Jours d’Exil, tome I/L’Helvetia

Jours d’Exil, tome I
L’Helvétia, Société démocratique des Étudiants


L’HELVÉTIA,

SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE DES ÉTUDIANTS SUISSES.




« Le socialisme a deux ailes,
L’étudiant et l’ouvrier. »
(Pierre Dupont.)


260 La Suisse est la terre classique des associations. Il n’y a pas de Suisse qui n’appartienne à une corporation quelconque, soit comme ouvrier, soit comme franc-maçon, soit encore comme gymnaste ou carabinier. Obéissant à ce charme puissant, les étudiants suisses avaient formé depuis 1830 une société qui tenait à Zofingen, dans le canton d’Argovie, ses séances annuelles.

Mais, depuis les troubles politiques dont la Suisse fut le théâtre en 1847, plusieurs comprirent que la sympathie ne s’établit pas autant par le rapprochement des individus que par l’accord des sentiments, et qu’il ne suffit pas d’être enfants d’une même patrie pour être frères. À côté de la société de Zofingen, aristocratique et traditionnelle, s’éleva la société de l’Helvétia, démocratique et progressive.

Cette division devait se produire. Il est dans l’ordre naturel que les vieilles institutions se renouvellent et que les jeunes hommes soient les interprètes des tendances nouvelles. D’un bout de l’Europe à l’autre, les hommes se groupent autour de deux étendards, celui du Passé et celui de l’Avenir. La famille nationale est dissoute. La patrie n’est plus qu’un mot. La carte d’Europe est à refaire, et la civilisation à remplacer. Bonne venue au Socialisme !

D’abord inaperçue, l’Helvétia devint chaque jour plus nombreuse ; son accroissement fut surtout très rapide depuis les 261 événements de 1848. Créée par quelques têtes exaltées, comme on les nomme, elle ne paraissait pas durable. Cependant les plus hardis s’y firent admettre ; les esprits droits et généreux suivirent. — Aujourd’hui les irrésolus, les intelligences superficielles, tous ceux qui cherchent les plus gros rassemblements pour s’y joindre, accourent à elle, et ses listes de candidatures sont toujours remplies. Elle est à la mode en un mot, et aussi considérable au moins que l’association rivale. C’est la vieille histoire de l’évolution des sociétés nouvelles ; je ne m’y arrêterai pas.

L’Helvétia est sympathique à la population, dont les tendances sont généralement progressives. On aime à la voir passer dans les fêtes avec ses couleurs rouge et or. Le peuple répète en chœur ses chants de liberté. Les mères républicaines y comptent leurs fils ; les sœurs, leurs frères ; et les ouvriers, des amis. Elle s’occupe de la chose publique ; sa voix est connue dans les assemblées de la nation. Elle rayonne sur le pays comme le jeune soleil.

Au contraire, la société de Zofingen dépérit. Comme les vieillards, elle vit dans les âges passés ; elle radote. Sa casquette blanche a déteint sur ses cheveux d’enfant. Les familles aristocratiques dont ses membres sont issus, ne sont pas assez nombreuses pour faire foule sur leur passage ; elles n’ont pas assez d’influence sur les masses pour se concilier la considération.

Les malheureux jeunes gens ! Ils ont vingt ans, seize ans, et ils se condamnent à la mort des vieillards ; écrasés sous le poids d’une morgue héréditaire, sans horizon, dans la longue nuit d’une tradition stérile. Laissez donc finir ainsi vos parents ; de vieux diplomates, de vieux pasteurs, de vieux mercenaires de l’étranger, de vieux prêteurs sur gage, de vieux pédagogues qui ont décrassé les gentilshommes d’Angleterre et de Russie, et qui n’ont rapporté dans leur pays que leurs vieux os. Vous n’êtes pas encore bons à faire des morts, et il n’est pas d’agonie plus navrante que celle des roses enfants qu’atteint le croup !

Et vous, étudiants de l’Helvétia, ne consumez pas vos brillantes années à détruire pièce à pièce une société mourante. En vous séparant d’elle, vous l’avez privée de sa clef de voûte et de ses assises ; elle s’écroulera bientôt. Laissez le temps faire son travail ; laissez-les vivre sur leurs six mille ans de traditions, et sur leurs seules gloires nationales. Les siècles à venir sont le domaine de votre 262 pensée ; vous avez pour archives l’universalité des gloires humaines ; le monde est votre patrie.

Peut-être eussiez-vous dû prendre un nom moins patriotique et moins latin ? Ce nom-là vous aura été proposé par quelque pédant universitaire, et vous l’aurez adopté sans y réfléchir autrement. Confondez-vous aussi davantage avec les classes travailleuses, les seules qui aient intérêt à faire la révolution sociale, les seules qui la feront. N’oubliez pas qu’avant d’être étudiants et Suisses, vous êtes hommes, et jeunes hommes. Soyez fiers de la gloire de vos pères ; ils ont fait leur œuvre, et peu de terres contribuèrent plus que la vôtre au triomphe de la liberté. Mais le travail fait ne dispense pas du travail à faire, et noblesse oblige.

Persuadez-vous enfin que les confréries ne sont plus de ce temps. Les hommes d’aujourd’hui sont possédés d’un besoin de travail et d’examen qui les ravit à l’empire des solidarités et des programmes. Votre société se compose d’éléments trop hétérogènes pour durer longtemps. Les jeunes socialistes universels qui en sont l’âme ne s’accordent déjà plus avec les gouvernants, les avocats et les ministres qu’ils ont eu l’imprudence d’introduire au milieu d’eux comme membres honoraires. Les honneurs détruisent tout sentiment de liberté et d’équivalence. Les débris de la société l’Helvétia resteront aux mains des derniers gouvernementaux. Tout ce qui a force et vie dans son sein se mêlera chaque jour davantage aux travailleurs révolutionnaires.




Voici dans quelles circonstances je devins membre de l’Helvétia.

Le 24 février 1850, la section vaudoise de cette société célébrait le souvenir de la dernière révolution du canton. C’était aussi l’anniversaire de nos journées de 1848. À cette occasion, les étudiants de l’académie de Lausanne se rappelèrent que Dubreuil et moi, nouvellement sortis des écoles de France, nous étions réfugiés chez eux. Ils nous invitèrent, et nous fûmes heureux d’aller échanger nos aspirations avec les leurs, et d’attiser sur ce point le rouge incendie de la Révolution.

Dans l’étudiant suisse on retrouve l’étudiant allemand : même hospitalité, même simplicité naïve, même caractère rêveur et 263 fantasque, même réserve dans les premières entrevues, même confiance illimitée plus tard.

