Jours d’Exil, tome II/Adieux à la Suisse

Jours d’Exil, tome II
Adieux à la Suisse


ADIEUX À LA SUISSE.




Torino, Octobre 1854.


Rien, plus rien ; tout a fui comme un songe d’été. »
Hégésippe Moreau.


I


93 Ô Politique louche et sourde, vieille fille en enfance qui n’eus jamais d’amour, je te maudis ! C’est toi qui prétends être insensible aux plus chères passions de la nature humaine, et c’est toi misérable, qui m’interdis l’asile en la patrie de Tell !


Je n’ai pas été frappé d’exil le 13 Juin 1849, car je ne reconnais point la France pour la patrie de mon âme : je ne l’ai pas choisie. C’est à peine si je lui appartiens par l’esprit de révolte que m’inspirèrent ses émeutes récentes, les vexations subies dans mon enfance, et les grandes forêts où l’on oublie les hommes au son joyeux du cor.

Pour tout le reste je lui suis étranger comme à la Terre de glace, comme au Désert de sable. Les monotones répétitions de ses pédagogues ont rendu mon intelligence paresseuse, les luxurieuses minauderies de ses bourgeoises ont failli me dégoûter de l’amour ; quant à la liberté, la dignité, l’honneur, il n’en est plus dans ce pays octogénaire. S’il y reste une nature franche et 94 loyale, elle est bientôt étouffée par la bassesse et l’intrigue, comme l’épi de blé dans un champ d’herbes folles.

Aussi je ne regrette point ma contrée de baptême. Je l’ai quittée pour l’exil comme pour un long voyage dont le terme m’importait peu. En passant ses frontières, je n’ai point attaché de crêpe à mon chapeau ; j’ai préféré me dire citoyen de l’univers.


Mais toi, nature de gloire et d’amour, ô ma belle Helvétie, je veux garder ton souvenir jusqu’à mon dernier jour.

Pourtant je sais ce que tu vaux aujourd’hui. Je sais que tes gouvernants sont traîtres et lâches, que tes propriétaires sont avares et durs au pauvre, que tes femmes sont prudes et perfides. Mais je t’ai vue du sommet de Grütli, tu as enflammé mon cœur du saint amour de la Liberté qui ne s’éteint plus. Et je t’aime, et ton glorieux passé m’a révélé ton splendide avenir.


II

Il ne me reste plus qu’une heure à passer dans ces vallées paisibles. Rivages du Léman, vers vous se dirigent mes pensées et mes pas ! Certainement la vue du grand lac et des montagnes hautes va me serrer le cœur. Mais notre âme est ainsi faite qu’il est des peines que nous recherchons plus avidement que des voluptés. Et j’ai besoin d’étendre mon corps sur ces belles eaux tant aimées, j’ai besoin de leur dire un adieu suprême, un long adieu ! Tout m’a trompé fors la nature.


— Triste est le cœur de l’homme qui ferme la paupière de sa mère adorée ! Triste est le cœur de l’homme quand ses lèvres muettes pressent une dernière fois les cheveux de son amie ! Triste est le cœur de l’homme s’il regarde à travers ses larmes les collines verdoyantes du beau pays qu’il aime et dont il est chassé !

Oui, chassé, traînant, roulant par terre comme la feuille que foule le bétail ! Chassé de la montagne, chassé de la vallée, 95 chassé du bord des eaux, moi le libre penseur, par d’officiels griffonneurs de papier !


… Lentement, lentement je me déshabille. Tout semble si sublime à mon âme attendrie ! J’aime, je pleure tout, je voudrais tout baiser, tout revoir ! Herbe fraîche de la prairie, blanc sable de la rive, doux murmure des saules et des peupliers, caresses de la vague et de la brise, jamais mortel ne vous a respirés, ne vous a regrettés plus que moi !


