Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre II

Chapitre II
Une nuit à Iasnaïa Poliana.

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A la tombée de la nuit, mère m’envoya au rez-de-chaussée défaire les malles et préparer les lits. Douniacha, la femme de chambre de petite tante, et moi commencions les préparatifs pour la nuit quand apparut soudain Léon Nikolaïévitch. Douniacha lui fit observer que sur les divans, il n’y avait place que pour trois personnes et non pour quatre.
— Mais on peut dormir dans le fauteuil, dit Léon Nikolaïévitch en tirant le long fauteuil et en accolant au siège un large tabouret rectangulaire.
— C’est moi qui dormirai dans le fauteuil ! m’écriai-je.
— Et c’est moi qui vais faire votre lit ! répliqua Léon Nikolaïévitch. Et d’une main malhabile et inexpérimentée, il déplia et étendit le drap. Faire un lit avec l’aide de Léon Nikolaïévitch me parut bien un peu gênant, mais très agréable et d’une intimité charmante.
Lorsque tout fut prêt et que nous remontâmes, ma sœur Tania avait cédé à la fatigue et dormait pelotonnée sur un divan dans la chambre de petite tante. On avait couché Volodia. Maman évoquait le bon vieux temps avec tante et Maria Nikolaïevna. Ma sœur Lise nous lançait des regards interrogateurs. Chacune des minutes de cette soirée est restée gravée dans ma mémoire.
A la salle à manger, qu’éclairait une baie vitrée, Alekseï, le valet de chambre, mettait le couvert. Il était de petite taille et louchait un peu. Douniacha, imposante et non dépourvue de beauté, lui prêtait assistance. Elle était fille de diadka Nicolas dont Léon Nikolaïévitch a tracé le portrait dans Enfance. La porte de la salle à manger s’ouvrait au milieu du panneau sur un petit salon et laissait apercevoir un vieux clavecin en bois de rose. Les portes du salon donnaient accès sur une baie semblable à celle de la salle à manger d’où l’on avait une vue ravissante qui, par la suite et durant ma vie entière, devait charmer mes regards et que j’aime encore aujourd’hui.
Je pris une chaise et allait seule m’asseoir sur le balcon contempler la vue. Bien que je sois incapable de le décrire, je n’ai jamais oublié l’état d’âme dans lequel j’étais alors. Était-ce l’impression que produisaient sur moi la pleine campagne, la nature, l’espace ? Était-ce le pressentiment de ce qui devait arriver six semaines plus tard quand j’entrai dans cette demeure en qualité de maîtresse de maison ? Était-ce simplement mes adieux à ma vie et à ma liberté de jeune fille ? Ou bien était-ce tout cela à la fois ? Je ne sais. J’étais grave, heureuse et éprouvais un sentiment nouveau, infini.
Quand tout le monde fut réuni à la salle à manger pour dîner, Léon Nikolaïévitch vint me chercher.
— Non, merci, je n’ai pas faim, lui dis-je. Il fait si bon ici !
De la salle à manger me parvenaient les éclats de la voix prétentieuse, fantasque et rieuse de ma sœur Tania qui avait l’habitude d’être gâtée par tout le monde. Léon Nikolaïévitch prit place à table, mais sans achever son repas, il revint auprès de moi. De quoi parlâmes-nous ? Je ne me le rappelle plus en détail. Je me souviens seulement qu’il me dit : « Comme vous êtes simple, claire ! » Ces paroles me furent agréables.
Comme je dormis bien dans le long fauteuil que m’avait préparé Léon Nikolaïévitch ! Le soir, je me tournai de côté et d’autre et me sentais légèrement à l’étroit et mal à l’aise entre les deux bras. Mais intérieurement, je souriais de plaisir à la pensée que c’était Léon Nikolaïévitch qui m’avait préparé mon lit. Un sentiment nouveau, joyeux, emplissait mon jeune être. Je m’endormis.

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