La première taverne venue leur est bonne, pourvu que la table soit spacieuse, les bouteilles larges, les verres hauts, le tavernier peu susceptible, et les voisins un peu durs d’oreille. Quand une fois ils ont choisi leur siège social, la foudre ne les en chasserait pas. Il semble que leur esprit s’identifie avec les localités, et il faut des motifs bien graves pour qu’ils se séparent de leur hôte. Le plus souvent, c’est l’hôte qui se sépare d’eux.

C’est le soir qu’ils s’assemblent, et leurs réunions se prolongent fort avant dans la nuit. Pour eux ce sont autant de solennités. Le kneip, c’est la vie de l’étudiant suisse. Il y vient en grande tenue, casquette et écharpe de rigueur, pipe historiée et belle blague à la boutonnière, dissertation en poche.

L’ameublement consiste en une longue table littéralement couverte de choppes, de bouteilles de vin blanc et de bière. La soirée est divisée en cinq ou six actes dont chacun comporte un exercice spécial. Le règlement et le programme des séances sont religieusement observés. Le tavernier seul se permet d’interrompre de temps à autre par des questions d’économie domestique et des réflexions plus ou moins bien placées. Comme le président parle latin, le tavernier, qui ne comprend pas cette langue, est bien certainement le membre le plus turbulent de l’assemblée.

À Heidelberg, à Berne ou à Lausanne, c’est toujours le démon de la révolte qui travaille ces jeunes têtes protestantes, excentriques et raisonneuses. Les descendants de Jean Hus, de Zwingli, de Luther et d’Œcolampade sont de la même race, de celle qui brise les théocraties tyranniques et ne peut vivre sans travailler suivant ses goûts, sans croire suivant sa raison. Ce sont eux qui, dans le commencement du siècle, soulèvent l’Allemagne entière contre la domination française ; ce sont eux encore qui créent de nos jours la légion académique de Vienne, héroïque phalange, qui porte son sang et sa tête dans tous les pays où l’on combat pour l’indépendance.

Tandis qu’ils perdent la vie sur les champs de bataille, l’étudiant français consume sa jeunesse dans les tristes estaminets ou dans les insipides réunions du grand monde. Sa liberté précieuse, il en fait bon marché ; il est avide d’esclavage, il court au-devant du joug 264 qu’on lui prépare. Ne cherchez pas à le distinguer du commis de boutique par l’excentricité de son costume, ou du surnuméraire par l’excentricité de ses mœurs : il met son orgueil à passer pour un fonctionnaire ou un boutiquier. Ne lui demandez pas quelles sont ses opinions politiques : il pense comme la bonne société ; ni ses opinions scientifiques : il suit les cours de l’École ; ni ses goûts : il observe les modes ; ni ses amours : ce mot-là le fait sourire. Il paie régulièrement sa femme, son propriétaire et ses inscriptions ; il aime confortablement, il déjeune de thé, il fume le cigare par genre et la pipe par économie, quand il n’attend pas de visites. Il a son appartement à l’entresol, il le meuble dans le dernier genre, il étale autour de sa glace des cartes d’apprentis diplomates, d’officiers du génie, de lieutenants de marine et d’élèves de l’école polytechnique. Sa plus grande ambition est d’être admis chez son député. Il reçoit ; il porte des gants, un parapluie, un chapeau incroyable, des chaussures vernies et des cartes glacées. Une fois par mois il prend un cabriolet de régie pour faire la revue de ses connaissances. Ses manières sont distinguées, sa conversation délicieuse, son faux-col correct. Recommandations importantes, examens très satisfaisants, concours remarquables, jeune homme plein d’avenir : il parviendra. Il ne s’occupe pas de la science sociale ; c’est l’affaire des niais. Il deviendrait l’irréconciliable ennemi de quiconque lui parlerait du quartier latin, de son endroit natal, de son père et de sa mère. Il ne se commet pas avec la vile multitude. Vous trouverez sur sa table de nuit la Confession d’un enfant du siècle et un cigare commencé. Ce monsieur conserve la moustache, fait ses ongles, et consomme une fabuleuse quantité de cravates blanches. Il est spirituel, sceptique, railleur, bien informé, bavard, déjà rempli de servile ambition et de banale intrigue. De ses facultés intellectuelles il n’exerce guère que sa mémoire. Ce n’est pas un homme, c’est une machine à répétition ; pire que cela, un esclave.




UN ANNIVERSAIRE DE RÉVOLUTION FÊTÉ PAR LES ÉTUDIANTS SUISSES.


J’avoue que les premiers actes de la séance n’attirèrent que 265 médiocrement mon attention. J’abhorre le latin, les dissertations religieuses et les mémoires scientifiques présentés sous une forme qui me rappelle par trop le collège, le catéchisme ou la société savante. J’ai payé, Dieu merci ! mon tribut à toutes ces tortures. Aussi j’attendais avec impatience que le président ouvrît le quatrième acte consacré aux discours politiques et aux toasts ; il me tardait de connaître les idées de la jeune Suisse. Jusque-là je fus d’une distraction scandaleuse, et je n’entendis guère que la voix du tavernier qui disait :

« Écoutez ! la brise agite le feuillage du vieux chêne ; les troupeaux rentrent ; le pêcheur du Léman replie sa voile. Le veilleur de nuit a chanté neuf heures sur le clocher de la cathédrale ! »


Après l’entr’acte obligatoire arriva enfin le quatrième acte tant désiré. Je me rappelai suffisamment mon latin pour comprendre que le président l’annonçait.

Alors l’un des étudiants se leva. C’était un jeune Vaudois à la physionomie intelligente, au regard vif. Ses manières étaient prévenantes, son élocution facile, ses gestes pleins d’ampleur et sa voix sympathique. Il s’appelle Bidaux, c’est mon ami : j’en reparlerai souvent.

Il raconta les grandes pages de l’histoire d’Helvétie. Il commença par vous rendre hommage, pères de la liberté, héros des Waldstætten. Il rappela ta mort plus inconnue, mais non moins héroïque que ta vie, Guillaume Tell !

Il dit la journée de Morgarten, où deux mille confédérés écrasèrent sous des blocs de rochers six mille Autrichiens brillants d’acier, la fleur de la noblesse !

Il dit ta mort sublime, immortel Winkelried, dans les champs de Sempach. — L’armée suisse se brisait en vain contre une muraille d’armures, quand le héros d’Unterwalden s’écrie : « Je vais frayer le chemin de la liberté ! Fidèles confédérés, prenez soin de ma femme et de mes enfants. » Et précipitant sa poitrine sur autant de lances que pouvaient en ramasser ses bras, il tombe ; et sur son corps, les Suisses marchent à la victoire.