Foi de bohémien, c’est un beau soir. Drapés de leurs amples manteaux soyeux comme le velours, les géants des Alpes ressemblent à des chevaliers fidèles au rendez-vous. Tandis que les sommets gris du Jura, dans leur humble contenance, paraissent leurs pages, leurs petits pages empressés et discrets.

— Tu ne trouverais pas ma comparaison trop ambitieuse, lecteur, si tu savais flâner comme moi, parmi ces magnificences, si tu ne croyais pas avoir tout fait en voyage quand tu as passé douze heures de jour à courir les grandes routes. — Les grandes routes toujours poudrées, peignées et attiffées, toujours banales, toujours publiques comme les grandes rues, les grandes villes et les grandes dames. —

Les monts des Meilleries inclinent leurs chevelures noires vers les eaux agaçantes. Le Jura tout embarrassé se tient à l’écart. Il ne peut adresser ses œillades assassines qu’aux plus petites vagues, à celles qui viennent furtivement dans les baies et les golfes, comme en des antichambres, se faire embrasser par les effrontés promontoires. Les éléments échangent des soupirs d’amour. La nature est calme, radieuse, heureuse en l’absence des hommes. — Ne me parle pas, dit l’onde au rocher, aimons-nous en silence ; l’amour est dans les yeux !


Les vagues lèchent les pierres, les joncs et les troncs d’arbres. Debout sur un récif, je suis nu, frissonnant du désir de les mordre, de me désaltérer à leur fraîcheur limpide. Je les appelle ainsi :

À moi, venez à moi, les belles vagabondes ; emportez-moi bien loin dans vos divins concerts ! Cachez-moi, gardez-moi dans vos grottes de cristal ; que les hommes m’oublient ! Vous me connaissez bien. Je suis un homme errant, je suis le voyageur qui vient de l’Occident et qui remonte au Nord, et qui ne saurait 96 s’arrêter plus que vous sur sa route infinie. Je suis le franc nageur épris de vos beautés, qui, deux ans pour vous voir, habita ces rivages, celui qui, confiant, abandonne chaque soir son corps à vos caprices. Je viens vous dire adieu. Consolez-moi, caressez-moi : les hommes m’ont brisé comme un de vos roseaux.

Elles entendent ma voix ; elles accourent des deux rives pour embrasser mes mains ; leur enivrante écume jaillit à mes narines. J’ouvre les yeux, la bouche, et m’élance, en chantant, dans leurs déserts limpides. — Libre alcyon, que de fois je t’ai vu déployer sur la mer tes ailes caressantes !


Qui redira les amours de la vague et du nageur ? Qui pourra faire comprendre notre ivresse infinie quand, perdus dans les eaux, roulant, nous égarant, nous mourant avec elles, nous oublions la terre et le rude contact d’esclaves éhontés !


III

Il est minuit — Salut ! ô Liberté. Dans les villes peuplées les gouvernants s’endorment. Entre ce monde et moi j’ai mis des flots, des flots et puis des flots encore. Plus de loi sur mon âme, plus d’habits sur mon corps. Là-bas, sur le rivage j’ai laissé tout cela.

Salut ! ô Liberté. Je suis seul avec toi. L’immensité m’entoure. Sur ma tête brille le dôme du ciel, sous mon corps gronde l’abîme des eaux. Mes pieds ont quitté le sol ; je me suis délivré de l’attitude verticale qui rapprochait mes yeux des yeux de mon semblable, toujours jaloux. Je suis tout de mon long, étendu sur le lac, contemplant face à face les solitudes sublimes, l’infini des airs et l’aile rose des nuits d’été.

Salut ! ô Liberté. Sous la voûte étoilée je vois passer la Lune. Vers son orbe riant mon âme s’élance, pareille à l’alouette qui mire ses yeux vifs dans un prisme glacé. Mon âme devient l’âme de la nature, mon corps se confond avec l’eau, mes cheveux sont les joncs, mes dents sont les rochers, mon souffle c’est la brise. Sur l’univers, sur l’éternelle durée, sur les harmonies 97 mystérieuses mes contemplations s’étendent avec la douce lueur qui couvre tout.


