Jours d’Exil, tome I/Le Léman

Jours d’Exil, tome I
Le Léman


1849 et 1850.


LE LÉMAN.




« J’aime le Léman et sa nappe de cristal. »
(Byron.)


283 Les eaux sont descendues du ciel pour nous donner le bonheur. Elles pénètrent dans les terres comme des artères de bienfaisantes, échangeant les produits des nations, répandant partout la fraîcheur et l’abondance. Les eaux rajeunissent. Les cieux et les collines se mirent dans les eaux. Les poissons heureux y vivent. Les Naïades et les Néréides se couchent dans leur lit vert ; les Nymphes y trempent leurs petits pieds. L’homme se plonge dans les eaux pendant les chaleurs brûlantes. J’adore le Léman, le grand lac d’azur, qui m’appelle tous les soirs d’été.

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Il a sonné minuit. La lune couvre les eaux d’un voile de sang ; le ciel est sans nuages, la terre sans bruits ; depuis longtemps la neige est descendue des Alpes de Savoie. Le lac endormi se laisse caresser par la rame comme un enfant dans son premier sommeil. Belles nuits de juin et de juillet, canton de Vaud, protégé du ciel, fraîcheur parfumée de l’aubépine, vignes en fleur, forêts du Signal, brise enivrante ; murmure de la nuit, silence d’amour ! J’ai perdu tout cela.

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

La nuit est tombée partout. Je n’entends plus que le bruit du torrent qui se précipite des hauteurs de Roværea, je ne vois plus que les deux lumières des postes suisse et sarde qui s’observent d’un rivage à l’autre, ou qui s’endorment dans la fumée du tabac, pendant que leurs lampes veillent. Je suis seul sous le firmament, 284 et si les chiens des propriétaires n’aboyaient pas, je me croirais le maître du monde. Combien de conquérants se sont donné plus de peine que moi pour arriver à la même illusion !

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Le calme de la nature me gagne, je m’étends dans le fond de ma péniche qui se balance à peine. Ô les plus belles heures de ma vie ! rêves de jeunesse et de grandeur, rêves d’amour et de liberté ! Alors je songeais, alors mon âme avide s’ouvrait à toute pensée. Aujourd’hui, misérable, je raisonne et j’écris.

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Insensiblement, l’eau m’attire, m’attire… c’est une invincible fascination qu’elle exerce sur moi ; il faut que je la voie de près, que je m’y roule, que je la presse dans mes bras. Les harmonies qui naissent sous les flots me séduisent et me dominent. Ineffable bonheur ! Je plains l’homme qui ne sait pas répondre aux agaceries des vagues étoilées par le ciel, et qui n’entend pas leurs mille voix caressantes. Moi je les comprends, je les aime. Mes bains de minuit, mes caresses au Léman, qui me les rendra ?

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Belles eaux si claires, pour vous voir de plus près, je plonge, j’ouvre mes yeux bien grands. Aussi profondément que je puisse descendre, vous êtes vertes comme si vous reflétiez un fond d’émeraude. À mesure que je remonte, vous devenez bleues, et puis argentées, et puis dorées par les feux de la lune. Ainsi la vie de l’homme, quand d’amères vicissitudes n’en troublent point la régulière évolution. D’abord, l’espérance infinie, puis le divin amour, puis l’ambition qui attriste nos jours comme autant de crépuscules.

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Par les temps d’orage, ô vagues capricieuses, vous voilà noires ou grises, vous écumez de fureur ; vous vous poursuivez et vous blessez, folles comme les hommes qui se tuent dans les batailles. Moi je vous fends encore de ma poitrine que vous connaissez, j’étends les bras sur vous, et je vous dis : vagues, que vous êtes laides ainsi, animées par le démon de la discorde. C’est assez, c’est assez. Allez vous étendre sur le sable doré de Villeneuve et de Cully ; laissez les brises du Valais essuyer l’écume de votre visage ; dormez en paix l’un près de l’autre, comme des sœurs unies. Vous 285 voyez ce que gagnent les hommes à éterniser les haines et les guerres vengeresses.