Il chanta les combats de Nœfels et de Rothenflüe, où des milliers d’Autrichiens prirent la fuite devant une poignée de Confédérés. Éternelle gloire ! Épouvantable carnage !

266 « Qui pourrait dignement célébrer, s’écrie-t-il, l’héroïsme de ces temps, les exploits des Glaronnais et des Appenzellois, la gloire des Grisons, les journées de Saint-Jacques et de Giornico, l’orgueil et l’humiliation des Léopold et des Maximilien d’Autriche ! En huit mois, les Suisses furent victorieux dans huit batailles, leurs étendards flottèrent au loin sur les rives du Léman et du lac de Constance ; leur nom devint célèbre dans l’Europe entière ; les plus grandes nations recherchèrent leur alliance !

« Maison de Hapsbourg, tu te retournas contre la terre natale, tu fus parjure dans les traités, farouche dans la domination, implacable dans la vengeance ; souviens-toi cependant de ce que pèse le glaive de la Confédération. Les jours de sang vont revenir. Fidèle à sa tradition, l’impériale Autriche cherchera partout des ennemis à la liberté. Également fidèle à la sienne, notre République brisera les couronnes sur les crânes éburnés des royautés d’Europe. Malheur à la maison d’Autriche !

Il continue : « Charles-le-Téméraire était un puissant seigneur. Sur les deux penchants du Jura, sur les rives du Léman et les bords du Rhône, on redoutait son nom. Il voulut soumettre la Confédération. — « Que venez-vous chercher parmi nous ? lui dirent les hommes de Schwitz. Nous ne fondons que le fer, et nous ne craignons pas la mort. » — Il s’avança cependant à la tête de soixante mille guerriers. Sur les hauteurs de Grandson se déploya son armée resplendissante. Dès le matin, le cri des clairons précéda le silence de la mort. Quand brilla le soleil de midi, l’armée suisse, forte de vingt mille hommes, s’élança tout entière dans la mêlée sanglante ; les massues résonnèrent sur les casques, la lance heurta la lance, les sillons furent gorgés de sang. Les Bourguignons entraînèrent Charles-le-Téméraire dans leur fuite. Le soir, les échos du lac de Neuchatel répétèrent les accents de victoire de la trompe d’Uri.

« Ce n’était pas assez. Jaloux de venger sa défaite, le duc revint ensuite avec une armée deux fois plus nombreuse ; il rencontra les confédérés dans les champs de Morat. Ce fut un choc immense ; la terre en retentit jusque dans ses entrailles ; elle fut jonchée de morts. Charles-le-Téméraire n’échappa qu’à grand’peine ; il rentra dans Genève, couvert de honte, avec quinze hommes d’escorte. Ces hommes racontèrent dans leur pays la grande bataille ; 267 les jeunes filles de Bourgogne pleurèrent leurs fiancés, et l’on apprit de l’autre côté du Jura que les Suisses étaient invincibles. La cathédrale de Berne conserve encore la tente somptueuse, la parure ducale et les diamants précieux recueillis dans cette journée. Avec les os et les crânes des Bourguignons, les citoyens de Morat construisirent un ossuaire pour rappeler aux princes qu’il est dangereux de menacer la liberté des peuples !


« Il n’y a pas encore un demi-siècle, une autre armée traversa le Jura, sous la conduite du plus grand capitaine de nos temps. Des aigles d’or planèrent dans les régions où crient les aigles fauves. Bonaparte trôna dans tous les palais de l’Europe. Seuls, les montagnards des Alpes et des Pyrénées lui résistèrent jusqu’à la mort, disputant à la tactique militaire les solitudes paternelles.


« Et qui donc arracherait de nos mains l’étendard de la liberté ? Qui donc fonderait une dynastie dans ces montagnes. Il n’y a que les aigles, les chamois et nous qui puissions y élever nos familles ; l’arbre du despotisme n’y prend point racine ; quand on l’y transplante, il meurt.


« Il est aussi, parmi nous, des hommes qui trahissent. Ils ont fondé leur fortune par l’injustice, ils voudraient la conserver dans l’esclavage ; ils voudraient nous livrer à l’Autriche, à la France ou à l’aristocratie de Berne. Mais qu’ils se rappellent l’issue des conspirations des nobles de Lucerne, de Zurich, de Soleure, de Berne et de Fribourg, et qu’ils tremblent !…


« Ils veulent déchaîner la guerre, mais ils ne connaissent pas la guerre du dix-neuvième siècle. Ils comptent sur leurs soldats ; nous comptons sur les hommes libres de toute la terre. Les triomphes de la Force ne durent pas.

« Vive la Liberté ! reprirent toutes les voix. »


Il y eut un nouvel entr’acte. Un étudiant de Berne chanta : « Trinquons, videz vos coupes ! Le choc des verres rend l’homme joyeux. Le bon Suisse fait le bon vin, et le bon vin fait le bon Suisse. Vaillance et sobriété ne marchèrent jamais ensemble. Bientôt nous boirons la bière écumante dans les crânes de nos 268 ennemis. Le moyen qu’un franc étudiant ne sût pas bien fumer et bien boire ! Trinquons ! »




Puis Dubreuil obtint la parole. « Étudiants de l’Helvétia, dit-il, nos amis et nos frères, j’ai tressailli d’allégresse au récit de vos glorieuses annales. Laissez-moi vous raconter des luttes moins colossales sans doute, mais aussi utiles peut-être. Je veux parler de celles que les écoles de France soutinrent contre nos derniers despotismes. Le sang d’un homme vaut celui d’un autre, et sur quelque terre qu’il soit versé, la Liberté pleure un fils et lui assure un souvenir parmi les nations.

« Il y a vingt ans, avant ce règne de corruption et de fange qui noya dans l’orgie la jeunesse de France, nos étudiants étaient autres qu’ils ne sont aujourd’hui. Ils savaient manier les armes, et quand la mitraille grondait par les rues, ils aimaient à prendre l’air. C’était le temps où, libres des préjugés et de la mode, les jeunes hommes étaient braves, galants et forts. Ils chantaient de joyeux refrains et ne trompaient pas les pauvres filles.

« Le pouvoir les craignait. Leur quartier était sillonné d’associations redoutables dont les ramifications s’étendaient dans les provinces et à l’étranger. À cette époque, ils pouvaient, sur un signe, faire trembler toutes les têtes royales. Ils étaient honorés. Où que ce soit, les hommes sont estimés selon l’habit qu’ils portent. Quand il se soulève contre le pouvoir, l’ouvrier fait de l’égoïsme ; et l’étudiant, du dévouement. Voilà ce que dit la foule, et elle entoure de sa considération les étudiants chaudement vêtus.