Ô Terre, triste cachot, tripot où l’on s’égorge sous prétexte de vivre : je connais tes intrigues, je te prends en pitié ! Tourne, globe maudit, dans le sang, dans la poix, dans la fange et dans l’or ! Tourne, roule, bondis sur ton axe enflammé ! Que le sable de tes déserts, la glace de tes pôles, les flots de lave de tes volcans pleuvent comme la grêle sur tes campagnes dévastées ! Que les eaux te submergent ! Que la Guerre secoue sur toi ses fureurs ! Que les hommes s’arment de poignards et soient renversés les uns contre les autres par les secousses du sol !

Moi, je suis bien ici. Mon corps est détendu, sans besoins, sans douleurs ; l’harmonie des flots bleus le berce doucement, comme la mère attentive son enfant nouveau-né. Je rêve du beau lac, du robuste rameur, de cette voile qui passe, de l’étoile qui file, du manoir désolé, du cri de la chouette, du chant du rossignol, du murmure des forêts, de mon être fragile et des milliers de mondes balancés dans l’éther. — Salut, ô Liberté.


Et ce moi, qu’est-ce donc ? ce moi beau discoureur. Un brin d’herbe, un grillon, beaucoup moins qu’un bateau ! Que la peur me saisisse, qu’une crampe me prenne, que mes pieds s’embarrassent dans les touffes de joncs… Et l’affaire est réglée : cinq minutes suffisent. Et j’ai beau me débattre, crier et faire rage, autant en emporte le vent ! Personne ne m’entendra de la rive ; je ne ferai pas plus de volume qu’un ciron sur les eaux, et sur la terre l’on ne s’apercevra pas de mon absence !


Homme, nage doucement sur la mer sociale. Prends les vagues en long, tourne-les, monte-les comme des coursiers agiles. N’essaie pas de les boire ou de les arrêter. Ne sois point effrayé des herbes, des écueils. N’analyse point ta faiblesse, ne va pas te comparer tout d’abord avec les univers. Ne définis de Dieu que ce que tu peux voir, ne veuille en pénétrer que ce que tu combats. Déblaie ton chemin pas à pas, pierre à pierre. Ne prétends pas au but sans de très grands efforts, ne compte point les peines, ne crains pas le travail. Mollement, mollement ! un mouvement après l’autre ! chaque chose en son temps !

Autrement la crainte te gagnerait au milieu de la route. Et tu défaillirais. Et tu laisserais aller tes bras après tes jambes, ta 98 tête après tes bras au courant des abîmes ! La pauvre vie que nous menons est une continuelle menace ; nous la traversons tremblants. Et le seul moyen que nous ayons d’échapper à la mort rapide, c’est de n’y point songer !


Salut ! ô Liberté. — L’eau c’est la rosée, la pluie bienfaisante, l’iris, la neige et la fécondité. L’eau rajeunit tout ; elle fait revivre la plante flétrie, le convalescent et le malade ; elle nous accorde l’oubli du passé, l’espoir en l’avenir. C’est le Léthé des Grecs, le Jourdain des Chrétiens, le Gange des Orientaux. Dans toutes les religions l’eau signifie limpidité, pureté, fraîcheur, bien-être, bonheur infinis. — L’eau, c’est la Liberté !

Salut ! ô ma Déesse. Dans la vapeur d’azur j’entends battre tes ailes. Tu nais du frais Léman comme l’inspiration de nos êtres ravis. Tu voles sur les vagues, sur les flancs des Alpes, sous le clair firmament. La terre t’est promise, tu réclames l’empire pour nous combler de joie.

