Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre VIII

Chapitre VIII
Derniers jours de ma vie de jeune fille.

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Ma vie devint tout autre. Même entourage, mêmes personnes, moi aussi j’étais la même, mais en apparence seulement. Mon moi s’en était allé je ne sais où. Le même sentiment qui s’était emparé de moi à Iasnaïa Poliana et à Ivitzi continuait à me posséder. Mon moi s’était maintenant fondu en un tout immense, libre, tout-puissant, infini. Je vécus avec une extraordinaire intensité ces derniers jours de ma vie de jeune fille. Illuminés d’une lumière éclatante, ils furent pour moi une véritable éclosion spirituelle. Pendant deux autres périodes de ma vie, j’éprouvai cette même exaltation. Ces réveils périodiques de l’esprit réussirent mieux que tout autre chose à me convaincre que l’âme vit sa vie propre, qu’elle est immortelle et que la mort n’est que la libération de l’esprit qui quitte le corps.
Dès son arrivée à Moscou, Léon Nikolaïévitch loua chez un bottier allemand un appartement où il s’installa. A cette époque, il s’occupait des écoles1 et de la revue Iasnaïa Poliana qui s’adressait de préférence aux écoles populaires et dont le but était purement pédagogique. Ce périodique ne vécut qu’un an.
Léon Nikolaïévitch venait nous voir chaque jour à Pokrovskoïé. Parfois mon père, que les nécessités de son service appelaient souvent en ville, le ramenait. Un jour, Léon Nikolaïévitch nous raconta qu’il était allé au parc de Pétrovsk et, par l’intermédiaire de l’aide de camp, avait fait remettre à Alexandre II une lettre relative à l’offense qui lui avait été gratuitement faite par la perquisition que la sûreté générale avait opérée à Iasnaïa Poliana2. Cela se passait le 23 août 1862. L’empereur se trouvait alors au parc de Pétrovsk à l’occasion des grandes manœuvres qui avaient lieu au champ de Khodine.
Léon Nikolaïévitch et moi sortions et causions beaucoup ensemble. Il me demanda une fois si je tenais un journal.
— Oui, depuis longtemps, lui répondis-je, depuis l’âge de onze ans. Et l’été dernier, j’avais alors seize ans, j’ai écrit une longue nouvelle.
— Permettez-moi de lire votre journal ?
— Non, c’est impossible.
— Alors donnez-moi la nouvelle.
Je la lui donnai. Le lendemain, comme je m’informais s’il l’avait lue, il me répondit avec calme et indifférence qu’il l’avait parcourue. Voici ce que, par la suite, je lus dans son journal : Elle m’a donné à lire sa nouvelle. Que d’énergie dans la vérité et dans la simplicité ! » Plus tard, il m’avoua qu’il n’avait pas pu fermer l’œil de toute la nuit tant l’avait frappé mon jugement sur l’un des héros, le prince Doublitzki dans lequel il s’était reconnu et dont il était dit : « Le prince a un extérieur des moins séduisants et est d’opinion très versatile. »
Je me souviens d’un jour où nous étions d’humeur gaie et folâtre. Je ne cessais de répéter la même bêtise : « Quand je serai impératrice, je ferai ceci ; » ou bien : « Quand je serai impératrice, j’ordonnerai cela. » Le cabriolet de mon père, dont on venait de dételer le cheval, se trouvait à ce moment sous le balcon. Je m’assis dans la voiture et me mis à crier : « Quand je serai impératrice, je me proménerai en cabriolet. »
Et Léon Nikolaïévitch de saisir les brancards et de partir au grand trot en traînant la voiture.
— Voilà, dit-il, comme je promènerai mon impératrice.
Cet épisode montre à quel point il était robuste et sain.
— Non, non, c’est trop lourd. Arrêtez ! criai-je. Mais j’étais ravie que Léon Nikolaïévitch fût si fort et qu’il me menât promener ainsi.
A cette saison, les soirées et les nuits de lune étaient merveilleuses. Je vois encore notre clairière poudrée de lune et l’astre se reflétant dans l’étang voisin. Comme elles étaient fraîches et vivifiantes ces nuits d’août !… « Nuit de folie », aimait à répéter Léon Nikolaïévitch lorsqu’il était assis sur le balcon ou se promenait avec nous autour de la villa. Il n’y eut entre lui et moi ni explication ni scène romanesque. Nous nous connaissions depuis si longtemps et nos relations étaient si aisées, si simples. On eût dit que j’avais hâte de vivre cette vie magnifique, libre, claire, d’où toute complication était absente, ma vie de jeune fille. Tout était bien, facile, je ne désirais rien et n’aspirais à rien.
Léon Nikolaïévitch venait et revenait chez nous. Parfois, lorsqu’il s’était attardé, mes parents le retenaient pour la nuit. Un jour, au début de septembre, nous allâmes l’accompagner. Au moment de nous séparer de Léon Nikolaïévitch, ma sœur Lise me pria de l’inviter pour le jour de son anniversaire, le 5 septembre. Il commença par refuser et me demanda non sans étonnement pourquoi je l’invitais précisément pour cette date du 5 ? Je n’osai le lui expliquer, car on m’avait bien recommandé de ne pas parler de cet anniversaire.
Léon Nikolaïévitch promit de venir et vint en effet pour notre plus grande joie à tous. Sa présence apportait toujours gaieté et animation.
Au début, je ne comprenais pas que ses visites étaient pour moi. Pourtant, je ne tardai pas à me rendre compte que j’éprouvais pour lui un sentiment sérieux. Un jour, il m’en souvient, je m’élançai dans notre chambre de jeunes filles d’où l’on avait vue sur l’étang, l’église, enfin sur tout ce qui depuis mon jeune âge (j’étais née à Pokrovskoïé) m’était cher et familier. Je restai debout près de la baie vitrée, mon cœur battait à se rompre. Ma sœur Tania entra dans la chambre et voyant mon trouble :
— Qu’as-tu, Sonia ? me demanda-t-elle avec sympathie.
— Je crains d’aimer le comte, lui répondis-je brièvement et en français.
— Vraiment !
Tania, qui ne soupçonnait rien de mes sentiments, était surprise, peinée même. Elle connaissait mon caractère. Alors, comme par la suite, « aimer » signifiait pour moi, non jouer avec un sentiment, mais bien plutôt en souffrir.


1. En 1859, Léon Nikolaïévitch fonda des écoles pour les enfants des paysans de Iasnaïa Poliana et des villages voisins. Il y engagea comme professeurs des jeunes gens que Sophie Andréevna appelle les « étudiants ». Ces écoles subsistèrent jusqu’en 1863, date à laquelle Léon Nikolaïévitch commença d’écrire Guerre et Paix.
2. Cette perquisition à Iasnaïa Poliana eut lieu le 6-7 juillet 1862 en l’absence de Léon Nikolaïévitch qui était allé se soigner dans le gouvernement de Samara. On soupçonnait les étudiants-professeurs de Iasnaïa Poliana d’imprimer en secret des livres prohibés. Léon Nikolaïévitch fut tellement révolté de cette mesure qu’il exigea une réparation, faute de quoi, il voulait vendre ses biens et s’en aller vivre à l’étranger. Profitant de l’arrivée d’Alexandre II à Moscou, Tolstoï lui remit une lettre à ce sujet.

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