« Le 27 juillet 1830, le soleil fut bordé de sang. Une corneille laissa tomber sur le dôme du Panthéon un rameau de cyprès. Les soldats et les hommes du peuple furent réveillés par le rappel des guerres civiles. Les étudiants revêtirent leurs habits de fête et coururent à la mort : — à la mort, la noire fiancée, plus exacte au rendez-vous que l’amour. — Ils soulevèrent les lourds pavés ; leurs corps tombèrent dessus ; leurs âmes furent recueillies par la Gloire qui passait en ce moment dans le ciel. Une colombe déposa sur le pavillon des Tuileries un rameau d’olivier.

269 « Le prestige des écoles de Paris alla grandissant. Partout on redisait leurs combats et leur existence aventureuse. Quand ils retournaient aux villages, au temps des vendanges, les jeunes filles leur préparaient des couronnes de pampre. Quand les ouvriers les rencontraient, ils leur serraient la main. Souvent le dimanche, les faubourgs travailleurs montaient au Quartier-Latin pour échanger des promesses d’alliance. Quand les républicains menaient, autour de la colonne de Juillet, la procession pieuse, les étudiants y venaient et chacun portait à la main la couronne dorée d’immortelles. — Les paroles hélas ! sont fragiles comme verre ; le vent les disperse comme un sable mouvant.

« Pendant près de dix ans, chaque fois que le pouvoir issu des barricades tentait une nouvelle trahison contre le peuple, les étudiants déployaient leurs bannières sur les places des écoles de droit et de médecine. Puis, entonnant les hymnes de la République, ils descendaient sur l’autre rive de la Seine, accueillis par d’unanimes acclamations. Souvent leur intervention prévint l’effusion du sang, souvent elle arrêta le pouvoir et le peuple altérés de vengeance. Les Écoles étaient devenues la Providence de Paris ; elles apportaient aux accusés républicains l’appui de leur influence, et les condamnations politiques étaient autant de triomphes pour la démocratie. Les soldats étaient las de les harceler sans résultat ; l’opiniâtre provocation de la police échouait elle-même contre leur crédit et leur bonne entente.

« À Lyon, en 1831, deux jeunes gens, récemment sortis des Écoles, guidèrent cette formidable armée de prolétaires qui écrivit sur son drapeau : « Du travail ou du pain. » terrible devise ! À la pointe du glaive ils furent victorieux, et pendant quelques jours la ville reconnut leur pouvoir. À la pointe de la langue et de la plume, ils furent vaincus, et l’autorité rentra dans la ville insurgée, canons roulants, mèches flamboyantes, baïonnettes pressées, ne promettant déjà plus rien à la souveraine multitude dont elle avait baisé les genoux.

« Dans les combats sanglants que la République et la Royauté se livrèrent à Paris et à Lyon en 1834 et 1836, les étudiants fournirent des héros, des morts et des prisonniers. Ces derniers souffrirent plus longtemps que les autres ; ils comparurent devant les juges, tête haute, regard enflammé, bras droit tendu. Ils leur firent 270 honte de leurs apostasies et de leurs lâchetés sanguinaires. Tremblants de rage et de peur, les exécuteurs royaux feuilletèrent les vieux codes et leur appliquèrent les peines les plus lentement torturantes : la déportation à vie, la mort civile ; ils ordonnèrent que leurs noms fussent affichés sur les poteaux de la Grève.

« En 1839 encore, ce furent des étudiants, le grand Barbès, Martin Bernard, un des typographes les plus intelligents de Paris, et Blanqui, le prisonnier d’État, qui conduisirent à travers Paris cette poignée de conjurés qui le fit trembler pendant vingt-quatre heures. Barbès fut condamné à mort, et déjà la sentence allait être exécutée, lorsque les étudiants descendirent et l’arrachèrent au bourreau. Ce fut le dernier acte collectif de la démocratie des Écoles.

« Police au regard louche, Corruption puante, vous réussîtes dans la tâche abandonnée par la Force. Comment les étudiants seraient-ils restés généreux au milieu d’une société mercantile ? Comment, engendrés par des pères bourgeois et nourris par des mères bourgeoises, n’auraient-ils pas été gangrenés dès leur naissance ? Comment auraient-ils résisté toujours aux agents de séduction qui les tentaient dans l’ombre ? Depuis longtemps la police semait ses limiers dans leurs rangs ; chaque jour elle marchandait beaucoup de consciences, chaque semaine elle en achetait quelques-unes, évitant le scandale, rampant en silence. L’infâme travail portait ses fruits ; le secret des réunions était trahi, la solennité des procès souillée par des défections éhontées ; les moins énergiques se retiraient de la lice. Les générations qui arrivaient des provinces se montraient d’année en année plus indifférentes.

« On voyait les étudiants défiler par longues bandes sur les boulevards extérieurs, se hâtant vers les bals et les amours banales, soûlant des filles de nuit pour acheter le droit de danser avec elles, et les attirant dans leurs chambres à la lueur d’un écu. Tout le long des murs, c’étaient de sales orgies et des chants lubriques qui célébraient la Chaumière et le Prado. Les patrouilles grises ramassaient chaque soir des écoliers avinés.

« Le vieux roi Louis-Philippe était le plus complaisant des tentateurs. Il sourit en voyant que les hymnes de Liberté étaient oubliées dans les Écoles, et se frotta les mains. Il les fit 271 poursuivre par le ridicule d’abord, ensuite par la correctionnelle, plus tard par les tribunaux supérieurs. Les applaudissements étaient pour les refrains grossiers, on les transmettait de bouche en bouche, on les imprimait, on passait les soirées d’hiver à les apprendre. On étudiait le cancan ; les vieux étudiants gagnaient leur vie à l’enseigner aux nouveaux. Le gourdin des assommeurs et les procès tombaient comme grêle sur ceux qui répétaient une strophe de la Marseillaise, innocente chanson ! Les étudiants se faisaient gloire de rechercher l’impopularité ; ils affichaient des allures de clercs de notaire et de nobles ruinés. Si encore ils s’étaient amusés…

« Quand éclatèrent les journées de Février que nous célébrons aujourd’hui, les Écoles restèrent muettes ; le réveil du peuple leur fit peur. Quelques-uns seulement furent vus dans la mêlée ; leurs chemises étaient tachées de sang. Il n’en fut point fait mention dans le compte-rendu du lendemain. Ceux qui étaient restés à dormir devinrent aides de camp du gouvernement provisoire et portèrent de beaux panaches. Il y a un proverbe en France qui dit : « Le bien vient en sommeillant. »