Ne va pas cependant, ô Liberté chérie, près des hommes trompeurs. Tu les entendrais prononcer respectueusement ton saint nom qu’ils abhorrent. Tu voudrais les aimer, t’élancer dans leurs bras ouverts. Et ces misérables t’étoufferaient d’un baiser. Car ils adorent l’esclavage, les rois sont leurs idoles et les femmes leurs martyres.


… Mes forces s’épuisent. Mon corps est trop pesant, ma tête trop faible pour flotter plus longtemps sur l’élément liquide.

Réveille-toi, mon âme, à la réalité ! Reprends la chaîne de tristesse, rentre parmi les hommes, redescends en enfer, entends tous ces damnés !


IV


Ils déchirent en riant, ils rient en déchirant. — Quelques-uns chantent, le plus grand nombre pleure. — La famine les emporte par milliers, l’indigestion par dizaines. — Ils jouent à l’émeute, à la révolution, à la république, à l’empire, à la guerre, à la ruse, à la diplomatie. — Ils croient à la valeur des écus s’ils les ont en leurs poches. — Ils disent peu de bien, ils font beaucoup 99 de mal. — Ils causent de dévouement, de justice, de noblesse, de générosité, de Dieu, de diable avec autant d’intérêt qu’ils parleraient d’Irmensaül, de Michapous ou de l’isthme de Suez. — Ils s’observent toujours et ne se connaissent jamais. — Ils s’emprisonnent en l’honneur de la liberté, de la fraternité. — Ils se raccourcissent enfin sous prétexte de s’apprendre à vivre.

Ceux-là dressent contre les trônes la courte échelle des grandeurs ; ceux-ci, d’un pied tremblant, se risquent dessus, chancellent, dégringolent les uns sur les autres, troués par les balles, meurtris par les couronnes, confondus dans l’ordure… Frais minois en vérité ! — Les avocats bavardent comme des perroquets perfectionnés, diplômés ; les bourgeois les écoutent, bouche béante, pareils à des veaux qui tètent. — Par faute d’expérience, les jeunes garçonnets font des enfants que les maris nourrissent, que les curés baptisent. Les dames très élégantes ont mis le speculum de mode ; la sage-femme connaît toutes les faiblesses de l’humanité. — La Bourse vend l’estime, les gouvernants, les places ; la fille, l’amour ; et les journaux, la gloire. — Celle-ci court les places bruyantes sans trouver d’acheteurs. Que feraient les banquiers de ses baisers ardents ?

Que de pêcheurs en eau trouble, de chasseurs aux canards, de croqueurs de grenouilles, d’avaleurs de poissons d’avril et de tartines à la tartare ? — Que de badauds, de nigauds, de bigots, de cagots, de goths, d’ostrogoths, de cafards, de mouchards, de vandales et de cuistres ! — Que de macaires, de mercadets, de tripotiers, de flibustiers, de courtiers de commerce, de banque, d’amour et d’hyménées ! — Que de chevaliers d’honneur et d’industrie ! — Que de praticiens d’avortements civils et politiques !

Les socialistes sont effrayés de leur triomphe moral, les démocrates sont plus despotes que des conservateurs cosaques, les rois plus esclaves que leurs sujets. — Les tribunaux sont forcés de défendre les assassins heureux qu’on appelle empereurs. — On paraît chercher des guerres ; au fond du cœur on supplie le bon Dieu de ne pas en trouver. — La grenouille bourgeoise est tout en ventre ; ne pouvant s’égaler au bœuf gras du pouvoir, elle crève de dépit ! — Les ambitieux flairent plus haut que leur nez, les intrigants sautent plus vite que leurs jambes, les hypocrites et les esclaves battent des pieds et des mains à toutes les lâchetés commises par leurs maîtres.

