’esprit : ils ne savent pas ce qu’ils font ! — Kyrie eleison !

Moi, je sème en chantant !


XXVI


Je prévois la prochaine conclusion d’un traité de libre commerce entre la France et l’Angleterre, traité qui ne permettra plus aux seigneurs des gabelles d’exercer sur les voyageurs la dictature du sondage et du fouillage à vif. Alors les livres des proscrits franchiront les frontières qu’ils assiègent depuis si longtemps. Si cette littérature sait se rendre intéressante, elle ne pourra suffire aux demandes qui lui seront faites de toutes parts : l’homme, la femme surtout, la fille d’Ève la chatouilleuse, sont tellement avides du fruit défendu ! Les curieux, les gens importants, les amis du scandale et de la nouveauté, les membres des casinos de province, tous ces petits bourgeois touristes qui boudent le pouvoir, reviendront au sein de leurs familles, malins de visage, retroussés de nez, la bouche et les poches pleines de ce qu’on peut écrire à l’étranger contre l’ordre de choses régnant en France. Ils s’arracheront ces livres, ces brochures, les liront, les garderont précieusement sous verre, dans du coton, les cacheront, 69 les embaumeront, les feront dorer sur tranche parce qu’ils ne trouveront que là des vérités émises par des hommes libres de toute législation. Les gérants des journaux censurés s’arracheront des poignées de cheveux devant leurs caisses vides ; les procès pleuvront sur eux comme grêle dès qu’ils voudront se donner des airs un peu trop lestes. Les trafiquants britanniques se montreront pleins d’égards pour les proscrits qui leur feront gagner de l’argent. La Révolution roulera sur un char fait de livres sterlings !

Le jour enfin viendra dans lequel la pensée de l’individu remplira de terreur la force publique. Alors, si creux sera le sillon de justice tracé dans toutes les consciences que jamais pouvoir ne saurait le détruire. Alors l’Atlantique joyeux bondira sous les navires chargés de productions intellectuelles. Alors les hommes fixeront le rouge soleil sans être éblouis de sa gloire et de sa liberté. — Laudate !

Moi, je sème en chantant !



XXVII


Si je tempête pour assembler quelques lettres avec ma plume, combien s’impatientent davantage les imprimeurs quand ils choisissent, l’un après l’autre les caractères qui forment les mots ! La Découverte doit trouver bientôt le moyen d’épargner à l’ouvrier le fastidieux travail de composition. Il est impossible que nous ne disposions pas un jour de procédés sténotypiques analogues à nos procédés sténographiques.

Depuis sept ans seulement on imprime beaucoup plus vite et bien mieux que par le passé, grâce aux perfectionnements constants apportés dans le grand art de Guttenberg. À l’exposition de Londres fonctionnait une machine immense à laquelle on donnait des chiffons à avaler et qui rendait un journal noirci de dépêches et de mensonges, signé, timbré, plié, tourné du bon côté, en un mot tout prêt à être dévoré par les amateurs. — À la même époque, le Times et l’Illustrated London News pouvaient tirer à l’infini pour satisfaire aux exigences d’une consommation fabuleuse. — L’inévitable suppression de toute patente, de toute censure permettra bientôt l’établissement des bons ouvriers typographes 70 à leur compte. Cette multiplication des imprimeries déterminera la baisse de leurs tarifs par suite de la concurrence qui s’établira des unes aux autres. Peu à peu va disparaître ainsi l’intermédiaire capitaliste qui sépare l’écrivain de l’ouvrier.

Voyez à combien de relations sociales, d’avis, d’annonces, de programmes, de prospectus, de lettres de faire part, de bulletins, de communications de tous genres s’applique maintenant l’imprimerie. À mesure que la population s’accroît, que les intérêts se fractionnent, que les individus s’émancipent de la tutelle des sociétés, l’impression remplace la parole et l’écriture pour l’échange des offres et des demandes, pour la mise en circulation de toutes les nouvelles. L’affiche accompagne partout le chemin de fer et le bateau à vapeur ; elle est devenue comme la voix de ces coureurs muets.

Nous touchons au moment où l’intelligence, longtemps paralysée par les prodigieux développements de l’industrie, reprendra son essor au moyen de mille procédés nouveaux. La Pensée ne saurait rester davantage à la remorque de la Matière ; elle doit avoir sur elle une revanche éclatante et s’affranchir définitivement de l’empire des intérêts.

Je prends en pitié les banquiers et entrepreneurs qui font beaucoup de volume de leurs richesses transitoires. Je leur affirme qu’avant un demi-siècle l’homme n’aura de valeur que par son habileté, son activité, son vrai travail, son esprit inventif et son âme aimante.

Alors tant pis pour ceux qui sacrifieront encore aux Dieux du paganisme ! Tant pis pour ceux qui seront faits sur le modèle de Baal, avec une tête d’argent, des mains de cuivre et un lingot pour cœur ! Car l’homme ne placera plus son bonheur dans la soif de l’or. Car les déshérités briseront les images ; ils deviendront féroces, impitoyables, avides de jouissances, buveurs de sang. Ils glisseront leurs corps dans le lit des princesses et leurs mains dans les coffres-forts. Et l’épargne de bien des siècles sera dissipée, lavée, remise en circulation par eux en quelques jours de guerre civile.