« Depuis, la honte des Écoles s’est étendue comme une tache d’encre sur un papier qui boit. — Au 15 mai 1848, les étudiants poursuivirent de leurs calembourgs ceux qui se levaient pour la Pologne. « Les morts ne reviennent pas, » chantaient-ils en buvant. Qu’en savent-ils, eux qui n’apprennent qu’à condamner et à disséquer ? — Dans les Journées de Juin 1848, ils se cachèrent dans la garde bourgeoise, et fusillèrent des vaincus, leurs voisins d’amphithéâtre ; ils en dénoncèrent même ! ils ne comprenaient pas qu’on demandât du travail ! — Au 13 juin 1849, ils furent moins spirituels et plus lâches que les journaux de la réaction ; ils surent à peine répéter la leçon du Constitutionnel. — Depuis, ils sont morts dans une trop longue vieillesse.

« La Science, la valeur, le travail et la joie, tout cela est mort dans les écoles de France. L’Université, c’est un cadavre. Nous qui voulions vivre, nous avons été nous retremper dans l’Océan populaire, source de force et d’imagination. Oh ! ne vous cloîtrez pas dans les prisons académiques où l’âme se dessèche, où la source de la pensée se tarit. Vivez dans l’humanité. Tout ce qui s’en isole est condamné à mourir.

272 « Vive la Liberté ! reprirent toutes les voix. »

Le tavernier s’éveilla : « Écoutez ! On a sonné le couvre-feu. Les boutiques se ferment. Les dernières branches de sapin pétillent dans l’âtre. Le veilleur de nuit a chanté dix heures sur le haut de la cathédrale. »

« Qui vous en demande si long ? dit le président. — Je ne croyais pas vous offenser, répondit le tavernier. »


Il y eut un nouvel entr’acte. Un étudiant de Grandson nous dit des vers qu’il avait composés pour la Suisse, pour la Liberté et pour sa fiancée : « Les montagnes sont l’asile des hommes libres. — L’amour est né de la Liberté. — Les hommes vaillants aiment les jeunes filles délicates. — Les jeunes filles délicates sont des lionnes dans les combats. — J’ai sorti l’anneau d’or du doigt de ma fiancée, je l’ai fait reluire sur mon ruban rouge, et j’ai passé mon doigt dans l’anneau de ma fiancée. — Et je lui ai dit : Toi qui as ma foi, je te quitte pour aller chercher la Science. — Fais briller mon anneau quand des jeunes gens plus beaux que moi te parleront d’amour. — Tu verras mes yeux dans son miroir.

« Heureux ceux qui récitent des vers quand ils sont jeunes ! Heureux ceux qui ont les cheveux en désordre et le regard inspiré ! »




Mon tour vint de parler, et je dis :

« Étudiants de l’Helvétia, nos amis et nos frères ! Nous vous remercions de nous avoir conviés à célébrer votre révolution et la nôtre. Cette révolution de Février qui a tourné contre nous sa flamboyante épée ! Nous vous en remercions comme socialistes et comme hommes. Car tous les socialismes sont solidaires, et tous les hommes seront amis bientôt.

« Si jamais nous rentrons en France, nous dirons : que vous nous avez fait asseoir à vos côtés et que la coupe a circulé de vos mains dans les nôtres. Et quand les peuples se visiteront, vous serez reçus chez nous comme nous le sommes ici. La Déesse de l’hospitalité rend au centuple les dons qu’on lui fait.

273 « Amis, je porte un toast à la République Universelle qui réunira les hommes divisés par l’ambition des despotes.

« À la République Universelle qui aura le monde pour théâtre, les nations pour soutiens, la Liberté de chacun pour religion, et pour dogme la solidarité de tous.

« À la République Universelle que défendront les hommes, que chanteront les enfants, que les femmes aimeront et que béniront les vieillards.

« À la République Universelle que nous ne verrons pas, pour laquelle nous ne pourrons que combattre. Car le dernier homme seul connaîtra la destinée de son espèce et ne s’en doutera point.

« À la République Universelle qui reliera l’Avenir au Passé, les rivant l’un à l’autre avec le fer sur les reins ensanglantés du Présent.

« À la République Universelle dont nous pouvons voir dans l’avenir, la large route bordée de fleurs, dont nous pouvons suivre dans le passé l’étroit sentier jonché d’ossements.

« Vos pères, comme les nôtres, y ont laissé les leurs. Guillaume Tell et Winkelried, Zwingli comme d’Erlach, Davel et Henzi, et Nicolas de Flüe, et Bonnivard combattirent pour la Liberté du monde.

« Les os des morts sont divisés en deux parts. Les uns pourrissent dans les champs de Morat et de Sempach : ce sont ceux des ennemis de la Liberté. Les autres ont été recueillis dans les temples de Berne et de Küssnacht, ce sont ceux de ses défenseurs.

« N’y a-t-il pas quelque part, — je ne veux pas dire où, — sur cette terre républicaine, un lion de bronze élevé à la mémoire des mercenaires qui défendirent le trône de Charles X ? Rasez ce monument de honte. Qu’importe que ces hommes fussent Suisses, s’ils étaient esclaves ? Rendez leurs os aux rois qui les repousseront du pied, parce qu’ils ne sont plus recouverts de chair à canon.

« La guerre civile s’est généralisée dans toute l’Europe. Que la France impériale attaque demain la Suisse républicaine, et demain nous partageons avec vous les hasards de la guerre, jusqu’à ce que la pointe de nos glaives se soit émoussée contre les têtes qui se courbent.

« C’est se suicider que de servir les rois !

274 « Étudiants de l’Helvétia ! Le droit d’asile est une conséquence de la République Universelle. Malheur à qui l’enfreint et porte une main brutale sur son inviolabilité. Je dirai tout ce que j’ai à dire.

« La justice est éternelle ; l’iniquité retombe sur ceux qui la commettent. Mes paroles seront sévères. Dans d’autres pays elles passeraient pour le cri de la haine ou de l’ingratitude ; elles seront accueillies parmi vous comme une opinion qui mérite examen.

« Nous sommes venus à vous, il y a tantôt deux ans, chassés de notre pays pour avoir défendu dans Paris la République romaine. Pendant plusieurs jours, nous avions erré dans le Jura, buvant aux sources et mordant aux prairies. Nos pieds étaient écorchés, nous avions faim et soif, nous ne savions où coucher.

