Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre IX

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Entre le 5 et le 16 septembre, toute la famille vint s’installer à Moscou. Comme toujours après avoir vécu à la campagne en contact avec la nature, tout en ville me parut ennuyeux, maussade, étroit. Nous avions l’habitude, avant le départ, de prendre congé de nos coins favoris. Il fallait faire très vite le tour du plus grand nombre possible de ces endroits. Cette année, c’est un adieu définitif que je disais à mon cher Pokrovskoïé et à ma vie de jeune fille.
A Moscou, Léon Nikolaïévitch continua de venir nous voir presque chaque jour. Un soir, je pénétrai sur la pointe des pieds dans la chambre de ma mère que je trouvai déjà au lit. Que de fois, en revenant d’une soirée ou d’un spectacle, suis-je entrée ainsi dans sa chambre ! « Eh bien, raconte, » me demandait-elle gaiement. Je lui faisais alors le récit de la soirée ou bien j’imitais les acteurs que j’avais vus au théâtre. Cette fois, nous n’étions, ni l’une ni l’autre, d’humeur joyeuse.
— Qu’as-tu, Sonia ? me demanda ma mère.
— Voici, maman, dis-je d’une voix timide, tout le monde pense que ce n’est pas moi qu’épousera le comte Léon Nikolaïévitch, mais il me semble qu’il m’aime.
— Vraiment ! Elle s’imagine toujours que tout le monde est amoureux d’elle ! Va-t’en, me dit ma mère, et cesse de penser à des bêtises.
L’accueil fait à ma confidence ne laissa pas que de m’affliger et depuis lors, je ne parlai plus à quiconque de Léon Nikolaïévitch. Mon père, de son côté, était fâché que Léon Nikolaïévitch qui venait si souvent à la maison, n’eût pas encore, conformément à la vieille coutume russe, demandé en mariage la fille aînée de la famille. Il traitait Léon Nikolaïévitch avec froideur et n’était pas gentil avec moi. La situation à la maison était compliquée surtout pour moi.
Le 14 septembre, Léon Nikholaïévitch m’avertit qu’il avait à me confier quelque chose de très important, mais il ne parvint pas à me dire avec précision ce dont il s’agissait. Ce n’était d’ailleurs pas difficile à deviner. Ce soir-là, il causa longuement avec moi. Je jouais du piano, tandis que lui était debout, adossé au poêle. A peine cessais-je de jouer qu’il me disait : « Continuez, continuez. » La musique empêchait les autres d’entendre notre conversation. J’étais si excitée que mes mains tremblaient, mes doigts s’embrouillaient. Je répétai au moins dix fois le motif d’une valse italienne : Il Baccio, que j’avais apprise par cœur pour accompagner ma sœur Tania.
Ce soir-là, Léon Nikolaïévitch ne me fit pas encore de proposition et maintenant, je ne me rappelle plus en détail ce dont il a parlé. Pourtant, je me souviens du sens de ses paroles. Il me dit qu’il m’aimait et désirait m’épouser et tout cela seulement par allusions. Voici ce qu’il écrivit dans son journal : 12 septembre 1862. « Je suis amoureux. Je ne croyais pas qu’il fût possible d’aimer ainsi. Je suis fou. Si cela continue, je me suiciderai. Il y a eu une soirée chez eux. Elle était charmante sous tous les rapports… »
13 septembre 1862. — « Demain, dès que je serai levé, j’irai, je dirai tout, sinon, je me tue… Quatre heures du matin. J’ai écrit une lettre que je lui remettrai demain, c’est-à-dire aujourd’hui 14 septembre. Mon Dieu, comme j’ai peur de mourir ! Le bonheur, surtout un bonheur comme celui-là, me paraît impossible. Seigneur, aidez-moi !… »
Un jour encore passa, le 15 septembre. Le 16, les cadets, mon frère Sacha et ses camarades, vinrent chez nous prendre le thé et se restaurer. Léon Nikolaïévitch passa toute cette journée à la maison. Saisissant un moment où nul ne faisait attention à nous, il me pria de l’accompagner dans la chambre de ma mère où il n’y avait personne en ce moment.
— Je voulais vous parler, commença-t-il, mais je ne l’ai pas pu. Voici la lettre que je porte sur moi depuis quelques jours. Lisez-là. J’attends ici votre réponse.

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