Les visions de vengeance m’obsèdent ; il faut que je pousse des cris déchirants ! Les cieux vont faire pleuvoir sur les privilégiés des glaives de justice. Les flammes seront les robes écarlates des cardinaux et des juges tremblants. Le sol s’ouvrira sous les propriétaires pour qu’ils assouvissent enfin leurs convoitises d’argile. 71 Les forêts marcheront en agitant dans l’air leurs panaches touffus. Les montagnes crouleront et formeront des lacs en arrêtant le cours des torrents débordés. Les glaciers, les volcans et les mers seront de la fête ; ils chanteront aux prêtres éperdus un terrible Stabat. Les rayons des astres deviendront plus rouges que des traînées d’éclairs. J’entends venir les guerres, les soulèvements et les désastres qui remuent les empires jusqu’en leurs profondeurs. De son pied qui jamais n’arrête, la Révolution fouille parmi les Civilisés comme bûcheron en fourmilière. Pour ma part, je m’estime heureux au même titre que l’antique Bias et le moderne bohémien ; je puis tout emporter sur moi dans ce déménagement universel. Je n’ai rien à craindre des célèbres voleurs ; ils ne connaissent pas le prix de la parole. — Verbum sapientiæ !

Et je sème en chantant !


XXVIII


J’observe que dans les campagnes, les écoles et les ateliers, partout où l’homme est franc et simple, on se délivre décidément des manières apprêtées et de tous les esclavages qu’impose l’opinion. Là les individus ne s’appellent plus du nom de leurs pères. À moins qu’ils ne soient dénués de toute aptitude, on leur applique des surnoms qui répondent merveilleusement au côté remarquable de leurs personnes. De leurs baptêmes civil et religieux il n’est plus question que dans les actes officiels. — Dans les sociétés du bel-air, l’usage des sobriquets n’est pas moins répandu, bien qu’on ne les répète qu’à demi-voix.

Je ne sache pas un enfant gracieux, aimé de sa mère et de ses camarades ; je ne sache pas une femme jeune, intelligente et belle ; je ne sache pas un vieillard bienveillant et affable ; je ne sache pas un homme doué d’amour et de sensibilité qu’on désigne seulement par son nom légal. — Entre jeunes gens et jeunes filles, dans les familles unies, il y a des désignations qui répondent à tous les sentiments. L’antipathie, la sympathie, la protection, la force, la faiblesse, les qualités, les défauts, l’âge, la beauté, la laideur, la bonté, l’hypocrisie, la lâcheté, le courage, le talent, la simplicité, la ruse, l’activité, la paresse, tout cela se baptise avec 72 justice, esprit et à propos. — Dès qu’un homme public, empereur ou facteur rural, tranche un peu sur le commun des martyrs, on le distingue par une épithète qui passe dans l’usage et dans l’histoire. — Les mauvais hobereaux, les députés dégrossis, les négociants parvenus s’octroient généreusement des titres de noblesse en faisant suivre leurs noms par trop vulgaires de celui de leur village ou de leur lopin de terre. — Observez les relations des amants et des amis, vous verrez que l’affection humaine, quand elle devient intime, se traduit par des désignations différentes de celle que le hasard inflige.


Tout cela prouve que les noms héréditaires ne suffisent plus à nos rapports sociaux et qu’ils ont fait leur temps comme la famille légale dont ils perpétuent les rapines privilégiées.

Le temps est proche où l’autorité ne connaîtra plus les individus que par des noms officiels, inusités dans les affaires et le langage ordinaires. Alors les agents du gouvernement ne seront pas compris quand ils parleront de telle ou telle personne dans leur idiome grotesque, et l’on se moquera d’eux au lieu de faciliter leurs recherches. L’obstination qu’ils mettront dans la pratique de cette coutume ridicule contribuera, comme bien d’autres vexations, à les isoler davantage du peuple. En de pareilles circonstances, l’exercice du pouvoir deviendra tout à fait impraticable. L’Anarchie joyeuse saisira les fonctionnaires à la gorge, les étourdira, les refroidira sans miséricorde. On ne trouvera plus un seul gros ventru pour remplir le plus mince vide laissé dans les cadres administratifs. Les sociétés se dissoudront dans leurs profondeurs en même temps qu’elles perdront l’habitude de toute classification superficielle. La propriété se mobilisant par suite des nouvelles conditions du travail, les noms se mobiliseront par suite de la nouvelle existence faite aux individus. Ceux-ci tiendront plus à leur inviolabilité qu’aujourd’hui, quand ils auront librement accepté ou librement choisi le nom qui la sauvegarde. Le corps social se modifiera tout à la fois dans son organisme et dans sa physionomie. Tel le volcan qui ravage les entrailles du globe et répand sur la plaine ses produits embrasés, telle la Révolution parmi les hommes. — Gratias agamus !

Moi, je sème en chantant !


XXIX


73 Le besoin de faire constater sa personnalité se trahit chez ceux-là même qui paraissent y viser le moins, chez les très dociles de la bourgeoisie peureuse et du petit commerce. Non, jamais la police ne soupçonnera jusqu’où s’étendent les embauchages et les débauchages de la Révolution.

Le calicot tord son nœud de cravate avec l’intention longuement préméditée de se distinguer du vulgaire ; il fait valoir les effets qu’il porte, par une coupe et un dessin tout particuliers, par d’imperceptibles filets de couleur qui tranchent quelque peu sur le noir uniforme de ses semblables. — Le perruquier tire sa raie bien au milieu du crâne, ou sur le côté droit, tout au moins il proteste de quelques cheveux contre la ligne généralement suivie. — Le tailleur se singularise par les prétentions ambitieuses de ses pans d’habit ou des plis de sa culotte.

Ne demandez pas d’autres protestations à ces honnêtes boutiquiers. Chacun fait ce qu’il peut. C’est déjà beaucoup pour les lévites de la Mode de déclarer la guerre à leur patronne et d’imaginer, dans un accès d’orgueil, que l’homme puisse adapter anarchiquement ses habits à son corps.


