En juin 1852, deux événements qu’on couvrit vite du voile du silence frappèrent vivement la proscription de Londres. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Pierre Leroux, Cabet, Félix Pyat et leurs amis, des Blanquistes, des Proudhoniens et des socialistes indépendants, des réfugiés du 15 mai et de juin 1848, du 13 juin 1849, et la grande masse des proscrits du coup d’État, se coudoyaient alors dans l’exil commun. L’heure était aux « Unions socialistes » et autres efforts, voués à l’échec, pour créer une solidarité fictive entre des hommes qui, comme l’histoire de septembre 1870 à mai 1871 l’a démontré, devaient se combattre de nouveau, à mort, aussitôt qu’un de leurs groupes serait arrivé au pouvoir.
Trois hommes virent clair dès ce moment et protestèrent. Les Vers récités le 24 juin 1852 sur la tombe d’un Proscrit, par Joseph Déjacque, furent l’un de ces gestes ; rappelant Juin 1848, le poète dit aux proscrits et aux anciens hommes d’État réunis :
… Aujourd’hui comme alors, assassins et victimes
Se trouvent en présence… Enseignements sublimes !
Ceux qui nous proscrivaient à leur tour sont proscrits.
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C’est que toujours le crime est un appel au crime.
Le coup d’État de Juin, ce vampire anonyme,
En vous, Tribuns, en vous, Bourgeois, s’est incarné ;
Et Décembre n’en est que l’enfant légitime !…
....................
Il n’est qu’un talisman pour tous : la Liberté…
L’autre acte fut la publication de la petite brochure La Barrière du Combat, par Ernest Cœurderoy et Octave Vauthier (Bruxelles, 1852). « La comédie politique qui se joue autour de nous a arraché le même cri à notre cœur, et nous avons publié La Barrière du Combat ; ce fut un coup de pied dans un tas de fourmis », écrit Cœurderoy un peu plus tard ; « Comme moi, tu maudis toute autorité », dit-il à son collaborateur, le frère de Louis-Léger Vauthier, l’ingénieur fouriériste, représentant en 1849 et prisonnier de juin 1849. Octave Vauthier paraît s’être limité à cette seule protestation publique ; Joseph Déjacque, l’ouvrier, fut poussé par la misère en Amérique ; il ne s’arrêta pas, et la Question révolutionnaire, l’utopie libertaire l’Humanisphère, et le journal le Libertaire qu’il écrit tout seul, de 1858 à 1861, à New-York, le montrent propagandiste isolé, infatigable, des idées les plus avancées de son temps. Cœurderoy, réfugié du 13 juin 1849, s’était borné, dans ses articles publiés de 1849 à 1851, à une propagande impersonnelle d’idées socialistes et révolutionnaires sans distinction d’école ; par La Barrière du Combat il reprit enfin son indépendance complète, et de 1852 à 1855 il nous a donné quatre livres et deux brochures, parmi lesquels les deux parties des Jours d’Exil constituent son œuvre principale.
Le sort fait et ces publications, les plus fières de liberté et de révolte de leur temps, est un petit chapitre inconnu rempli d’intrigues et d’aventures. L’irrévérence avec laquelle les auteurs de La Barrière du Combat avaient tiré les barbes des pontifes de la proscription fut un prétexte bienvenu pour se dispenser de discuter sérieusement les idées de Cœurderoy ; seul, Alfred Talandier les discuta avec courtoisie, en 1854. Pour le reste, « la conspiration du silence, la plus odieuse des conspirations, puis, à toute extrémité, la calomnie, la colère et la haine, épuisèrent leurs fureurs sur ce recueil d’hérésies et sur son malencontreux auteur » (paroles de Cœurderoy au sujet de son premier livre). On lui fit « un exil dans l’exil ». Cela explique comment ses écrits, mis également au ban des gouvernements et des proscrits, se sont perdus, à ce point que, des six volumes et brochures, on connaît à peine cinquante exemplaires dont une grande partie est entre les mains de trois ou quatre collectionneurs. Les années 1856 à 1862 de la vie de Cœurderoy sont tellement peu connues qu’on ignore s’il a subitement cessé toute publication dès 1856, pour des causes qui sont un problème à part, ou si des publications ont été complètement supprimées, détruites, ou bien si, malgré de longues années de recherches, elles restent encore introuvables ? Quoique sa mémoire ait reçu une satisfaction tardive par l’article bien fait que lui consacra, en 1869, le Dictionnaire de son compatriote de l’Yonne, Pierre Larousse, l’oubli dans lequel était tombée l’œuvre de l’écrivain était si grand qu’entre 1880 et 1883, sa mère, octogénaire, isolée et peut-être découragée par ses longues souffrances, prit la résolution — qu’elle exécuta de sa propre main — de brûler les écrits de son fils, dont elle avait su réunir une très grande quantité ; et probablement elle livra aussi à la destruction ce qu’elle possédait de manuscrits, de lettres, etc., du penseur méconnu.