Le plaqué brille comme l’argent, le coton chante comme la soie, 100 30.000 francs veulent sonner aussi fort que 100.000. — On ne sait plus à qui se fier, à qui parler, que penser, que dire, sur quel pied danser, de quel œil voir, de quelle oreille entendre. — Ceux qui ont une opinion la cachent, ceux qui n’en ont point font étalage de celle des autres. — Les habits sont étroits, les consciences larges, les saluts très corrects, la pose embarrassée, la parole menteuse : le caractère n’est pas ! — Les trois premières pages des journaux, les discours parlementaires tout entiers seraient remplacés avantageusement par un immense point d’interrogation. — On doute de tout, on renie tout, on affirme tout, on remet tout, on a peur de tout, ou tremble comme tout. On se dément, on se parjure septante-sept fois le jour. — Il n’est pas un bourgeois qui ne soit intimement, profondément convaincu de la décadence de son pays ; il n’en est pas un qui donnât volontiers un sou de son voisin. Et pas un cependant ne consentirait à avouer sa propre décrépitude. Il semble que, lui mort, le globe et les cieux cesseraient de marcher…


V

Universelles puissances, éternelle justice, pourquoi m’avoir jeté dans cette fourmilière où je suis dévoré ? Mouvement des sphères, que ne m’entraînais-tu dans des espaces plus éthérés, plus vastes, dans les mondes aérien et liquide aux limites inconnues ? Que ne me donnais-tu le cri sauvage de l’oiseau d’eau, sa grande aile voyageuse ; ou bien les nageoires du poisson agile, et ses écailles dorées qui traversent sans bruit d’infinies solitudes ?

Oh vivre au sein des eaux ! Avoir le cœur pur et les yeux transparents ! Sentir glisser son corps, souple, léger, rapide, de la vague à la vague ! Sur chaque flot brillant suivre une âme de femme, sourire dans chaque étoile à la mémoire d’un mort, trouver une illusion, un songe, une joie dans chaque rayon de lune égaré sur les arbres ! Dormir, se balancer, se mirer, s’élancer, plonger dans le cristal mouvant, y baigner ses cheveux, y rester affranchi de toute obligation, de toute vaine intrigue, de toute conversation, de tout contact humain ! Oh centupler sa vie dans les lacs si profonds !… Qui me le donnera ?

101 Vœux superflus ! Dernier rêve de mon imagination sur ces bords enchantés ! Dernier bain de minuit dans le Léman si beau ! Demain, au point du jour, il me faudra partir ! Demain, au point du jour, la Confédération suisse n’aurait plus à m’offrir que ses prisons d’état.

L’exilé partout est seul, partout il est maudit ! Tous les cieux redisent les merveilles de la nature, les infamies de l’homme. Ce siècle est sans humanité, sans pudeur et sans foi. Le bourgeois de toute nation se fait gloire d’insulter au malheur. Plus est glorieuse la tradition d’un pays, plus ses gouvernants ont de marge à souiller. Mais courage ! marche sans peur ta route, pèlerin de l’indépendance. L’Avenir venge les injustices du Présent !


VI

Au jour brillant le luxe, à l’aurore éveillée la joie ; la colère, les vengeances au rouge crépuscule. Seule la nuit rêveuse accueille avec tendresse les confidences de l’affligé.

Le chasseur est rentré. Dans la prairie qui pleure le lièvre court en paix, mordant aux jeunes pousses de sauge et de lavande.

Dans sa triste cellule le geôlier s’endort. Le joyeux prisonnier sur l’échelle de corde a posé son pied sûr ; il descend des créneaux qui le tenaient captif jusque dans les campagnes où le matin bientôt promènera ses pas.

Le carnage est fini. Sous un monceau de morts s’éveille le soldat blessé. Ennemis et amis, de son bras frémissant il écarte les cadavres qui l’entourent : Ô clarté de la lune, s’écrie-t-il, ô divine espérance, ô pays, ô ma mère, ô terre, ô firmament, résurrection, amour : salut, salut trois fois ! !