Les libres, ceux qui s’absorbent dans un travail sérieux, défient depuis longtemps les mille vexations de l’Usage. Ils sentent que l’âme ne saurait être grande en un corps enchaîné. — L’artiste et le révolutionnaire laissent croître cheveux et barbe tant qu’ils ne sont pas gênés par leur longueur. — L’homme des champs, l’homme de lettres, l’homme de mer, l’ouvrier enfin, le bon ouvrier, quoi qu’il fasse, où qu’il vive, se met à l’aise pour faire son œuvre. — Le fonctionnaire lui-même, étiquette marchante, légale et vivante, se débarrasse avec joie de son harnais d’esclave dès qu’il rentre chez lui. — Le militaire, encore plus étranglé que nous, sollicite de ces chefs la permission de se vêtir en bourgeois le plus souvent possible.

Dans les sociétés les plus maniérées, on méprise l’homme qui passe sa vie devant un miroir. L’uniformité répugnante de 74 la mode, ses absurdes rigueurs, ses sottes velléités de dictature suscitent chaque jour de nouvelles protestations contre son empire. Chacun tremble de ressembler à son voisin, bien que chacun s’efforce d’imiter tout le monde. L’individu met soigneusement à profit le peu d’indépendance qui lui reste pour signaler ses plus minces tendances originales.

Voyez comme il s’insurge au moyen de cette moustache droite, collée, rattée, frisée, retroussée, vernissée ! Comme il dessine ses allures, sa pose, son regard en traversant les promenades ! Comme il étudie la pointe et le talon de ses bottes, le rebord de son chapeau, l’envergure de son faux-col, ses boutons de chemise, la composition de ses breloques, la fixation de son lorgnon dans le coin de son œil ! Comme il porte volontiers lunettes et postiches, comme il exagère même, à dessein, la simplicité de sa mise ! Et comme la moindre bizarrerie d’une personne excite l’envie de toutes les autres !

Ah ! c’est un bien monotone spectacle de voir défiler dans nos rues l’interminable procession des gens comme il faut ! Combien plus déplorable il serait encore, si les vêtements se déchiraient du col à la braguette et laissaient voir les âmes noircies qu’ils couvrent de leur voile !


Quoiqu’il en soit, il faut accepter les protestations même les plus timides. Il faut en conclure que l’originalité de l’homme ne peut pas être anéantie, mais qu’elle est amoindrie, gaspillée dans des détails qui font la honte de notre bon goût et de notre bon sens.

Cependant nous sommes pressés par des questions si hautes, si suprêmes que nous ne pouvons plus dépenser notre vie dans les mille futilités de l’étiquette, et qu’il faut nous en délivrer à tout prix, sans regret, sans retour… Ou mourir avec elle, saignés par mille épingles.


En l’air donc castors, corsets, cravates, crinoline, polissons, tours, mollets et toupets et perruques ! Que la Valse, l’infernale, trépigne sur des lambeaux de fracs, de livrées et de galons ! Que le voluptueux Fandango secoue de ses doigts maigres les gants et les anneaux trop serrés sur sa main ! Que l’Humanité passe en tournoyant sur ses vieilles défroques ! Qu’elle soulève de son pied cambré des nuages de poudre, de fard, de plumes et 75 de senteurs malsaines ! Que coiffeurs, tailleurs, chemisiers, corsetiers, bonnetiers effarés, modistes catarrheuses se pâment une bonne fois pour ne plus reparaître sous des formes si sèches ! Que les générations nouvelles se plongent dans des bains de lait et d’ambroisie, qu’elles en sortent fraîches, roses, parfumées, brillamment vêtues, mais libres dans leurs mouvements, agiles, gracieuses, élégantes, diaprées de mille couleurs, drapant leurs formes ravissantes dans des parures plus ravissantes encore ! — Ave stellœ matutinœ ! !

Moi, je sème en chantant !


XXX


Je travaille comme le semeur. Il met de l’amour-propre à son ouvrage, et ne le trouverait pas bon si d’autres que lui s’avisaient d’y toucher.

L’homme est ainsi fait. Il se croit bien différent de tous ceux qui l’approchent, et cependant les appelle ses semblables. À moins d’être contrefait, galeux ou nègre, il n’est pas un individu qui ne s’estime supérieur à son voisin dans toutes les attributions qu’il préfère. Non, pas un de nous ne consentirait à donner sa nue personne en échange d’un autre également dépouillée de titres, de prestige et de fortune.

L’homme est bien fait ainsi. Cette bonne opinion qu’il a de lui-même sauvegarde sa liberté propre et maintient l’harmonie dans notre petit monde au moyen de la variété.

Dès que nous nous écartons de cette notion de diversité, nous arrivons à celle de similitude ; de la notion de similitude nous passons à celle d’égalité par un tout petit sophisme à la façon de Babœuf, Condorcet, Jean-Jacques, Lycurgue, Robespierre, Louis XIV, et Loyola, le niveleur de cadavres !

Et quand nous en sommes à ce point, adieu la liberté, adieu les droits de l’homme ! Nous voilà dans l’esclavage, tête et génitoires ; notre intelligence et notre race râlent à jamais sous les serres du plus fort. Les gouvernants couchent nos revendications anarchiques dans de beaux draps en papier blanc qu’on nomme 76 des chartes. Les salves joyeuses du canon bercent, endorment les peuples volés. Ronflez Te Deum ! L’ordre règne dans les cités pantelantes !

Se ressembler, se rassembler, être ressemblants, être rassemblés, c’est toujours même chose. Les semblables, les pareils, les égaux peuvent être réunis.

Or une réunion suppose un ordre, une classification, une tête, une queue, un juste-milieu, une direction, une obéissance, un mot d’ordre, des devoirs, des supérieurs, des inférieurs, des riches et des pauvres.