Les six publications de 1852 à 1855 et les articles publiés de 1849 à 1851 n’ont donc survécu qu’à de rares exemplaires à toutes ces vicissitudes ; et tous ceux qui ont lu un des écrits de 1852 à 1855 ont été frappés de l’originalité et de la puissance littéraire de Cœurderoy, de son absolue sincérité, de son amour de la liberté et de la beauté, de ses vastes conceptions d’un avenir libre et heureux, de sa haine de l’oppression sous toutes ses formes, — en somme, croyant ouvrir un bon livre de propagande comme il y en a tant, ils ont été étonnés de se trouver en face d’une œuvre d’art qui, au point de vue de l’union intime de l’art et de l’idée, est probablement unique. Ceci est vrai surtout des Jours d’Exil, dont la deuxième partie, le dernier ouvrage de Cœurderoy, marque aussi l’apogée de son talent.
Ces premiers lecteurs donc, et j’en étais, furent curieux de connaître la vie de l’auteur, d’abord parce qu’ils se prirent vite à l’aimer et à s’intéresser aux moindres faits de sa courte existence, et ensuite parce que le problème de l’oubli complet de tels trésors littéraires piquait leur curiosité. Les écrits mêmes de Cœurderoy contiennent beaucoup de renseignements autobiographiques, dont j’ai pu vérifier l’exactitude dans beaucoup de cas. J’ai pu consulter quelques proscrits de son temps, et des renseignements locaux précieux m’ont été fournis par l’aide obligeante de MM. L. Cestre à Auxerre, Prunier à Tonnerre, et d’autres encore, que je remercie tous. D’après toutes ces sources, en nommant chacune à sa place, j’ai composé une biographie étendue de Cœurderoy, qui reste pour le moment inédite et ne verra le jour, je l’espère, que complétée par de nouveaux renseignements que la publication de ces trois volumes, Jours d’Exil, me fera sans doute obtenir et que je sollicite vivement. J’en extrais ici les faits principaux qui me paraissent acquis, en éliminant tout le bagage littéraire des citations, réservé pour la biographie complète. Le présent volume conduit cette notice abrégée jusqu’à l’année 1851, date qui correspond aux derniers événements traités dans ce premier tome. La suite et la fin se trouveront en tête des deux autres volumes.
Jean-Charles-Ernest Cœurderoy est né le 22 janvier 1825 à Avallon (Yonne) ; il était fils unique du docteur Charles Cœurderoy (né en l’an V à Moutiers-Saint-Jean, Côte-d’Or) et de sa femme Marie-Césarine Baillot (née à Tonnerre, en 1802), fille de l’économe de l’Hospice de Tonnerre. Charles Cœurderoy, qui avait été reçu docteur à Paris le 7 juin 1821 (sa thèse était une dissertation sur l’ictère), fut un excellent praticien et surtout un chirurgien habile. Les parents d’Ernest quittèrent Avallon quand l’enfant était encore en très bas âge, pour se fixer à Tonnerre où Mme Cœurderoy possédait une belle maison, située rue de Rougemont, no 22. Dans cette grande maison, bien construite mais dépourvue de jardin, se passa la jeunesse de notre auteur et tout le reste de la vie de ses parents. Mme Cœurderoy, veuve à partir de 1866, et décédée en 1884, institua comme co-héritiers de sa fortune la ville de Tonnerre et l’Hospice de Tonnerre ; depuis ce temps, la maison porte l’inscription : Fondation Ernest Cœurderoy, et renferme le musée et la bibliothèque de la ville de Tonnerre.
On y conserve le seul portrait connu d’Ernest Cœurderoy, un pastel du peintre Dumaresq (reproduit dans ce volume), ainsi que deux pastels de ses parents, tous exécutés en 1848 ou peu d’années avant. La figure du docteur Charles Cœurderoy est longue, maigre, sèche, brune, celle de sa femme est ovale, fraîche, au nez fort, à l’expression énergique. Le docteur Charles Cœurderoy fut un homme très bon, très considéré, d’opinions républicaines (nuance de la Réforme). Sa femme et sa famille ne partageaient pas ses opinions, et Mme Cœurderoy a dû regretter l’isolement relatif où vivait son mari par suite de son attitude d’opposition prononcée et active. Pour cette raison, ou pour d’autres, les parents ne vivaient pas en bonne harmonie, et l’enfant s’en aperçut ; le père lui parut un homme sévère et, en outre, parcimonieux ; la mère, une femme bonne et généreuse, mais ambitieuse. Ils furent d’accord pour donner à leur fils une éducation excellente, mais routinière : celui-ci en souffrait, et ce fut la cause de ses premières haines, celles de l’oppression familiale et scolaire. Seul son grand-père paternel, Jean-Baptiste Cœurderoy (1761-1842), fut doux pour l’enfant, qui l’aimait tendrement. Les environs de Tonnerre, terrain mouvementé, assez boisé, que traversent les méandres de l’Armançon, attiraient le jeune Cœurderoy, qui devint un cavalier, un nageur, un rameur et un chasseur passionné. Un contact étroit s’établit entre la nature et lui, ainsi que ses écrits en témoignent en mille endroits.
