Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Première partie/Chapitre IV


Dimanche, 16 février 1892.


Trois mois encore ont passé et avec quelle extraordinaire rapidité ! Me revoici à Moscou avec Andrioucha, Micha, Sacha et Vanitchka. Liovotchka, Tania et Macha sont venus ici deux fois ; la première fois ils sont restés du 30 novembre au 9 décembre ; la deuxième fois, du 30 décembre au 23 janvier. Nombre de visiteurs. Nous avons été heureux d’être réunis et la séparation n’en a été que plus difficile. Aussi ai-je décidé d’accompagner Liovotchka et Micha à Biéguitchevka et de laisser Tania à Moscou avec les enfants. Le jour de notre départ, on nous a apporté un article paru dans le numéro 22 des Moskovskïa Viédomosti qui paraphrase l’article que Léon Nikolaïévitch a écrit sur la famine pour le journal Questions de Philosophie et de Psychologie. On considère cet article comme une proclamation et on déclare que Léon Nikolaïévitch est un révolutionnaire. Liovotchka et moi avons écrit une réplique qu’il m’a forcée de signer, puis nous sommes partis.
A Toula, nous sommes descendus chez Eléna Pavolvna Raïevskaïa qui souffre d’un mal terrible dans la jambe et a de la fièvre. La pauvre ne peut
se remettre de la mort de son mari qui a été emporté de l’influenza alors que les miens étaient en séjour chez lui dans sa propriété de Biéguitchevka. [82].
Nous avons quitté Toula le 24 et sommes arrivés à Biéguitchevka à la nuit tombante. Nous avons été accueillis par Ilia, Gastiev, Persidskaïa, Natacha Filosofova et Biélitchkine. Ilia avait une frayeur terrible de voir revenir le défunt, Ivan Ivanovitch Raïevskii. Il nous a quittés dès le lendemain, nous laissant seuls avec nos aides.
Léon Nikolaïévitch et moi avons partagé la même chambre. Je me suis chargée de toutes les écritures et, dans la mesure où je l’ai pu, j’ai tiré leurs affaires au clair. Ensuite, je suis allée visiter les cantines. En arrivant, je trouvai dix personnes dans l’isba. Mais les gens continuèrent à venir et leur nombre atteignit bientôt quarante-huit. Tous en guenilles, le visage émacié et triste. Ils entrent, se signent et vont s’asseoir. Deux tables mises bout à bout ; de longs bancs. Ils prennent place en bon ordre. Dans un tamis, du pain d’orge coupé en tranches. La patronne passe le pain dont chacun prend un morceau. Puis elle pose sur la table une grande soupière de soupe aux choux, sans viande, légèrement additionnée d’huile de chanvre [15]. Après la soupe, on distribue de la panade aux pommes de terre ou bien des pois, du cacha ou millet, du kissel d’avoine, des betteraves. En général, deux plats à déjeuner, deux plats à dîner. Nous avons visité encore quelques autres cantines. Au début, je me demandais comment se tenait le peuple, mais dans la seconde cantine, j’ai vu une jeune fille d’une extrême pâleur qui m’a regardée avec des yeux si tristes que j’étais prête à fondre en larmes. Sans doute lui est-il difficile et est-il difficile aussi à nombre de ceux que j’ai vus assis là de venir chercher les dons. Qu’il est juste ce proverbe russe : « Dieu me préserve de demander l’aumône et me permette de la faire ! » Puis je suis devenue plus indifférente à ces cantines sans lesquelles la situation serait pire encore.
Le plus difficile dans l’œuvre entreprise par les nôtres c’est de discerner les plus pauvres. Il est malaisé également de déterminer quels sont ceux qui doivent venir à la cantine et quels sont ceux qui doivent toucher du bois, des vêtements que nous avons reçus en dons ces jours derniers. Quand j’avais dressé la liste des cantines, il y en avait quatre-vingt-six. Actuellement, on en a ouvert cent. [132].
J’ai passé mes matinées à couper, avec l’aide du tailleur, des vêtements dans la pièce de drap que l’on nous a donnée. Nous avons pu en confectionner vingt-trois. Ces pelisses courtes et ces cafetans ont fait grande joie aux jeunes garçons qui, sans doute, n’ont jamais eu de vêtements neufs et chauds depuis leur naissance.
J’ai passé dix jours à Biéguitchevka. [60].
Rentrée à Moscou, j’ai appris peu à peu les bruits qui circulaient sur une lettre que Liovotchka aurait écrite en Angleterre sur la famine qui sévit en Russie. Cette lettre aurait suscité l’indignation générale. Enfin, de Pétersbourg, on m’incite à prendre immédiatement des mesures pour nous sauver, faute de quoi nous sommes menacés d’être déportés, etc… Longtemps je restai sourde à cet avertissement ; toute une semaine, j’allai chez le dentiste me faire soigner les dents. Mais bientôt, prise d’inquiétude, j’écrivis au ministre de l’Intérieur, Dournovo, à Chérémétiéva, au sous-secrétaire d’État von Plévé, à Aleksandra Andréevna et à Kouzminskii. Dans chaque lettre, j’expliquai la vérité et rejetai les mensonges des Moskovskïa Viédomosti. On interdit aux journaux de publier ma réfutation bien que je l’aie envoyée également au Journal officiel. C’est alors que j’allai trouver le grand-duc Serge Aleksandrovitch et le priai de donner ordre que ma réfutation fût publiée. Il me répondit qu’il ne le pouvait pas, mais qu’il suffirait, pour calmer l’effervescence des esprits et donner satisfaction à l’empereur, que Léon Nikolaïévitch écrivît lui-même au Journal officiel. J’écrivis à Liovotchka pour le supplier d’écrire cette lettre. Je l’ai reçue tout à l’heure et l’ai déjà expédiée au Journal officiel. J’attends avec impatience de savoir si on la publiera ou non ?
Liovotchka, Tania, Macha et Viéra Kouzminskaïa sont repartis à Biéguitchevka. J’attends avec impatience Liova qui arrive de Samara, je ne sais ce qu’il va décider pour l’avenir. J’ai accepté mon sort et vis dans l’intérêt de mes quatre enfants. J’ai commencé d’écrire une nouvelle, je recueille des dons, j’expédie une quantité de lettres, je règle, par l’intermédiaire des banques, les achats en froment, je fais toutes sortes d’opérations financières. A cela viennent s’ajouter mes propres affaires qui sont nombreuses. Par instants, je suis triste, mais j’ai aussi de bons moments.
Demain commence le carême. Je veux faire maigre.