Ainsi moi, banni du monde, méprisé, traqué, blessé par les hommes, ainsi moi, seul et libre, à cette heure de la nuit, à ce grand lac qui dort, aux vents qui le caressent, à ma belle Helvétie j’adresse mes adieux :

Adieu ! terre que j’aimai, comme on aime sa mère ou bien sa grande amie, dès que je pus te voir !

102 Adieu ! fertile oasis, racine des montagnes, source des fleuves, berceau des plaines, miniature d’un grand monde avec ses eaux, ses peuples, ses forêts, ses vallées, ses rocs et ses collines !

Adieu ! bannières des cantons souverains, bannière de fête et de combat, vous qu’on déployait dans les journées sanglantes, au milieu du ferraillement des épées, du bruit sourd des massues, du fracas des rochers croulants et des nuages de flèches qui sifflaient par les airs ! Adieu ! croix fédérale !

Adieu ! glaces, abîmes, torrents, sites sauvages ! Adieu ! sapins des monts, pittoresques châlets, et vous, grandes Alpes, qui me saluez de loin, inclinant vos fronts chauves sur vos cous blancs de neige !

Adieu ! temple de Tell, donjon de Bonivard, ossuaire de Morat, verts sommets de Grandson ! Adieu ! Grütli si grand dans la mémoire des hommes ! Vous m’avez racheté de plus d’un esclavage !

Adieu ! joyeuses milices qui marchez en chantant ! Adieu ! les étudiants simples et travailleurs avec lesquels souvent j’échangeais des pensées ! Adieu ! carabiniers adroits, chasseurs intrépides, robustes guides des montagnes, horlogers artistes, francs buveurs, fantasques jeunes filles qui vous promenez le soir par les sentiers touffus, quand la lune se penche sur le miroir des flots. Émotions, charmes et rêves, adieu !

Adieu ! les bois, les parcs, les gazons verdoyants sous les haies embaumées ! Adieu les heures si courtes quand on s’égare à deux et qu’on prend des baisers en parlant des étoiles ! Adieu, félicité !

Adieu ! troupeaux heureux qui rentrez quelque part au coucher du soleil ! Moi, je ne sais point où je puis m’arrêter. Adieu ! chèvres, brebis, chamois, vers luisants et grillons qui buvez la rosée, qui broutez l’herbe tendre ! Il me faut plus qu’à vous pour traîner sur la terre l’existence si courte.

Adieu ! la barque blanche sur le Léman limpide. les brises, les orages, les gelées rigoureuses argentées ; de soleil ! Adieu ! les beaux étés, les printemps frais et roses, la robe des prairies parsemée d’or, de pourpre et de vivant azur !

Adieu ! sombre Jura, fertiles cantons étendus sur ses flancs au soleil matinal : Berne, Vaud, Neuchâtel, et Fribourg, et Soleure ! Adieu ! Valais, Schwytz, Uri, Lucerne, Zug ! Oh je vous reverrai !

Adieu ! nature géante, si paisible et si fraîche où tout parle 103 d’amour, de calme, de bonheur ! Ô mortel impuissant, dans ton pauvre langage il n’est pas un seul mot pour traduire l’extase de l’être devant l’infini. Il faudrait un éclair !

Suisse, adieu ! Ton image bénie s’est gravée dans mon âme comme un céleste emblème de la Liberté sainte ! Qu’importent les trahisons de ceux qui te gouvernent, leurs décrets d’ostracisme ? Moi rebelle, je suis bien plus ton fils, bien plus le frère d’Arnold et de Guillaume Tell que les bureaucrates honorés du Conseil fédéral.

Bien-aimée Suisse, adieu ! Vois sur le sable ardent les pleurs que j’ai versés en composant ces strophes ! Crois ma douleur profonde, ma douleur infinie, mon amour éternel ! Et quand, sur ma paupière, pèsera l’heure suprême, apparais-moi, ma mère, avec tes monts, tes lacs et ton rouge étendard ! !