Deux mots seulement sur l’origine de la famille Cœurderoy, question que des documents conservés à Moutiers-Saint-Jean, Semur et Dijon éclairciront plus qu’il ne m’a été possible de le faire. L’Auxois, en particulier Moutiers-Saint-Jean (canton de Montbard, arrondissement de Semur, Côte-d’Or), est le pays où la famille peut être suivie depuis la seconde moitié du seizième siècle. On trouve, dans les notes de Vaillant de Meixmoron (archives de Dijon) et ailleurs, en 1392 : Hugue Cuer de Roy, fils de feu Jean Cuer de Roy, pelletier à Dijon ; en 1418 : Huguenin Cœurderoy, chevaucheur de l’écurie du duc de Bourgogne ; en 1546 : maistre Guillaume Cœur de Roy, recteur des Écoles d’Avallon ; en 1556 : Étienne Cœurderoy, huissier de chambre et serviteur domestique du duc de Montmorency ; en 1590, mention est faite de Moutiers-Saint-Jean où plus tard Pierre, fils de maistre François Cœurderoy, notaire royal à Moutiers, devient procureur d’office de l’abbaye et signe : de Cœurderoy, quoique n’étant pas d’extraction noble — agissement contesté par les moines de l’abbaye (1621; arch. de Dijon, E 628 ; E 2166 ter). La famille entra dans la haute magistrature par Jean Cœurderoy, trésorier de France au Bureau des Finances en Bourgogne et Bresse (1650), qui devint conseiller au Parlement de Bourgogne et président aux Requêtes du Palais (1655 ; sa biographie, inédite, fut écrite par le jésuite Lempereur) ; il mourut en 1709 à Moutiers-Saint-Jean. Deux générations lui succèdent dans sa charge (1684, 1723) ; l’arrière-petit-fils quitte enfin Dijon pour être reçu premier président de la Cour souveraine de Nancy (1766). Les fiefs de Crépan, Santigny, Chevigny, se rattachant à cette famille, sont tous situés aux environs de Moutiers.
Mais une autre branche subsista à Semur, la ville la plus rapprochée de Moutiers ; elle compte un maire de Semur (1629 et 1645) et plus tard des avocats et prêtres, enfin Étienne Cœurderoy, correcteur à la Chambre des comptes (Dijon), qui avait aussi un domicile à Moutiers (1736).
Aux Assemblées de la noblesse, de 1789, baillage d’Auxois, on voit figurer Cœurderoy de Corsaint, localité située près de Moutiers-Saint-Jean.
Il m’a été impossible de déterminer de qui descend Claude Cœurderoy, marchand, père de Jean-Baptiste, né à Moutiers le 20 oct. 1761, mari d’Antoinette Sanessot. Jean-Baptiste, mari de Marie Quignard (1783), native de Saint-Just, petit hameau des environs de Moutiers, était marchand et propriétaire à Moutiers-Saint-Jean. Un habitant qui l’a encore connu dit qu’il était droguiste et qu’il passait pour un savant à son époque. La branche à laquelle il appartenait était distincte de celle des magistrats de Dijon, qu’on appelait Messieurs de Cœurderoy. Une tradition de famille a conservé la mémoire de Charles Cœurderoy, frère de Jean-Baptiste, émigré et noble. En somme, si la branche dont descend notre auteur n’écrivait peut-être son nom ni Cœur de Roy, ni de Cœurderoy, ni Cœurderoy de… (Corsaint p. ex.), elle se rattache néanmoins à l’ancienne famille qui, de vraie souche bourguignonne, ne fut jamais attirée par quelque alliance parisienne ; jusqu’à la Révolution, Dijon demeura pour elle la véritable capitale.
Notons, en passant, que Restif de la Bretonne était vaguement allié avec les Cœurderoy par le mariage de son grand-père avec Anne-Marguerite Simon Cœurderoy, parente d’un des présidents. S’il nous a montré Messieurs de Cœurderoy, du Parlement de Bourgogne, comme des gens passablement hautains, il nous a laissé un charmant portrait de la belle Omphale (Julie) Cœurderoy (voir Monsieur Nicolas).
La mère d’Ernest Cœurderoy était fille de M. Baillot, de Courthelon (propriété située dans le canton d’Ervy, Aube, au nord-ouest de Tonnerre), et d’une demoiselle Roze, celle-ci fille de M. Roze, procureur du roi à Tonnerre, et d’une demoiselle d’Éon de Germigny, cousine germaine du fameux chevalier d’Éon.
Les idées républicaines du père, et peut-être du grand-père aussi, ont prévalu dans l’enfant sur toutes ces gloires fanées de l’ancien régime, auquel seule la branche des marchands, droguistes, médecins paraît avoir survécu.
Le père, ancien élève du Collège Sainte-Barbe à Paris, y fit entrer son fils le 1er novembre 1837. Mais le jeune homme quitta cette institution après la troisième année et acheva ses études à Tonnerre avec un professeur du collège local. Il passa donc l’année 1841 à la maison, à deux pas de la campagne. Reçu bachelier à seize ans, il eut quelques difficultés à surmonter à cause de l’interruption de ses études : nouveau conflit avec la routine officielle. Il choisit la médecine, qu’il étudia à Paris, de 1842 à 1845, et au bout de trois ans parvint à l’internat, le 30me sur une promotion de 37 (1845). Il passa l’année 1846 parmi les folles de la Salpétrière, l’année 1847 à l’hôpital des Enfants malades, contigu à l’hôpital Necker où il vit les ouvriers victimes de la colique de plomb, l’année 1848 à l’Hôtel-Dieu, et l’année 1849, jusqu’à son départ, à l’hôpital du Midi (maladies vénériennes, service de Ricord.) Ses écrits contiennent des pages poignantes sur les souffrances des malades qu’il vit de si près, sur la cruauté des sœurs envers les enfants et les mères, sur celle des juges d’instruction envers les blessés de Juin 1848, sur les abus, etc. (v. Jours d’Exil, 2me partie). Il passa donc une rude jeunesse à proximité de la misère des pauvres, qui lui devinrent chers par leur martyre.