De là les rois, les sujets, les dictateurs, les plèbes, les maîtres et les esclaves. De là les théocraties, les aristocraties, les démocraties, les autocraties, les bureaucraties, etc., etc. De là des chaînes, des balles, des canons, des écus, des pieds lourds de despotes et d’usuriers foulant, pelant la tête des nations, marchant, roulant sur elles comme sur l’arène des chemins. De là le Mal, la Guerre, les Émeutes, les Coups d’État, la Misère, les noyades, les mitraillades, la Saint-Barthélemy, Néron, Bonaparte, Hérode, Pilate et Samson-le-Bourreau !

Hommes ! je vous le dis, si vos droits sont égaux, vos natures sont diverses. Quand vous parlez l’un de l’autre, ne dites donc pas mon semblable, dites mon différent. Et croyez que c’est avoir beaucoup fait pour le Droit que d’en avoir posé nettement les termes relatifs. Croyez que la langue donne la mesure des coutumes, et que, parmi les gens qui se dirent pareils, le plus petit nombre est super-posé, et le plus grand sous-mis. Croyez enfin que, si la conservation des droits de chacun est remise aux mains de tous, les hommes deviennent solidaires dans l’esclavage, dans la souffrance, mais jamais dans la liberté, jamais dans le bonheur.

L’égalité des personnes est un guet-à-pens, une souricière sociale dans laquelle se démènent encore les Cosaques et les partisans de M. Cabet. Moi, qui prétends être différent des autres, je suis plus juste, plus libre, et surtout moins ambitieux que les chefs communistes. — Principes sacerdotum !

Et je sème en chantant !


XXXI

77 Je travaille comme le semeur. Il fait passer devant lui l’homme de labour dont la charrue tranchante remue les couches du sol, les mêle et les rend propres à la culture. Car il sait que le bon grain ne lève pas dans les terres mauvaises, creusées par les insectes sans ailes, les taupes aveugles, les fourmis peu prêteuses, les lapins rongeurs, les animaux voraces, avares et rampants.

Ainsi moi, sur le champ social troué par les bourgeois, épuisé, sec, aride, j’appelle les laboureurs du Nord, les barbares aux longues lances qui creusent les sillons avec des bombes, qui leur font boire du sang et manger des cadavres. Je les convie, pour le salut des hommes, à brûler, herser, détruire, droit devant eux, toutes les richesses et toutes les misères de l’Occident.

Slaves, mes frères, au fond des steppes où l’on vous a parqués, ne restez pas sans vie comme une race déchue ! Relevez-vous ! Marchez, galopez, bondissez sur vos libres cavales ! Rassemblez-vous, hurlez, exigez qu’on vous guide aux rivages des mers où croissent la vigne, l’olive et les beaux fruits !

Et moi j’applaudirai. Moi j’écouterai vos clairons de combat depuis la solitude où j’épie l’avenir. Car mon âme se consume de langueur dans l’étroite enceinte du présent ; car tout m’irrite, me blesse, me désole en Civilisation ; je ne puis y réaliser le moindre de mes rêves sans de grandes souffrances. Tout m’y paraît sans éclat, sans parfum, sans attrait, sans beauté, sans honneur, sans grandeur. Elle-même, la Poésie n’égare que des reflets plus pâles que la lune dans les nécropoles modernes.

Et tout autour de moi, les meilleurs êtres souffrent : les beaux petits enfants, le vieillard vénérable, le travailleur robuste, l’artiste de génie. Et pour eux tout est mort : la foi, la liberté, la patrie, le bonheur et le divin amour ; tout jusqu’à l’espérance, tout hormis la détresse.

Venez, accourez donc, ô Slaves, ô beaux guerriers ! Rachetez-nous, sauvez-nous, réchauffez, régénérez de votre sang l’Europe 78 décrépite ! Afin que sur ce nouveau terrain fleurissent les mœurs et les coutumes heureuses que je viens de décrire, et qui seront comme l’épanouissement du nouvel arbre ethnographique aux racines vivaces et profondes, au vert feuillage embaumé. — Ave ! salus, spes unica !

Moi, je sème en chantant !


XXXII


J’ai dit en mon cœur :

J’aime, je pense, j’écris. — Mais il n’y a plus de lumière sous le soleil, plus de justice sur la terre. Tout est corrompu, tout est assombri par le trafic et l’usure. L’espèce humaine est un ulcère. Le Bien et le Mal sont rivés l’un à l’autre par un gros anneau d’or !

Intérêts des intérêts : ah, tout n’est qu’intérêt !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta vocation t’appelle : suis-la ! — Parle quand elle te commandera de parler, écris quand elle t’ordonnera d’écrire, aime quand elle te dira d’aimer ! »

— « Donc j’ai suivi la parole de mon attrait. Et je publie ce livre sans m’inquiéter des hommes, de leurs éloges ou de leurs blâmes.

Et je sème, et je chante, et je crie : Liberté !


J’ai dit en ma pudeur :

J’édite ce livre. — Ce n’est pas de l’or, ce n’est pas du plomb, ce n’est pas de la chair fraîche, ce ne sont pas des mensonges que j’apporte aux civilisés. Donc ils ne m’estimeront pas comme le banquier juif, donc ils ne me couronneront pas comme le mitrailleur de Décembre, donc ils ne me paieront pas comme une fille publique, donc ils ne m’écouteront pas comme leurs avocats bavards et méchants !

Corruption des corruptions ; tout est corruption !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta révolte t’appelle : suis-la ! — Que t’importe une opinion vendue, marchandée, traînée dans les colonnes des journaux, sur tous les pans de mur, dans la boue des ruisseaux ? Pourquoi 79 prendre souci des pays en servitude, de races en décadence ? Le glaive du conquérant, le glaive exécuteur de la Révolution, va frapper tout cela d’anéantissement ! »

— Donc j’ai suivi le cri de ma révolte. Et je publie ce livre non pas pour les nations caduques, tremblant au bord de leurs fosses, mais pour les peuples jeunes, soulevant leur linceul de neige comme des primevères sous le nouveau soleil.