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Elles ne m’écoutent pas. Dans leur rage insensée, elles me briseraient contre les récifs. Je les fuis alors, et toute la nuit j’entends leurs voix mutinées qui me crient : « Bonsoir, Bonsoir ! ce n’est pas nuit d’amour sur le lit du Léman. Nous menons l’orgie, nous dansons l’infernale ronde, nous balayons, comme des sorcières, les pieds des monts ; nous nous avançons par bandes joyeuses parmi les joncs de la plaine d’Aigle, nous allons caresser, dans les vignes de Montreux, les raisins nos fiancés, avec lesquels les marchands nous marieront quand ils seront mûrs. Nous sommes échevelées, joyeuses. Qui ne serait fier de mordre les pieds de l’orgueilleuse Genève, de Lausanne la démocratique, de la généreuse Savoie et du pittoresque Valais ? N’es-tu pas joyeux d’habiter ce paradis terrestre, quand tant d’autres sont condamnés à végéter dans les capitales ? »

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Elles reprennent encore : « Il nous faut du plaisir, nous voulons nous enivrer. Les hommes nous font tellement travailler, la vapeur est si exigeante, que nous ne connaissons plus de jour de fête. Allons, allons ! Élançons-nous jusqu’au ciel, et quand nous aurons baisé les nuages, nous retomberons en pluie d’argent ; courons après les petites barques, enroulons les voiles autour des mâts, brisons les agrès, souffletons les matelots, emplissons, retournons ces coquilles de noix. Nous avons revêtu notre robe noire, nous sommes irritées, nous sommes fortes, nous ne souffrirons plus ni les bateaux des hommes ni les regards des astres. Nous inonderons tout, nous nous briserons contre la Création plutôt que de nous soumettre encore. » — Pauvres vagues ! ainsi parlent les hommes quand ils se soulèvent, et cependant l’Émeute aux mille têtes se rendort bientôt. Ainsi parlent les Vaudois à cette heure même ; ils prétendent qu’ils nous garderont malgré leurs gouvernants. Ils se trompent comme les vagues soulevées. L’emportement de la force échoue toujours contre la persistance de l’hypocrisie. Le rusé matelot laisse battre sa nacelle par les lames jusqu’à ce qu’elles aient épuisé leurs forces, et qu’il puisse leur commander de nouveau.

286 Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

D’où venez-vous, mes vagues bleues ? Qui vous a rassemblées, pauvres prisonnières, dans ce froid cachot ? Êtes-vous les pleurs de la rosée des nuits ? Êtes-vous les pluies du ciel et de l’orage ? Êtes-vous la sueur des grands squelettes qui plient sous le poids de la lourde Europe ? Êtes-vous le parfum condensé des fleurs, la sève des arbres, la vie de la terre ? Êtes-vous le réservoir de toutes les flaques de sang versé dans les batailles, clarifié par les rochers ? Si vous pouviez parler, belles vagues, vous nous dévoileriez les mystères des temps, vous raconteriez les grands combats livrés depuis Divicon jusqu’à Dufour, vous rediriez les migrations humaines qui amenèrent successivement sur vos bords le Hun basané, horrible à voir ; les géants aux yeux verts, Goths, Teutons et Cimbres ; les Francs, habiles à manier la framée ; les Vandales pillards, les Bourguignons civilisateurs, les Romains conquérants ; Annibal, Jules-César, Attila, Napoléon, fléaux de Dieu. Vous nous rediriez le long martyre de Bonnivard, l’apothéose de Calvin, la bonhomie de Gibbon, les pensées de madame de Staël, les derniers soupirs de Calame, les grands désespoirs de l’immortel Byron. Tous les artistes, tous les malades, tous les hommes libres ont aimé les bords du Léman.

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?

Léman aux grandes joies, aux terribles angoisses, tu reflètes le firmament et les astres, et tu permets aux myosotis et aux phalènes de se regarder dans ton miroir ; tu es bon comme tout ce qui est beau, comme tout ce qui est fort ! Je voudrais revenir à ces temps où la colère des Dieux métamorphosait les hommes en fleuves et en fontaines, temps des amours d’Alphée, jours de joie d’Œsacus. Je voudrais être le fiancé des eaux comme les doges de Venise, et jeter dans le Léman mon royal anneau de promesses !

Suisse bien-aimée ! pourquoi m’as-tu banni ?