En 1846 il était devenu « membre adjoint » de la Société anatomique de Paris, et le Bulletin de cette société (21e année, 1846, pp. 280-290) contient deux observations de lui sur de graves cas d’hystérie qu’il jugeait produits par des lésions des organes génitaux, hypothèse qui fut alors combattue, mais qui plus tard, m’a-t-on dit, devint l’opinion courante, quoiqu’elle soit de nouveau contestée de nos jours. C’est son unique contribution à la littérature médicale que je connaisse. Il fut nommé « membre correspondant » le 25 mai 1849.
Broca fut un de ses camarades d’internat ; Cœurderoy lui avait gardé des sympathies, ainsi qu’à l’ophtalmologiste L.-A. Desmarres. Le seul survivant de la promotion de 1845, M. le docteur Dimey, à Montigny-sur-Aube (Côte-d’Or), se souvient très bien de Cœurderoy : « Très beau garçon, de taille moyenne, très aimable, d’un caractère plutôt enjoué, Cœurderoy était un très bon camarade », etc. Son cousin et camarade d’internat à l’Hôtel-Dieu, en 1848, le docteur Charles Viard (de Montbard), l’appelait « un vrai Roger Bontemps ». Il eut encore pour amis quelques jeunes compatriotes de l’Yonne, le fils du peintre Dumaresq, peintre lui-même, et le fils du docteur Mangon, un ingénieur.
Il faudrait extraire de ses écrits de nombreux passages sur sa vie de ce temps, sur le milieu des étudiants, qui était très arriéré, etc. Rien ne prouve qu’il ait collaboré aux journaux avancés qu’on commençait à publier dans le quartier, et lui-même dit que ce ne fut que la révolution de Février 1848 qui le secoua de son découragement. Alors il fut heureux, sa vie était « un continuel délire, un insatiable besoin d’agitation ». Il fréquenta les clubs, et, muet jadis par timidité, il devint un orateur éloquent. Juin 1848, dont il vit le côté sanglant de si près à l’Hôtel-Dieu, détermina en lui des opinions révolutionnaires socialistes intransigeantes ; mais en même temps la défaite du prolétariat le fit songer à d’autres voies pour abattre la société bourgeoise : il arriva bientôt, d’un coup, à son idée des Cosaques, qu’il ne publia qu’en 1852. Cette hypothèse étrange, dont je reparlerai, devint alors le prétexte spécieux de l’isolement dans lequel il fut tenu : la cause réelle était sa critique pénétrante des chefs républicains et socialistes qui, tout en combattant l’Empire et se disant amis du peuple, ne visaient qu’à leur propre avènement au pouvoir.
Les idées de Cœurderoy ont bien vite dû dépasser celles de son père, que le commissaire du gouvernement provisoire pour l’Yonne avait fait sous-commissaire à Tonnerre. Le Dr Charles Cœurderoy fut en fonctions du 1er mars au 22 juin 1848. On possède son adresse Aux citoyens électeurs de l’Yonne ; il échoua aux élections à l’Assemblée Constituante avec 5360 voix. L’Union républicaine, journal d’Auxerre, années 1848 à 1851, contient beaucoup de traces de l’activité du Dr Charles Cœurderoy à Tonnerre, où il incarna la République démocratique, de plus en plus serrée de près par le bonapartisme. Des ennuis de toute sorte, polémiques et procès, ne lui manquaient pas ; il n’était pas orateur, mais son fils, revenu de Paris, prenait la parole dans les réunions et défendait son père.
Nous ignorons les débuts oratoires d’Ernest Cœurderoy, perdus probablement dans les clubs du Quartier latin. Le premier Banquet des Écoles (3 décembre 1848) le compta sans doute au nombre des participants ; mais ce n’est que lors de celui du 1er mars 1849 qu’on trouve son nom parmi les commissaires du banquet, qui fut troublé par une brutale irruption de la police (voir les deux protestations, signées aussi par Cœurderoy, dans la Révolution démocratique et sociale, 2 et 7 mars, et dans le Peuple, 3 et 7 mars, etc.). Le 5 mars 1849, Wilfrid de Fonvielle, Cœurderoy et Sabatier, défendus par Émile Ollivier et Ch. Dain, furent condamnés, par défaut, en police correctionnelle, à cent francs d’amende.
Les commissaires reprirent le nom de Comité des Écoles, et leurs noms figurent presque tous au-dessous de l’adresse que la Démocratie pacifique publia le 12 juin 1849 ; Cœurderoy en était. Il se trouvait donc maintenant au centre même du groupement le plus avancé — bien isolé du reste — des étudiants de Paris.