Et je sème, et je chante, et je crie : Liberté !


J’ai dit en mon isolement :

Si je me place au point de vue de mon père et de ma mère… — Ce livre n’est pas un héritage, mais une dépense ; ce n’est pas un titre officiel, mais une récidive anarchique ; ce n’est pas enfin un compliment très présentable que je leur envoie pour le premier jour de l’année.

Dépendance des dépendances : tout n’est que dépendance !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta liberté t’appelle : suis-la ! — Chaque chose en son temps. C’était jour d’allégresse au foyer de famille quand un testament venait y reposer son aile funèbre. C’était jour d’allégresse quand, écolier docile, tu rapportais au père un diplôme après l’autre. C’était jour d’allégresse quand, au premier Janvier, tu faisais à la mère les compliments d’usage. Maintenant tu es homme et ne dois plus fléchir. »

— Donc j’ai suivi la parole de ma liberté. Et m’élevant au-dessus de tout préjugé vain, je publie ce livre non contre ma famille, mais pour l’humanité.

Et je sème, et je chante, et je crie : Liberté !


J’ai dit en ma tristesse :

L’ouvrage de mes mains, le travail de ma tête ne sont pas des titres de protection dont je puisse faire part à mes amis. Je ne suis ni puissant ni riche. Et plus j’étudierai, plus je méditerai, plus je découvrirai, plus aussi je vais me créer d’acharnés adversaires.

Jalousie des jalousies : tout n’est que jalousie !

Et la Raison m’a répondu :

« L’humanité t’appelle : suis-la ! — Tes ennemis vieillissent tous les jours, et tes amis s’approchent de toi sur les nuages de feu qui portent l’Avenir. Tu n’es plus soldat d’un parti, mais citoyen 80 d’un monde. À toi de prouver que tu mérites cette grande naturalisation ! »

— Donc j’ai suivi l’inspiration de l’humanité. Et je publie ce livre, faisant peu de cas des amitiés banales qui pleuvent sur l’homme, comme oiseaux sur le mil.

Et je sème, et je chante, et je crie : Liberté !


J’ai dit en mon dépit :

D’où vient que toute revendication en faveur du droit est punie, dans ce monde, comme un outrage aux lois, comme un crime de lèse-majesté sociale ? D’où vient que les bons souffrent, que les méchants prospèrent, que les peuples sont conduits, enchaînés comme des troupeaux ?

Injustice des injustices : ah, tout n’est qu’injustice !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta conscience t’appelle : suis-la ! — Dans les marais saumâtres l’affreux crapaud triomphe, sur les ruisseaux de fange voltigent les insectes aux appétits immondes. Là tout n’est que désordre, torpeur, asphyxie, compression, désolation ! Telles nos sociétés. Mais l’eau reprend son cours limpide, mais la gangrène tombe en poussière de charbon, mais rien ne demeure stagnant sur le globe qui tourne. Tout mûrit au soleil, tout verdit à la pluie ; dans sa course sans fin la Révolution redresse les torts, répare les injustices, sauve les hommes et les empires. »

— Donc j’ai suivi la clameur de ma conscience. Et je publie ce livre pour défier les tribunaux, les gouvernants et les avortons d’hommes qu’on appelle des rois.

Et je sème ; et je chante, et je crie : Liberté !


J’ai dit en mon découragement :

Pourquoi persister dans une lutte sans espoir ? Pourquoi ne pas t’abandonner sans résistance à l’égoût aux eaux noires qui promène la honte par tous lieux d’Occident ?

Impudeur des impudeurs : ah ! tout n’est qu’impudeur !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta fierté t’appelle : suis-la ! — Parmi tous ces coureurs de fortune, ces diplomates d’antichambre, ces orateurs de salon, ces crocheteurs de fonctions serviles, parmi tous ces gueux en habit noir, relève-toi, dresse-toi comme un remords vivant. La Gloire est la fille libre que réjouissent l’air des monts, le grand soleil et le feu du travail. Elle meurt de dégoût dans les foules 81 pressées où des hommes sans délicatesse, sans courage et sans cœur l’obsèdent, par milliers, de leurs convoitises brutales. »

— Donc j’ai suivi l’appel de ma fierté. Et je publie ce livre pour faire honte de leur laideur aux mendiants, aux parasites et aux valets de ce demi-monde :

Et je sème, et je chante, et je crie : Liberté.


J’ai dit en mon étonnement :

Comment se fait-il que les civilisés taxent de folie toute œuvre originale ? Comment se fait-il que toute autre ambition que celle de la fortune leur paraisse inutile, condamnable ? Comment se fait-il que l’ouvrier, l’artiste, le penseur succombent, privés de tout, abreuvés de dédains, s’ils ne se vendent pas ?

Misère des misères : ah ! tout n’est que misère !

Et la Raison m’a répondu :

« Ton désintéressement t’appelle : suis-le ! — De nos jours, l’habitude est une seconde nature, et l’intérêt un besoin vital. L’Épargne, la Gêne, la Médiocrité s’effraient de tout ce qu’elles n’ont pas coutume de voir. Le siècle est si bien habité, la confiance est si grande que le premier soin de deux bourgeois qui se rencontrent, est de veiller sur leurs mains et leurs poches. Amitié, haine, considération, protection, négoce, tous rapports commencent, finissent et se résument par une question d’argent. Malheureux les désintéressés tant que dureront ces ignobles saturnales ! Mais heureux dans l’avenir les pauvres de fortune, les riches de talent !