« Nous sommes venus à vos gouvernants et nous leur avons dit : Vous êtes des républicains et vous êtes des hommes. Rien ne vous manque. Nous sommes dans la plus extrême détresse. Assistez-nous : c’était la coutume de vos pères.

« Et vos gouvernants nous ont accueillis avec empressement. Ils ont tendu de rouge les salles de banquet ; ils ont émondé les chênes de Sauvablain pour en faire des couronnes à la démocratie. Ils ont confondu les couleurs de la Hongrie, de Rome et de Venise, et sur ce faisceau d’étendards, ils ont écrit ces mots : « On ne peut détruire par la force la Liberté de tout un peuple. »

« Ils ont tendu de rouge les salles de banquet. Ils nous ont donné les meilleures places. Suivant l’antique usage ils ont partagé avec nous la coupe du matin ; ils nous ont fait connaître leurs femmes et leurs filles ; ils nous ont promenés dans leur verger et dans leur vigne. Ils nous disaient qu’ils nous aimaient, et que notre personne leur était sacrée, et qu’on les renverrait de chez eux avant de nous expulser. Personne ici ne me démentira. Je dirai tout ce que j’ai à dire. Je suis votre hôte, étudiants de l’Helvétia, et vous respecterez ma liberté mieux que vos gouvernants.

« Eh bien ! aujourd’hui, 24 Février 1850, pendant que nous fêtons l’anniversaire de deux révolutions, ces mêmes hommes qui leur doivent leur fortune, vendent des républicains, des proscrits ! Ils sont les amis de l’empire autrichien et de l’empire français ; les diplomaties étrangères leur arrachent de honteuses concessions 275 en flattant leur simplicité de parvenus. La peur est mauvaise conseillère. Ils nous sacrifient à la peur.

« Oui, dans l’hospitalier pays de Walter Fürst, à deux pas de cette ville de Vevey qui vénéra Ludlow, il se trouve des hommes qui ont ouvert leurs bras à des exilés, et qui maintenant ne les reconnaissent plus, les insultent dans leurs parlements et les font traquer par leurs gendarmes. Et pas un d’eux ne renoncera à son salaire annuel, le salaire maudit de Judas !

« Et de quel droit nous privent-ils donc de ce ciel, de ce lac, de ces Alpes sublimes ? De quel droit nous refusent-ils l’air vivifiant de la Suisse ? Est-ce que tout cela leur appartient ? Auraient-ils apposé sur cette terre le timbre noir de leur autorité ? Et cette terre n’aurait-elle pas entr’ouvert ses entrailles ? Ne les aurait-elle pas refermées, mugissante, sur des hommes parjures ? Les eaux n’auraient-elles pas crié : honte et mort ! Les corbeaux ne leur auraient-ils pas crevé les yeux ?

« Ils nous accusent de conspirer… Et avec quoi ? grand Dieu ! Nous subsistons à peine et nous entretiendrions des armées ? Dérision amère ! — Et contre qui ? Contre l’empereur des français ? Ah ! qu’il vive de longues années, et que ce soit là son supplice ! Eh ! qu’est-il donc cet homme ? L’expression d’une société sans honneur et sans courage, qui le remplacerait par un de ses semblables s’il venait à lui manquer ; qui le méprise, l’insulte et ne le subit que parce qu’il lui faut le fer d’un assassin pour conserver son or de voleuse.

« L’acier des régicides ne brillera plus sous le soleil. Nous ne salirons pas nos mains avec le sang des rois. Ces meurtres sont inutiles. On ramasse les couronnes dans la fange, on les refond, on y ajuste des diamants et des aigles. Puis on prend des têtes dans le tas des mendiants princiers qui courent le monde, on leur passe un peu d’huile sur le front, on les fait asseoir sur de grands fauteuils et on leur apprend bien vite à commander… La mauvaise besogne est toujours à refaire.

« Notre tâche est plus longue. Nous nous sommes levés avec l’aurore, et la nuit viendra que nous n’aurons rien ébauché. Nous n’en voulons pas aux empereurs, mais à la société qui les fait. Nous voulons découvrir ses assises ; c’est là qu’il faut porter la flamme et la hache. Deux siècles ne suffiront pas à l’accomplissement de 276 notre œuvre. Nous ne pouvons pas, une poignée que nous sommes, couper toutes les racines de l’ordre social, attacher un câble au faîte de Saint-Pierre, et faire rouler la civilisation sur le sol comme un chêne centenaire. Nous marchons à la conquête des esprits et des moyens, nous sommes des pêcheurs d’hommes et des chasseurs de vérités. Nous avançons lentement mais sûrement, guidés par le flambeau de la science, nous préparons les armes et les conspirations de l’avenir ; nous ne pouvons détruire le présent que par l’étude

« Vos gouvernants savent que nous ne conspirons pas. Ils savent qu’ils mentent quand ils le disent. N’avons-nous pas échangé nos pensées ? Et si nous pouvions conspirer, ne devraient-ils pas être nos complices ? Tout ce qui se fait aujourd’hui, dans l’intérêt d’un peuple ne profite-t-il pas à tous ?

« Les conseils de la Suisse sont entrés dans la voie de l’oppression ; ils iront jusqu’au bout, jusqu’au déshonneur, jusqu’au crime. L’ambassadeur de Prusse leur a demandé Struve et Willich : ils ont livré Struve et Willich. L’ambassadeur d’Autriche leur a demandé Mazzini : ils ont livré Mazzini. « Ce sont des Allemands et des Italiens, disaient-ils ; ils ne sont pas de notre famille. » — Ce sont des républicains universels, ce sont des hommes, leur avons-nous répondu, vous n’êtes pas de l’humanité. » — Maintenant l’ambassadeur de France nous a demandés ; aujourd’hui le marché se fait, ils nous livreront demain. Oh ! les admirables négociants !

« Ils disent que nous épuisons les ressources de la Suisse : ils mentent. Et d’ailleurs ce n’est pas dans ce pays qu’on compte les dépenses de l’hospitalité. Si les Badois sont arrivés sur le territoire suisse sans pain, sans habits, les souliers pleins de sang, ce n’était pas au service des rois qu’ils avaient été blessés.

« Ils disent que nous mettons en danger votre tranquillité, que nous attirons sur vous la surveillance des grands royaumes ? Était-ce là le langage de vos pères ? Qui donc est maître dans la vieille Helvétie ? Les amis ne savent-ils plus rien faire pour leurs amis que de leur tendre un morceau de pain par une porte de derrière ? Notre cause est celle de tout ce peuple ; c’est la cause de la Liberté. Et si tout ce peuple voulait la défendre avec nous et à propos de nous contre une autorité quelconque, pourrions-nous rester neutres ? Non, certes.