Il fut également « membre des comités socialistes de Paris en 1848 et 1849 ». Il s’agit du Comité électoral central dont Pardigon fut longtemps le secrétaire, comité datant d’avril 1848 et renouvelé pour les élections de juin, de septembre, et pour l’élection du président en décembre ; il s’appela alors le Conseil central électoral des républicains démocrates et socialistes (nuance Raspail), qui, dès janvier 1849, fusionna avec le Congrès électoral central (nuance Ledru-Rollin) ; de là sortit le Comité démocratique socialiste des élections.
Cœurderoy fit partie du Comité central en 1848, comme il le dit lui-même ; je ne connais, en fait de listes, qu’une Liste des Délégués autographiée contenant 171 noms des douze arrondissements, parmi lesquels : « Cœur de Roi », Hôpital du Midi (9e arrondissement). Ces délégués furent nommés dans la dernière semaine du mois de mars 1849 ; on n’y trouve pas de blanquistes ni de communistes révolutionnaires : mais la liste comprend, en dehors de ces deux groupes, les noms des plus populaires parmi les hommes de 1848 que n’avaient pas encore frappés la prison ou l’exil, et ceux de la jeunesse montagnarde ou socialiste.
Cœurderoy devint membre de la Commission exécutive permanente de ce groupement ; mais il donna sa démission le 21 avril, par une lettre (Affaire du 13 juin 1849. Procédure, p. 430) qui donne pour motif le refus de la commission de donner suite à deux décisions prises par le grand comité, dont l’une était celle « d’inscrire dans une des conditions à imposer aux candidats ces mots : résistance à main armée, dans le cas de violation de la Constitution ».
Le comité, dans une réunion qui dura trente heures, le fameux « conclave », avait arrêté la liste des candidats de la Seine (22-23 avril). Le procès-verbal de la séance du 12 mai mentionne Cœurderoy. Le 14 mai, les élections terminées, une nouvelle commission permanente fut nommée, qu’on appela la Commission des Vingt-cinq : voir son manifeste Au Peuple (Révolution démocratique et sociale, 26 mai ; Peuple, 26 mai) ; Cœurderoy en fut. Le 11 juin, les journaux démocrates publient l’adresse de la Commission À l’Assemblée nationale, signée également par Cœurderoy. Celui-ci se trouva donc là encore, comme parmi les étudiants, au centre du groupement d’élite pour la lutte contre la réaction, lutte que les événements, le défi jeté à la République par l’expédition romaine, rendaient de jour en jour plus inévitable.
Je ne puis pas même effleurer l’histoire du 13 juin 1849. Ernest Cœurderoy, par la signature collective des groupements dont il fit partie, participa aux proclamations suivantes : celle du Comité des Écoles ; celle signée : Les membres de la Presse républicaine. Les membres du Comité démocratique socialiste ; et la déclaration Au Peuple, publiée le 13 juin et signée par ces trois groupements et par les Délégués du Luxembourg. L’accusation ne relève pas d’autre charge contre lui, mais la lettre du 21 avril (« à main armée ») le fit considérer comme dangereux et le désigna aux coups de la réaction parmi beaucoup d’autres signataires de ces documents qu’on ne poursuivit pas.
Rien n’est connu sur sa participation directe aux événements du 13 juin, sauf que le matin, voyant le peuple dans la rue, il conçut l’espoir d’une journée heureuse. Était-il au Conservatoire des Arts-et-Métiers ? Pourquoi pas ? Des membres de la Commission des Vingt-cinq y étaient, et l’on connaît les récriminations mutuelles qui se produisirent plus tard : la Montagne avait été poussée en avant et compromise par les brouillons de la Commission des Vingt-cinq, disaient les uns ; l’indécision, le manque de courage de la Montagne avait causé la défaite, disaient les autres. Parmi les causes multiples de l’échec de la journée, celle qui parut la plus probante à Cœurderoy, comme à d’autres, c’est qu’il aurait fallu déployer un drapeau bien plus populaire que celui de la Constitution violée.
Le 13 juin 1849 mit fin à l’action politique de Cœurderoy en France.
Forcé de chercher un asile, Cœurderoy s’adressa d’abord au professeur Ricord, qui « le mit à la porte en lui disant qu’il ne protégerait jamais un anarchiste et qu’il n’avait que ce qu’il méritait ». Le Dr Roux, professeur de chirurgie à l’Hôtel-Dieu, et le Dr Mangon, tous les deux originaires de l’Yonne, lui donnèrent alors asile jusqu’à son départ pour la Suisse. Muni d’un faux passeport, recommandé aux soins du conducteur, il traverse en diligence sa chère Bourgogne, Besançon, la vallée de la Loue, pour être remis à un contrebandier, qui lui fit longer la frontière vers le midi, en passant au sud du fort des Rousses, pour aboutir au village suisse de Saint-Cergues, au pied de la Dôle. Il a décrit lui-même ce voyage et les premières impressions qu’il reçut de la nature suisse, dans le volume qu’on va lire.
À Genève, il rencontre des réfugiés de Paris et de Lyon, des Lombards et des Romains, des Badois, etc., et il commence à connaître et à étudier les maux de l’exil : mal du pays, oisiveté, mouchards. La femme de Ferdinand Jannot, de Louhans, représentant et réfugié du 13 Juin, qu’il soigne comme médecin, lui fait connaître un intérieur de famille sympathique, et il s’ensuit une amitié durable avec cette famille ; en 1862, Jannot sera le seul qui suivra son cercueil. Genève et la vie inactive des réfugiés l’attiraient peu ; il fit un rapide voyage à travers les plus belles parties de la Suisse et de la Savoie ; à Chamounix il est accompagné par son cousin, le futur Dr Viard. Il visita le lac des Quatre-Cantons, le Grütli, Grindelwald et l’Oberland bernois, Zürich et Berne, Fribourg et Lausanne.