— Donc j’ai suivi la pente de mon désintéressement. Et je publie ce livre pour donner à tous les trafiquants du jour l’exemple d’un fou sacrifiant sa position à la passion d’écrire, son avenir d’un jour, son existence d’insecte à ses rêves d’ange et d’éternité.

Et je sème, et je chante, et je crie : liberté !


J’ai dit en ma désillusion :

Qui saura distinguer le libre de l’esclave, le juste du pervers, et le droit du courbé ? Car maintenant les hommes sont tous menteurs, masqués, aplatis et tremblants et rampants.

Confusion des confusions : tout est confusion !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta colère t’appelle : suis-la ! — Les arrêts de la majorité sont faits à son image. Dans cette bande de mauvais larrons qu’on 82 appelle notre société, le droit se trouve avec les pauvres, les accusés, les prisonniers, les condamnés à mort. »

— Donc j’ai suivi l’emportement de ma colère. Et je publie ce livre pour la glorification des misérables, des criminels que le monde provoque et tue lâchement.

Et je sème, et je chante, et je crie : liberté !


J’ai dit en mon indignation :

Pourquoi le peuple chante-t-il les louanges de ses oppresseurs ? Pourquoi fait-il fumer l’encens devant eux ? Pourquoi méprise-t-il, ignore-t-il au contraire et couvre-t-il d’opprobre ceux qui sont meurtris, persécutés en défendant ses droits. L’indifférence du peuple, c’est le pire des dégoûts, l’irréparable mal !

Désespoir des désespoirs : tout n’est que désespoir !

« Ta dignité t’appelle : suis-la ! — Le peuple est ignorant, le peuple est décimé. Le peuple a faim, le peuple a froid. Le peuple n’entend rien, ne voit rien, ne sait rien, sinon qu’il lui faut la vie de sa journée. Le peuple élève au trône l’homme qui lui tend du pain au bout des baïonnettes, il court au pilori voir exposer ses frères, les gueux d’émeute et de potence. Hélas ! ventre affamé n’a pas d’oreille ; le peuple est réduit à mendier sa peine, à mendier son travail et son salaire. »

— Donc j’ai suivi les conseils de ma dignité. Et je n’ai fait aucune avance, aucune concession pour obtenir les éloges du peuple, et j’ai témoigné de mon amour pour sa juste cause en ne le flattant pas. Et je publie ce livre pour donner une leçon de savoir-vivre aux courtisans des chiffonniers !

Et je sème, et je chante, et je crie : liberté !


J’ai dit en ma désolation :

Le travail est maudit ; l’ivraie court par les blés. L’usure est souveraine et la pensée captive. L’enfance est un martyre, la vieillesse une agonie, le prolétariat, un grand champ de carnage. L’homme n’aime la femme que le matin.

Lâcheté des lâchetés : tout n’est que lâcheté.

Et la Raison m’a répondu :

« La rédemption t’appelle : suis-la ! Pour tous ceux qui sont méconnus, abaissés, prostitués ; pour tous ceux qui souffrent, pour tous ceux qui attendent : combats ! La Justice le veut ; tu vaincras en son signe ! »

83 — Donc j’ai tourné mes regards vers la croix du Libre, du Juste qui révolutionna le monde à l’accent de sa voix. Et je publie ce livre à la veille d’une rédemption prochaine, complète, immense.

Et je sème, et je chante, et je crie : liberté.


J’ai dit en mon effroi :

Je suis un abîme de contradictions. — Quand la terre pure et riante resplendit au jour, je voudrais m’élancer dans les plaines du ciel pour l’avoir sous mes ailes, la chanter, l’adorer comme les libres oiseaux. Cependant, je ne sais quelle tristesse poignante, quel amer sentiment de l’impuissance humaine me retiennent enchaîné dans une chambre triste, sur quelque pauvre ouvrage, ironique avortement de conceptions plus vastes. Pareil à l’antique supplicié, je vois des harpes suspendues à tous les saules, et ma main s’en approche, et les branches s’élèvent comme des ressorts : et je ne puis chanter ! Ô misère ! Ô faiblesse ! Tantôt mon existence est une âcre débauche de douleur, tantôt un suave délire d’inspiration. Amant de l’avenir, me traînant sur l’argile, je tremble et me débats comme l’alouette blessée.

Tristesse des tristesses : ah tout n’est que tristesse !

Et la Raison m’a répondu :

« Ta sensibilité t’appelle : suis-la ! — Rien n’arrive au hasard. De nos luttes intérieures jaillissent, en déchirant, nos pensées paresseuses. Les autres sont éprouvés comme toi, mais tous ne trouvent pas l’accent de leurs souffrances. Sois donc heureux de savoir traduire les tiennes, employer ton exil et poursuivre ta voie. »

— Donc j’ai mis contre mon flanc l’aiguillon de ma sensibilité. J’ai pris plaisir à me faire saigner, à recueillir le sang à mesure qu’il coulait. Et je publie ce livre pour apprendre à l’homme qu’il ne doit jamais trop douter de lui-même et de l’utilité de ses sensations.

Et je sème, et je chante, et je crie : Liberté !


XXXIII

84 Comme dans un pur cristal, le visage répond trait pour trait au visage, ainsi ce livre résume toutes les observations, impressions, émotions, souvenirs et aspirations de mon être.

Comme l’Écho répète, son pour son, tous les bruits qui le frappent, ainsi ce livre reproduit fidèlement toutes les préoccupations, agitations, fièvres sociales et politiques du siècle qui m’entoure.

De même que le Crépuscule précède la nuit, de même ce livre précède le terrible Cataclysme qui plongera l’Europe dans d’épaisses ténèbres. Aussi l’on y trouvera des pages voilées de deuil, tachées, pour ainsi dire, et de poudre et de sang.