277 « Ce n’est pas le peuple suisse qui dit tout cela. Je voudrais pouvoir l’interroger dans une grande assemblée, et je sais bien ce qu’il me répondrait. Ce sont ses gouvernants qui parlent ainsi. La logique du pouvoir est plus inflexible que le platine. Apprêtez-vous à le combattre demain.

« Qu’ils s’insurgent donc contre la nation, qu’ils s’élancent dans l’abîme vengeur. Mais que leur forfaiture ne retombe que sur eux. Car nous aimons la Suisse, nous vous aimons ; et sur quelque terre que nous soyions conduits, les brises du matin et du soir vous apporteront nos bénédictions.

« Ils seraient pardonnables s’ils ne savaient pas ce qu’ils font ; s’ils n’avaient pas respiré l’haleine de cette Allemagne, dont le génie tend à réunir les peuples, et de cette France agitée qui bat en brèche l’édifice de la civilisation ; s’il n’étaient pas les descendants intellectuels de Luther, de Fichte, de Schelling et d’Anacharsis Clootz ; s’ils n’étaient pas les disciples de Fourier et de Proudhon ; s’ils ne s’avouaient pas socialistes ; s’ils étaient pauvres d’esprit.

« Tenez, dans ce moment M. Thiers et la famille d’Orléans se dirigent sur Lausanne. Ils s’y installeront, ils y vivront tranquilles tout le temps qu’ils voudront ; ils seront respectés par vos gouvernants. Ne sont-ils pas riches ou nobles ? N’ont-ils pas été rois ? N’ont-ils pas été ministres ? Ah ! prenez garde que la Suisse ne devienne une hôtellerie, une immense toile d’araignée destinée à recueillir des écus ! Quant à nous, écume de la révolution, maladroits qui n’avons su ni l’exploiter ni la trahir, nous ne reverrons pas fleurir les arbres de ce pays au soleil du printemps. Le pauvre est partout pauvre ; l’exilé partout est seul.

« On verra de la neige dans le Sahara brûlant ; on verra des vagues de sable dans le lit du Léman, et des passereaux sur le Mont-Terrible ; l’eau des mers deviendra douce avant que le souvenir de ce parjure soit effacé !


« Nous vivons dans un temps où les idées marchent vite ; nous serons vieux avant d’avoir atteint un tiers de siècle. La guerre épuise plus vite que l’amour ; le travail des nuits est plus mortel que la débauche. Qu’importe ? Luttons et travaillons ; enfonçons-nous dans l’avenir, chacun dans notre voie ; laissons-nous emporter au souffle des tempêtes. Abandonnons le repos aux 278 vieillards et le sommeil aux enfants. Notre âme est embrasée du feu qui ne s’éteint plus ; nous avons goûté le fruit de la science, fatal à la race d’Adam. Et qu’est-ce donc que la vie lorsqu’elle n’est pas dévorée par une grande pensée ? Et que nous fait la mort ? Elle nous rapproche de la Liberté.

« Je porte un toast à la République universelle !

« Vive la Liberté ! » reprirent toutes les voix.


Le tavernier s’éveilla : Écoutez ! La fiancée détache sa couronne de roses blanches, elle dénoue les tresses de ses cheveux, elle pleure. L’époux impatient délie sa ceinture et la couche dans les draps parfumés. Le veilleur a chanté minuit sur la tour de la cathédrale. »

« Et comment savez-vous cela, vieux diable ? » lui demanda-t-on. « Par la permission du pasteur. » — Le Président vida deux choppes. — La séance officielle se termina là. —




Deux étudiants de Saint-Gall proposèrent ensuite d’exécuter le Landsfater, une de ces cérémonies mystiques qui sont restées dans la tradition des écoles de Suisse et d’Allemagne.

On réunit toutes les lumières au centre de la table. Au moyen d’une longue corde, on suspendit un chapeau au plancher de manière à ce qu’il vînt tomber sur les lumières comme un éteignoir.

Tous les assistants se rangèrent de chaque côté de la longue table, exactement en face les uns des autres.

Quand cela fut fait, les deux étudiants de Saint-Gall prirent deux immenses rapières et se placèrent, chacun de leur côté, derrière les deux individus du premier groupe.

Ils leur remirent les épées afin qu’ils simulassent un combat. Pendant les quelques secondes que dura cette passe inoffensive, ils chantèrent un refrain triste et solennel comme celui d’une complainte ou d’un lied.

Puis, découvrant les deux individus qui étaient devant eux, ils enfilèrent leurs coiffures jusqu’à la garde des épées.

Derrière les trente groupes, ils répétèrent la même cérémonie et les mêmes paroles sacramentelles.

279 Puis ils fichèrent au plancher les épées chargées des coiffures indistinctement sacrifiées[1].

Alors, l’un d’eux prit un des chandeliers, brûla la corde qui retenait le large chapeau au-dessus des lumières, et toutes les lumières furent éteintes.

On se leva, on forma la ronde autour des deux rapières chargées de coiffures. Les Allemands chantèrent un admirable chœur.

Alors les épées furent détachées du plancher.

On reprit ses places. Les deux conducteurs recoiffèrent chacun en lui appliquant sur la tête deux coups de plat d’épée, avec accompagnement de nouveaux chants.


Jamais je n’aurais tant désiré savoir une langue étrangère, et jamais je ne la sus si peu. En Espagne, en Italie, en Angleterre, j’aurais pu comprendre quelque chose ; ici rien, absolument rien. Combien je maudis l’université de France et ses stupides programmes, et combien je fus peu avancé après l’avoir fait ! Nous autres chefs-d’œuvre de culture bourgeoise, nous ressemblons aux caniches qu’on jette à la rivière avec une pierre au cou et qui frappent inutilement l’eau à droite et à gauche pour ne pas se noyer. Le collège nous jette dans le monde avec une pierre au cou : — la plus lourde des pierres, l’ignorance.

Je suis curieux d’approfondir les mystères. Celui dont je venais d’être témoin m’intriguait infiniment par son caractère grandiose et sombre. Je rêvai toute la nuit de Weishaupt, des Illuminés et des lames de poignard teintes de sang. Pendant toute une semaine je demandai : « Quel est donc ce mystère ? » Mais je n’obtins point de solution. Les Suisses français n’avaient pas le temps de me répondre ; ils n’en savaient sans doute pas plus long que moi. Quant aux Suisses allemands, ils tenaient très visiblement à garder le secret de leurs pratiques ; je m’en rapportai à la réponse du premier que j’interrogeai sur ce sujet : « Il faut une longue Préinitiation pour être instruit de ces choses. »

De sorte que je suis arrivé jusqu’à ce jour sans connaître le mot d’une énigme que j’eusse tant désiré pénétrer et sans consulter à 280 cet égard les livres menteurs. J’ai toujours vécu dans le consolant espoir de la revoir quelque jour. Et je la reverrai.