Ses premiers feuilletons, écrits alors, montrent l’impression que firent sur lui la nature et les institutions suisses ; ils montrent aussi le grand chemin que son talent parcourut entre 1849 et 1853-1854, date de la rédaction définitive des Jours d’Exil, I. Ce sont : Une fête civique à Lausanne, canton de Vaud, 12 août (Union républicaine, Auxerre, 17 oct. 1849), et : Études sur la Suisse. Une visite au lac des Quatre-Cantons (Ib., 14 déc. 1849).
Dans l’automne de 1849 (en octobre, probablement), les réfugiés français durent quitter Genève ; ils se rendirent tous, en bateau à vapeur, à Ouchy, le port de Lausanne, où les Vaudois, population et autorités réunies, leur firent une réception chaleureuse.
Jusqu’alors l’exil de Cœurderoy et de ses amis n’était pas définitif ; la question de leur comparution au procès du 13 Juin (Haute-Cour de Versailles, 13 oct.-15 nov. 1849) fut résolue par eux dans le sens de l’affirmative, mais ils se soumirent ensuite à l’avis négatif de leurs amis de Londres et de Paris (voir lettre signée Félix Pyat, Boichot, L. Avril, Jannot, Rolland, Cœurderoy) ; l’opinion personnelle de Cœurderoy était pour sa présence au procès (voir sa déclaration, Union républicaine, 17 oct. 1849). Je n’ai pas à m’occuper du procès devant un tribunal d’une légalité douteuse, dont le jury rendit un verdict féroce, tandis que les jurés des départements acquittèrent, dans les procès qu’ils eurent à juger (dix-huit procès au moins), tous les accusés poursuivis pour des faits relatifs au 13 Juin. Cœurderoy, s’il s’était présenté, aurait été condamné comme ses coaccusés et serait resté en prison, à Doullens, à Belle-Isle-en-Mer, ou à Corte (Corse), comme S. Commissaire et plusieurs autres, jusqu’en 1859.
Absent, il fut condamné par contumace à la déportation (15 nov. 1849), avec Ledru-Rollin, Delescluze, Considérant, Martin-Bernard, F. Pyat, Étienne Arago, etc. On trouve son opinion sur le verdict et certaines remarques d’une feuille locale à son sujet, dans l’Union républicaine du 8 déc. 1849.
Cœurderoy se fixa à Lausanne, où il passa dix-huit mois heureux (oct. 1849-mars 1851). Ici se place un épisode d’amour, non raconté dans ses écrits. Son père lui rendit visite en juin 1850 ; à son retour en France, il fut arrêté à Dijon et gardé deux jours en prison : la police l’avait pris pour son fils, le proscrit (voir sa lettre, Union républicaine, 29 juin 1850). Le service sanitaire du canton de Vaud autorisa l’ancien interne de Paris à pratiquer la médecine, ce qu’il fit surtout en faveur des pauvres et, en général, d’une manière peu commerciale. Plus tard, un scepticisme croissant et les difficultés locales qu’on lui fit partout l’éloignèrent de la pratique.
Il voyait à Genève et à Lausanne les proscrits étrangers, Mazzini (voir Scritti, vol. 9, XXXV) et d’autres Italiens, les Allemands Struve et Willich. Le Savoyard Cottet, à Évian, l’étudiant Dubreuil, réfugié de Lyon, Louis Avril, le représentant du peuple, etc., étaient de ses amis. Il devint membre honoraire de l’Helvétia, société d’étudiants radicaux, et la fête du 24 février 1850, qu’il décrit dans ce volume des Jours d’Exil, eut bien lieu à cette date ; l’étudiant de Grandson dont il ne donne pas le nom (p. 272), M. Auguste Cornaz, futur conseiller d’État à Neuchâtel et juge fédéral à Lausanne, confirma les faits quarante ans après lorsque, à sa grande surprise, le récit de Cœurderoy lui fut présenté.
Les Études sociales sur le canton de Vaud, publiées en collaboration avec L. Avril, font voir à quel degré il cherchait à pénétrer les institutions suisses et à en présenter aux lecteurs français surtout ce qui avait un caractère décentralisateur, social et populaire. Les articles Le Pénitencier de Lausanne et leur suite (Union républicaine, du 20 avril au 4 mai 1850 ; Voix du Peuple, Paris, du 29 avril au 5 et 6 mai 1850) mettent en contraste le système pénitentiaire suisse et le système français, et se terminent par l’élaboration d’une véritable utopie pénitentiaire, la proposition de nombreuses réformes. Les Études sociales sur le canton de Vaud. Souveraineté du Peuple (Le Peuple de 1850, Paris, 4, 6, 9 octobre 1850) sont une description détaillée de la constitution vaudoise.
À l’Exilé, Almanach pour 1851 (Paris, octobre 1850), Cœurderoy donna La Médecine du Peuple (réimprimé dans l’Union républicaine des 26 et 30 oct. 1850), excellent article de médecine sociale.