De même que l’Aurore paraît avant le jour, de même ce livre paraît avant la Résurrection des peuples et des hommes. Aussi l’on y lira des lignes tracées en rose, joyeuses, dansantes, pour ainsi dire, aux accords des harmonies futures.


Ainsi que la Mer reflète les cieux et les abîmes entre lesquels elle mugit, prisonnière éternelle, ainsi ce livre reflète l’Avenir et le Passé entre lesquels se consument les jours errants de son auteur.

Ainsi que l’aigle altier, trônant sur l’Alpe sombre, peut fixer le soleil plus rouge que du sang, ainsi moi, du seuil de cette vie désolée, j’ai pu lire ce qu’on verra dans l’ardente Cité de l’Homme futur.

Et je l’annonce aux villes croûlantes de la Civilisation. — Que celui qui a des oreilles écoute !


Qu’il aille maintenant ce livre !

Il n’est fait exclusivement pour aucune époque, aucun pays, aucun âge, aucun sexe, aucune classe sociale. — Mais il offrira de 85 l’intérêt dans cent ans comme à présent, à Paris comme à Pékin, aux jeunes gens comme aux vieillards, aux femmes comme aux hommes, aux nobles comme aux gueux. — Les maris pudibonds en défendront la lecture à leurs chastes épouses, et celles-ci le cacheront à leurs innocentes filles pour le garder plus longtemps sous leur blanc oreiller.


Qu’il aille, ce livre !

Mon père le trouvera dépourvu de sens. Qu’importe ! Je suis plus âgé que mon père : j’ai vu davantage, j’ai plus songé que lui. — Les tribunaux le condamneront comme immoral, infâme. Qu’importe ! J’ai plus de probité dans l’âme, de droiture dans l’esprit que les pourvoyeurs de la mort : je ne suis pas lâche, scélérat, assassin, comme les juges très honorés qui revêtent la toge. — La nation française le désavouera. Qu’importe ! Je suis bien plus grand que la nation française, moi qui confonds ma chétive existence avec l’existence infinie de l’Univers. — Les républicains d’Occident le brûleront. Qu’importe encore ! Je suis bien plus jeune que les républicains expirants, moi qui ne saurais adhérer au programme d’aucune secte existante, moi traqueur de vérités, moi qui chaque jour, à chaque heure, modifie mes opinions en les agrandissant, moi qui ne veux pas même prendre d’engagements avec ma conscience et ne saurais répondre de ma libre pensée du lendemain.


Qu’il aille, ce livre !

Tant que durera l’épouvantable décadence présente, il n’aura pour lui que de rares proscrits et de timides sympathies personnelles. — Cependant on le trouvera dans les contrées lointaines. Il passera mers et frontières en contrebande, page par page, morceau par morceau, comme les feuilles d’automne par les vents emportées, les feuilles qui fertilisent le sol sans que l’agriculteur prenne soin de les répandre.


Qu’il aille, ce livre !

Ce n’est pas un écrit ; c’est une volonté, c’est un acte, c’est toute une conduite qui se déroule devant le public. À toutes les questions insidieuses il répondra franchement, clairement, par oui ou par non, comme un enfant gâté. Au mensonge il opposera la vérité, la lumière aux ténèbres, l’intérêt de tous à l’intrigue des partis. Il chantera le travail et la joie comme un nombreux 86 orchestre ; il tonnera la guerre, hurlera le tocsin comme cent canons, comme toutes les cloches d’un empire ; il battra, rompra les vieilles digues du Monopole, avec fracas, avec furie, comme les vagues triomphantes de l’Océan !


Qu’il aille, ce livre !

Depuis qu’il est écrit, je sens ma conscience allégée d’un grand poids. Dans le flot de paroles qui roule sur le monde, du moins j’aurai jeté de nouvelles pensées ; au milieu de la torpeur de tous, du moins j’aurai fait preuve de haine, d’amour et de conviction ; j’aurai fait feu du moins sur tous les grands voleurs !

Qu’il aille, ce livre !

Par les écrivassiers, écrivailleurs, classiques, critiques, didactiques, journalistes, moralistes, puristes, scribes et pharisiens je le sens commenté, matagrabolisé. J’entends d’ici leurs plumes irritantes, criantes qui l’annotent, l’écorchent, le noircissent, le salissent avec rage. Je vois les chefs de parti fainéants, envieux, se signer quand ils en parlent, l’exorciser, le dénaturer, le hacher pour le servir en toasts à leurs prétoriens qui leur crieront bravo !


Qu’il aille, ce livre !

Je ne saurais donner une idée du travail, des rêves, des découragements et des jouissances qu’il m’a coûtés. — Mais les hommes perspicaces y découvriront sans peine bien des cicatrices à peine fermées, bien des germes d’espérance, bien des illusions couchées le long des lignes, bien des projets qui s’appuient sur elles pour s’élancer, joyeux, dans le vaste futur.


Qu’il aille maintenant, ce livre !

Je me donne avec lui. — Comme lui je vais passer par bien des mains : mains brunes ou blanches, amies ou ennemies, propres ou crasseuses, maigres ou potelées ; fines mains de jolies femmes, mains adroites de couturières, mains calleuses d’ouvriers, mains noircies de Zoïles, mains rapaces d’usuriers, mains à engelures de bourgeois. — Comme lui je vais passer sous bien des yeux : yeux courroucés de dignitaires, yeux de faucons de police, petits yeux de cochon, yeux louches de procureurs, yeux sournois de jésuites, yeux jaloux de tribuns, yeux vifs de jeunes garçons, doux yeux de jeunes filles, yeux fistuleux de bigottes, yeux pleurnicheurs de bourgeois. — Comme lui je recueillerai de 87 bien rares éloges, noyés dans une véritable inondation d’eau bénite de cour, d’insultes, de fureurs, de trépignements de pieds, de grincements de dents, de ruades d’ânes ou de bourgeois.

