Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre XIII

Chapitre XIII
Adieux et départ.

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On attela à la nouvelle dormeuse que venait d’acheter Léon Nikolaïévitch six chevaux de poste conduits par un cocher et un postillon, et on hissa sur la voiture les malles noires entourées de courroies. Léon Nikolaïévitch précipitait le départ.
Un sentiment pénible, douloureux, me contractait la gorge et m’étreignait. Je sentis alors que le moment était venu de quitter pour toujours ma famille et tous ceux que j’aimais profondément et avec qui j’avais toujours vécu. Je contins mes larmes et dominai mon chagrin. Les adieux commencèrent, ils furent terribles ! Je pleurai pourtant en prenant congé de mon père malade. En embrassant ma sœur Lise, je la regardai avec insistance et vis des larmes lui monter aux yeux. Ma sœur Tania sanglotait comme une enfant. Mon petit frère Pétia lui faisait écho, bien qu’il eût à dessein bu beaucoup de champagne afin de ne pas sentir son chagrin, ainsi qu’il l’expliqua lui-même. On l’emmena se coucher. J’embrassai dans son dodo mon petit frère Wenceslas, qui n’avait alors que deux ans, et fis sur lui le signe de la croix. Niania, Viéra Ivanovna se jeta sur moi en sanglotant et me couvrit de baisers le visage et les épaules. Quant à la vieille Stéphanie Trifonova, toujours très réservée, qui vivait dans notre famille depuis plus de trente-cinq ans, elle me souhaita courtoisement d’être heureuse.
Voici les dernières minutes. J’avais intentionnellement réservé pour la fin les adieux à ma mère. Au moment de monter en voiture, je me jetai à son cou et nous sanglotâmes toutes deux dans les bras l’une de l’autre. Ces larmes exprimaient la mutuelle reconnaissance de l’affection que nous avions l’une pour l’autre et du bien que cette affection nous avait fait, le pardon des peines involontairement causées et la douleur de la séparation. Dans ses larmes à elle s’exprimait encore le désir d’une mère de voir sa fille heureuse.
Quand je m’arrachai à son étreinte et que, sans me retourner, j’allai prendre place dans la voiture, elle poussa un cri déchirant que toute ma vie, je n’ai pu oublier.
La pluie d’automne ne cessait de tomber… La lumière blafarde des lanternes qui éclairaient la rue et de celles de la voiture que l’on venait d’allumer se reflétait dans les flaques d’eau. Les chevaux piaffaient, ceux de devant tiraient sur les harnais. Léon Nikolaïévitch referma sur nous la porte de la dormeuse. Alekséï Stépanovitch grimpa derrière et la vieille Varvara, surnommée l’ « huître », s’assit à côté de lui. Nous allions, nous allions… L’eau clapotait sous les pieds des chevaux… Blottie dans un coin, accablée de fatigue et de peine, je laissais libre cours à mes larmes… Léon Nikolaïévitch semblait fort étonné, mécontent même. Il n’avait pas de véritable famille puisqu’il avait grandi sans père ni mère. D’ailleurs c’était un homme et il ne pouvait me comprendre. Il me laissait entendre que je devais bien peu l’aimer puisqu’il m’était si douloureux de me séparer des miens. Il ne comprenait pas alors que si j’aimais ma famille d’un amour si fervent, si passionné, j’aurais aussi cette même capacité d’amour pour lui et pour mes enfants. Et en effet, il en fut ainsi.
Lorsque nous sortîmes de la ville, j’éprouvai dans les ténèbres un sentiment d’effroi. Jamais, auparavant, je n’avais voyagé l’automne ni l’hiver. L’obscurité m’oppressait. Nous ne nous dîmes presque rien jusqu’à la première station, Birioulev, sauf erreur. Je me souviens que Léon Nikolaïévitch était très tendre et aux petits soins pour moi. A Birioulev où nous arrivions en qualité de jeunes mariés titrés, dans une dormeuse neuve attelée de six chevaux, on nous donna les chambres dites du tsar, de grandes pièces aux meubles tapissés de reps rouge qui n’avaient rien d’accueillant. On nous apporta le samovar. Pelotonnée dans un coin du divan, je gardais le silence comme une condamnée.
— Eh bien, me dit Léon Nikolaïévitch, si tu faisais les honneurs, si tu servais le thé.
J’obéis et servis le thé. J’étais confuse et ne pouvais me libérer d’une certaine crainte. Je n’osais pas tutoyer Léon Nikolaïévitch et évitais de l’appeler par son nom. Longtemps encore, je continuai à lui dire vous.

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