Son premier article de théorie socialiste et démocratique, Des qualités privées du démocrate (Union républicaine, 28 nov., 1er et 5 déc. 1849), est empreint d’une rigidité de doctrine qui cache une critique, et me paraît démontrer qu’alors déjà il avait vu beaucoup de ce que plus tard il a décrit plus amplement. Le second article, Absolutisme et Socialisme (lb., 30 oct. 1850), met en face les unes des autres les anciennes et les nouvelles idées, et donne un véritable programme socialiste, où Cœurderoy combine les réformes prônées par la Montagne et le socialisme large et sérieux qui fut, depuis 1848 au moins, l’idéal qu’il avait fermement embrassé ; il accepte « le principe sacré : De chacun selon ses facultés ; à chacun selon ses besoins ».
Il écrivit aussi une causerie humoristique : L’Extérieur et l’Intérieur d’un Théâtre (Union républicaine, du 18 août au 11 sept. 1850 ; reproduit dans le Républicain, de Sens, journal imprimé à Auxerre, à partir du 6 sept. 1850), voyage philosophique d’un étudiant à la Rive droite, feuilleton de peu d’importance, mais qui l’aida peut-être à passer du style froid et réservé de ses premiers écrits à un genre d’expression plus vif et plus personnel, étape vers le style poignant, ardent, souvent chauffé à blanc, de ses œuvres écrites de 1852 à 1855.
Mais si paisible que fût la vie de Cœurderoy durant les premiers temps de son séjour à Lausanne, avec le temps la réalité suisse se fit sentir à lui : la misère, l’intolérance, la corruption, — là comme partout, — et l’hospitalité, le droit d’asile devenant toujours plus un vain mot. Le gouvernement radical vaudois était aux mains d’un ex-ami des communistes, vrai type du renégat au pouvoir, le fameux Henri Druey, qui bientôt montra ses griffes. Des lettres de Lausanne, par exemple dans le Républicain du Centre (Limoges), l’étude inachevée de Cœurderoy, Du droit d’asile (La Voix du Proscrit, Paris, 16 août-6 sept. 1851), les Jours d’Exil, etc., nous permettent de suivre ces persécutions incessantes. Un réfugié badois, W. Schmitt, fut poussé au suicide ; Cœurderoy décrit ses funérailles dans des lettres à l’Union républicaine (20 avril 1850) et à la Voix du Peuple (Paris, 22 avril ; lettre non signée, mais qui doit lui être attribuée). La corde du pendu fut envoyée à Druey. Entre-temps les réfugiés de Lausanne, Cœurderoy parmi eux, démasquèrent le mouchard français Schnepp, qui resta quelques semaines en prison à Genève (hiver de 1850-51) ; dès lors les proscrits comprirent qu’on allait leur rendre impossible le séjour en Suisse. Je connais une protestation contre l’expulsion du réfugié lombard Varé (dans la Tribune suisse de Lausanne ; réimprimé entre autres dans le Bonhomme Manceaux, Le Mans, 1er avril 1851, où je l’ai trouvée), qui revendique fièrement le droit d’asile comme un droit républicain, conception identique à celle que Cœurderoy maintient dans ses écrits. Elle est signée : Louis Avril, Eugène Beyer, Ernest Cœurderoy, Dubreuil, Lhomme, Loiseau, Mathey, Puget, Percy, Perrin, Félix Pyat, Rigaut, Robillard, A.-A. Rolland, Pierre Sterbini, Boichot et Pflieger, internés. Ces signatures montrent-elles que la protestation provint directement du cercle des amis de Cœurderoy ? Est-ce là la protestation qui devint le motif immédiat de l’expulsion des réfugiés français, ou y eut-il encore un manifeste protestant contre l’internement des proscrits au centre de la Suisse, décrété le 15 février 1851 ? Je n’ai pas encore démêlé cette question, mais il est établi que le refus de se soumettre à l’indignité de l’internement et une protestation collective, publiée ou préparée seulement, amenèrent des expulsions contre lesquelles les réfugiés de Londres, entre autres, publièrent un appel (7 avril 1851 ; The Leader, Londres, 1851, p. 339).
Un nouvel exil fut ainsi imposé au jeune médecin. Avec Boichot, Cœurderoy partit pour Bruxelles, où il comptait fréquenter les hôpitaux et terminer ses études ; mais après une semaine de séjour, il fut expulsé sommairement de Belgique (16 avril 1851), et forcé de s’embarquer le même jour pour Londres (voir sa lettre à la Nation, de Bruxelles, 17 avril 1851).
C’est alors que commence le véritable exil, dont les impressions ont mûri sa pensée, inspirée son imagination, et ont fait de lui cette âme de feu, ce révolté aux larges conceptions libertaires que nous révèlent ses écrits de 1852 à 1855. Cette partie de son histoire sera racontée dans les notices qui précéderont les tomes II et III de cette réimpression des Jours d’Exil.
L’introduction du présent livre fut écrite à Londres, probablement en février-mars 1854 ; les Réflexions qui suivent sont de l’hiver 1852-1853 ; la dédicace est datée d’août 1853 : elle fut donc écrite à Madrid. Xavier Charre, dont le nom m’est par ailleurs inconnu, signa l’adresse suisse au Banquet des Égaux, de Londres (février 1851). La rédaction définitive des chapitres du tome Ier eut lieu sans doute en 1853, en partie peut-être encore à Londres, avant le départ de l’auteur pour l’Espagne.