Comme ce livre je serai tourné, retourné, froissé, déchiré, brûlé, vendu, taxé, loué, déclamé, soigné, dorlotté, conservé sur le cœur ainsi qu’une relique. — Comme lui je renaîtrai, d’une édition à l’autre, pareil au beau phénix, l’oiseau mystérieux.

Avec mon livre, moi frileux, je me prélasserai sur les poêles de marbre à la douce chaleur. — Avec lui, moi touriste, je m’en irai, léger, à tous les bouts du monde. — Avec lui, moi liseur, je passerai mes jours dans les bibliothèques, parmi les bons auteurs, mes vieilles connaissances. — Moi rêveur, avec lui, peut-être inspirerai-je le poète naissant qui se défie par trop. — Moi flâneur, avec lui, je serai conduit aux belles promenades, aux entretiens d’amour, aux longues rêveries dans le fond d’un bateau. — Avec lui, moi câlin, je dormirai souvent sous la tête des femmes, leur prenant des baisers, leur buvant des soupirs !

Oh rien que pour cela ! Oh pour cela bien plus que pour la gloire d’un jour, que de nuits j’ai passées ! — Car la femme à l’œil pur, au grand cœur, la femme qui sourit, tressaille et sait tout dire avec un mot, un souffle, un signe de ses lèvres, une tresse de ses cheveux, une larme, une fleur, un enfant qu’elle baise au front !… Cette femme-là, savez-vous, la vraie femme rêvée, sera l’âme de l’Humanité future !


N. B.


Lecteur, tu te souviens qu’à la fin de la première partie de ces Jours d’Exil publiée depuis deux ans, j’annonçais pompeusement une longue procession d’articles dont plusieurs ne figureront pas dans ce second volume.

En m’avançant de la sorte, j’imitais les gouvernants qui promettent toujours plus de croix d’honneur que de croix de misère, plus de beurre que de pain, plus de gloire que d’impôts, plus de fêtes que de coups… et tiennent le plus souvent leurs serments au rebours. J’imitais les chefs de parti qui s’engagent avec le peuple, avec eux-mêmes, et rompent leurs engagements, ainsi que des valets, quand ils ont mis leurs gages dans leurs poches et leurs mouchoirs dessus.

Mais à l’inverse de ces augustes personnages, je n’ai péché, moi, que par inexpérience, et j’étais profondément convaincu que je pourrais continuer mon récit dans l’ordre chronologique tout d’abord adopté.

Lecteur, tu connais bien certainement ces deux remarquables sentences prononcées par la sagesse des nations : Péché confessé est à moitié pardonné. — Ce qui est différé n’est pas perdu ?

Faisons donc une transaction, lecteur. Remets-moi le péché que je t’avoue si candidement, comme je remets les leurs à tous ceux qui m’offensent. En retour je me reconnaîtrai débiteur envers toi d’une troisième et dernière partie de cette mienne Odyssée très précieuse, dans laquelle seront traités magistralement, avec une infinité d’autres, les sujets que tu croyais perdus pour tes loisirs, et qu’amèrement tu regrettais déjà.

… Voilà qui est dit. Le marché te convient. Tape donc dans ma main, et promets-moi de ne pas trop écorcher ma prose devant les demoiselles.


Mais lecteur soupçonneux, ami de Lafontaine, tu te rappelles, je le vois, la fable de ce berger devenu célèbre qui criait toujours au loup. Et tu souris, lecteur, et tu ne crois plus à ma parole, 89 et tu me prends pour un Gascon de bonne race, de ceux qui boivent l’eau de la Garonne verte, et la lui rendent en pluie d’or et d’écume depuis les fenêtres de leurs castels.

Eh bien vrai, lecteur tu as tort ! Je ne te respecte guère de coutume, j’en conviens. Mais le peu d’égards que je professe pour ta personne ne va pas jusqu’à me faire oublier les déférences que je dois à la mienne. Or je t’ai fait une promesse ; c’est chose due qu’il me plaît de te payer. Et je te paierai comme il n’y a qu’un Christ, à moins de mort subite ou d’avènement de la police démocratique aux affaires.

Lecteur, si tu voulais cependant connaître les motifs de mon retard capricieux, je ferais droit à ta requête et je te répondrais :

La sombre misère de Londres, ses froides saturnales, ses immigrations déguenillées, ses douleurs innombrables ne pouvaient entrer dans le cadre de ma publication d’aujourd’hui. Ce fond de houille et de brouillards eut été trop grand deuil pour y peindre la Suisse, l’Espagne et l’Italie, les trois Grâces si fraîches, si radieuses de beautés, de merveilles. J’ai craint cette tache de bitume pour cette robe de fées.


Que si tu me demandais d’autres explications, ô très bon lecteur, je te ferais observer que ma bienveillance ne t’autorise point à prendre avec moi de pareilles libertés ; — qu’après tout, je ne suis ni ton empereur ni ton ministre, ni ton troisième valet ; — que tu es libre de ne pas me lire, de même que je le suis de ne pas te plaire ; — que je ne te dois rien en somme, et que si tu n’es pas content, je m’en bats l’œil !



  1. Molière est une des gloires de notre philosophie critique ; pour lui, la versification était chose très accessoire.
  2. Si vous observez dans ses moindres détails l’organisation des Français, vous y trouverez toujours de nouvelles preuves à l’appui de leur rôle d’unification sociale. Leur merveilleuse aptitude à écorcher les langues, leur ardeur discutante les rendront propres à dénaturer les anciens idiomes, à former, à propager le nouveau.