Je ne puis cependant me refuser la satisfaction de l’interpréter aussi rationnellement que possible. Selon moi, cela veut dire : Que la guerre est parmi les hommes ; — qu’ils se battent et se tuent ; — qu’on les dépouille de leurs vêtements y compris le casque ; — et que leurs âmes s’envolent. — Les vêtements et les attributs extérieurs des hommes morts restent quelque temps en réserve. — La société tourne autour en chantant et parle de ceux qui les ont portés ; — et puis, elle laisse tomber sur leur mémoire le linceul de l’oubli. — Mais les âmes reviennent, chacune à la place qu’elle doit occuper dans l’humanité ; — elles reprennent leurs enveloppes et les caractères extérieurs de notre race. — Pendant leur séparation des corps, elles ont été libres d’errer partout : dans les cercles formés par les esprits du mal, ou dans les sphères peuplées par les génies du bien.

Qu’il y a de choses vraies dans la transformation, dans le mystique, dans l’existence de l’âme dont cette société de pourceaux ne veut rien savoir ! J’aime l’Allemagne pour ses grandes croyances et sa poésie sublime. Quel révolutionnaire n’a jamais soupiré pour la patrie de Luther et de Goëthe ?

« Camarades ! dit un étudiant de Genève, le tavernier ne se réveille plus ; les chiens ont cessé d’aboyer dans les cours. On n’entend plus que nos chants sur la terre endormie. Les jeunes hommes sont ceux qui veillent sur l’humanité. Gloire à la vieille Helvétie ! Vivent les jeunes écoles ! Vive l’Europe nouvelle ! Vive la Liberté ! »

« Vive la Liberté, reprirent toutes les voix.

« Écoutez, dit en ronflant le tavernier, le veilleur de nuit chante deux heures sur la tour de la cathédrale. » — C’était vrai.


Dubreuil chanta le chant des écoles, et moi, celui des ouvriers. On but à Pierre Dupont.


Alors un étudiant de Neuchâtel :

« Les beaux rêves, aux ailes déployées, planent sur les buveurs. Les meilleures inspirations sont au fond d’un pot de bière ou 281 d’une grande pipe de Bâle. L’homme qui ne boit pas cache un mauvais dessein.

« Buvons !

« Dans les coupes de cristal, le vin rouge ressemble à du sang, et le vin blanc à de l’or liquide. Quoi de plus splendide que le sang et l’or !

« Buvons !

« Quand on baptise un catholique, on lui donne de l’eau. C’est pour cela qu’il crie, et qu’il est toute sa vie de mauvaise humeur. Quand on sonnera pour moi dans la froide vallée des Verrières, je me réchaufferai pour le long voyage avec un grand verre de vin de Neuchâtel.

« Buvons !

« Le roi de Prusse ne travaille pas pour nous ; mais nous ne travaillons pas pour le roi de Prusse.

« Nous avons déroulé sur nos frontières le beau drapeau rouge de l’universelle République ; sur ses plis se détache la blanche croix d’Helvétie. Que le roi de Prusse vienne salir cette croix !

« Le roi de Prusse pourra jouer avec la lune, comme les petites filles d’Espagne jouent avec les oranges, avant de reprendre Neuchâtel.

« Le soleil se couchera dans le lit du roi de Prusse et ne brûlera point son auguste personne, avant que le roi de Prusse repose de nouveau sous les voûtes du château de Neuchâtel.

« La lune et le soleil s’accoupleront avant que le roi de Prusse trouve un baiser de jeune fille dans tout le canton de Neuchâtel.

La perdrix chantera les louanges du chasseur avant qu’un Helvétien de Neuchâtel chante la gloire du roi de Prusse.

« Buvons !




Il était tard. Le président reprit la parole, et s’adressant à nous : « Frères proscrits de France, nous vous avons accueillis dans toute la sincérité de nos cœurs et suivant les lois qui sont dans nos traditions. Nous n’avons voulu que rien fût changé dans notre séance parce que vous nous faisiez l’amitié de vous y rendre. Nous vous avons donné la parole quand vous l’avez demandée ; vous nous 282 avez dit ce qu’il vous semblait utile et bon de nous dire. Nous avons recueilli vos paroles avec joie ; elles répondaient à nos plus chers sentiments.

« Dès aujourd’hui, nous vous offrons d’être membres de notre société. Si l’Helvétia n’a pas encore donné dans la lutte, c’est qu’elle est toute jeune et qu’elle marche à peine encore. Elle est toute jeune, elle n’en aura que plus d’énergie pour travailler à l’alliance des peuples. Dans la prochaine réunion mensuelle, nous vous remettrons les insignes que tous les démocrates de ce pays respectent, afin que partout où vous vous présenterez en notre nom vous soyiez bien reçus. »


« Écoutez, dit un étudiant des Grisons, le beau coq rouge a chanté. Des hauteurs du Splügen l’aigle fond sur la chouette attardée. Le veilleur de nuit a répété quatre heures sur la tour de la cathédrale. C’est l’heure où les vieillards meurent. Les rois vont mourir. Vive la République universelle ! »[2]


  1. Un chapeau criblé de blessures dans les épreuves du Landsfater est la meilleure des recommandations auprès des étudiants suisses.
  2. Je prie les étudiants de l’Helvétia, si jamais ils lisent ce récit, de ne pas m’accuser d’inexactitude. Je n’ai pas la prétention d’avoir reproduit leur séance du 24 février 1850 dans les lignes qui précèdent. L’eussé-je tenté, que je n’y fusse pas parvenu. Ces temps sont déjà si loin de nous, et je fus si brusquement séparé de ceux qui m’étaient chers ! Je n’ai pas eu le temps de bien observer les coutumes des Helvétiens, je ne les ai pas connus eux-mêmes autant que je l’eusse désiré. J’ai préféré ne rien mutiler et ne pas altérer des discours en cherchant à les refaire. J’ai laissé parler mon cœur, et j’ai voulu suppléer à l’infidélité de ma mémoire par l’ardente expression de ma reconnaissance. Puissé-je avoir réussi !… Les tyrannies passent ; seules, les révolutions sont éternelles. Le jour viendra où je pourrai de nouveau serrer la main des Helvétiens qui furent mes amis.