Le volume « Jours d’Exil, par Ernest Cœurderoy » (Londres, Joseph Thomas, 2, Catherine Street, Strand, 1854 ; imprimé chez Joseph Thomas, 8, White Hart Street, Drury Lane ; 297, 2, 1 pp. in 8o, couverture rose), fut mis en circulation en mai ou au début de juin 1854. Il est devenu excessivement rare. J’en ai connu huit exemplaires, dont un fut brûlé en 1893. La Bibliothèque Nationale de Paris possède ce volume (collection Schoelcher), mais elle n’a pas la deuxième partie de l’ouvrage (voir ci-après), plus importante que la première, parce que l’art et l’inspiration de l’auteur y atteignent un degré encore plus élevé.
Je note brièvement que les autres écrits de Cœurderoy sont : La Barrière du Combat (avec Octave Vauthier ; brochure ; Bruxelles, 1852) ; De la Révolution dans l’Homme et dans la Société (Bruxelles, 1852) ; Trois Lettres au journal « L’Homme »… (brochure ; Londres, 1854) ; Hurrah ! ! ! ou la Révolution par les Cosaques (Londres, octobre 1854, probablement imprimé en Suisse ?) ; Jours d’Exil, deuxième partie (Londres, décembre 1855, 574, 2 pp.).
Il y a encore de Cœurderoy quatre articles politiques dans l’Union républicaine d’Auxerre (du 12 au 25 juillet 1851), une lettre du 27 mai 1854 à Alexandre Herzen (Œuvres posthumes, Genève, 1870, pp. 104-107), et, à un grand intervalle, une lettre au National (Bruxelles), par laquelle il refuse d’accepter l’amnistie du 17 août 1859 (28 août 1859).
Nous connaissons encore des détails sur le mariage de Cœurderoy (le 7 juin 1855) et sur sa mort (le 21 octobre 1862) : mais de 1856 à 1862 on le perd complètement de vue ; n’a-t-il plus rien publié, ou ses publications de cette époque sont-elles introuvables, détruites, perdues ? Je discuterai cette énigme littéraire, la disparition d’un auteur au zénith de sa puissance littéraire, dans les Notices des tomes suivants ; tout fait qui pourra élucider cette période de la vie d’Ernest Cœurderoy et, en général, toute communication relative à sa biographie, me seront bienvenus ; car j’ai épuisé les sources qui m’ont été accessibles.
Après le Dictionnaire Larousse (1869), Cœurderoy fut à peine mentionné, si ce n’est par Benoît Malon, qui eut connaissance de lui par M. Lassasie, à Londres, le même qui, en 1889, me révéla Cœurderoy. Dès 1876, M. J. Gross, à Genève, l’avait retrouvé, en était devenu l’admirateur, et avait commencé à collectionner ses écrits, comme plus tard moi et deux ou trois autres. Par quelques extraits qu’on trouve dans le Supplément littéraire de la Révolte (tomes I et III. Paris, à partir de 1887), par la liste de ses écrits donnée dans la Bibliographie de l’Anarchie (1897), on savait l’intérêt qui s’attache à cet auteur inconnu. Le Dr Michaut, dans la Chronique médicale du 15 novembre 1904, publia la première partie (seule parue) d’une biographie : Un grand écrivain oublié : Ernest Cœurderoy, Interne des hôpitaux de Paris, 1825-1862). Le projet d’une sélection d’extraits des écrits de Cœurderoy, que j’avais d’abord conçu, m’apparut bientôt comme un acte de vandalisme à l’égard d’une œuvre d’art que nul n’a le droit de mettre en pièces. Ce fut l’origine de la présente réimpression intégrale des Jours d’Exil, avec quelques corrections faites par l’auteur lui-même sur un exemplaire du premier volume conservé en Suisse. Quelque jour, peut-être, je ferai un recueil d’une partie de ses autres écrits.
La vie d’Ernest Cœurderoy jusqu’à 1851 nous a donc montré un jeune homme actif, sérieux et sans ambition, qu’on trouve toujours là où il y a du danger, et que sa loyauté absolue rend respecté dans son parti. À partir de 1852, il commence à parler en penseur indépendant, et tout change. On ne veut pas de critique, on ne veut pas d’un penseur, et l’isolement et le grand ban du silence le frappent. Mais il est de ceux qui grandissent par l’isolement, et son talent, j’ose dire son génie, se fait jour malgré la tristesse de sa vie, malgré le dépérissement de sa santé. À lui seul, il voit — et nous le dit en poète qui se révèle à nous avec un éclat toujours grandissant — ce que les penseurs les plus avancés ont mis soixante ans à trouver après lui ; et il voit même bien loin au-delà d’eux, quelquefois. C’est là ce qui résulte pour moi de l’ensemble de son œuvre de 1852 à 1855, auquel le présent volume peut servir d’introduction.
NOTE. — Prière d’envoyer les communications intéressant la biographie de Cœurderoy à M. Nettlau, aux soins de la librairie P.-V. Stock, Paris.