Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XVIII

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28 février 1882.


Depuis le 15 septembre 1881, nous sommes installés à Moscou. Nous habitons la maison du prince Volkonskii, rue Dénejnii non loin de Prétchistienka. Serge suit les cours à l’université, Tania fréquente l’école de dessin, Ilia et Liovouchka vont au lycée Polivanov qui est à deux pas de chez nous. Nous serions très heureux ici si Liovotchka ne se sentait pas si dépaysé. Il est trop impressionnable pour supporter la vie de la ville. En outre, ses sentiments chrétiens s’accommodent fort mal du luxe, de l’oisiveté et des nombreuses difficultés que comporte la vie de citadin. Il vient de partir avec Ilia pour Iasnaïa Poliana afin d’y travailler et de s’y reposer.

26 août 1882.


Il y a vingt ans, alors que j’étais jeune et heureuse, j’ai commencé à écrire ce journal et à narrer l’histoire de mon amour pour Liovotchka. Dans ces pages, il n’y a presque rien d’autre que de l’amour. Aujourd’hui, après vingt ans, je passe la nuit seule à lire et à pleurer mon amour. Pour la première fois, Liovotchka m’a fuie et s’est réfugié dans son bureau pour y dormir. Nous nous sommes querellés à propos de bagatelles. Je lui ai reproché de ne pas s’occuper des enfants, de ne pas m’aider à soigner Ilioucha et de ne pas me laisser coudre des vestes aux enfants. Ce n’est pas de vestes qu’il s’agit, mais bien de sa froideur envers moi et envers les enfants. Aujourd’hui, il s’est écrié d’une voix éclatante qu’il était poursuivi par l’idée de quitter la famille. Tant que je vivrai, je me rappellerai ce cri de sincérité qui m’a déchiré le cœur. J’appelle la mort de tous mes vœux, car sans son amour je ne puis pas vivre. Il m’est impossible de lui prouver la ferveur avec laquelle je l’aime depuis vingt ans, aujourd’hui comme au premier jour. Cet amour qui me ravale ne fait que l’importuner. Il est pénétré des idées chrétiennes sur le perfectionnement de soi-même. Je suis jalouse de lui… Ilioucha est malade, il a le typhus. Il est couché au salon. Je dois lui donner, à de courts intervalles, de faibles doses de quinine et je crains d’oublier. Je ne m’étendrai pas aujourd’hui sur ma couche que mon mari a abandonnée. Mon Dieu, aidez-moi ! Je voudrais m’ôter la vie. Les pensées se pressent dans ma tête. Il sonne quatre heures du matin…
Je m’étais dit : s’il ne vient pas c’est qu’il en aime une autre. Il n’est pas venu. Naguère, je savais en quoi consistait mon devoir, mais maintenant ?
Il est venu, mais nous ne nous sommes réconciliés que vingt-quatre heures plus tard. Nous avons pleuré tous deux et j’ai constaté avec joie que l’amour que j’avais cru perdu et sur lequel j’ai versé des larmes amères pendant cette terrible nuit, n’était pas mort. Après ces heures d’insomnie, je suis allée aux bains par l’allée forestière. Je n’oublierai jamais cette admirable matinée, ce ciel clair, cette rosée aux reflets argentés. Depuis longtemps, la nature ne m’était pas apparue sous un aspect aussi beau et aussi solennel. Je suis restée longtemps dans l’eau glacée, j’aurais voulu prendre froid et mourir. Mais je n’ai pas pris froid. Je suis rentrée à la maison, j’ai donné le sein à Andrioucha dont le sourire m’a comblée de joie.

10 septembre 1882.


Tante Tania et les siens sont partis pour Pétersbourg, Liovotchka et Liovouchka pour Moscou. Cette dernière journée a été douce, je me suis baignée.

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