Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Première partie/Chapitre I

Chapitre I
Voyage à Ivitzi et à Iasnaïa Poliana.

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Le début du mois d’août 1862 nous apporta une grande joie à mes sœurs et à moi : ma mère décida d’aller voir son père, notre aïeul Alexandre Mikhaïlovitch Isléniev1 et de nous emmener toutes trois ainsi que mon petit frère Volodia. Le voyage devait s’effectuer dans des voitures d’Annenkov2.
A cette époque, grand-père Isléniev dont Léon Nikolaïévitch a tracé le portrait dans Enfance, sous le nom de papa, vivait dans sa propriété d’Ivitzi située dans le district d’Odoïev, le seul bien qui lui restât de sa grande fortune. Si on ne l’en avait pas dépouillé, c’est parce qu’il avait été acheté au nom de sa seconde femme, belle-mère de ma mère, Sophie Aleksandrovna, née Jdanova, que Léon Nikolaïévitch a fait revivre dans Enfance sous le nom de « la belle Flamande ».
Les trois filles nées du second mariage de grand-père étaient alors très jeunes. Une étroite amitié m’unissait à la seconde d’entre elles.
La propriété de grand-père se trouvait à environ cinquante verstes de Iasnaïa Poliana où résidait alors la sœur de Léon Nikolaïévitch, Maria Nikolaïevna3, récemment arrivée d’Algérie. Ma mère, qui était une amie d’enfance de Maria Nikolaïevna et désirait naturellement la revoir, décida d’aller lui rendre visite à Iasnaïa Poliana où elle n’était pas retournée depuis de longues années. Cette décision nous enchanta. Ma sœur Tania4 et moi nous faisions une fête de cette visite comme les jeunes gens se font une fête de tout voyage et de tout changement. Les préparatifs furent très gais, nous nous confectionnâmes de jolies robes fîmes nos malles et attendîmes avec impatience le jour du départ.
Ce jour-là, je l’ai totalement oublié. Confus sont aussi les souvenirs que j’ai conservés de la route : les changements de chevaux aux relais, les repas improvisés, la fatigue. Dès notre arrivée à Toula, nous nous rendîmes chez la sœur de ma mère, Nadejda Aleksandrovna Karnovitch, femme du maréchal de la noblesse. Nous visitâmes la ville qui me parut sale, maussade et dénuée d’intérêt. Mais force nous fut de tout regarder afin de tirer consciencieusement profit de notre voyage.
Le soir, après dîner, par un temps splendide, nous allâmes à Iasnaïa Poliana. La route conduisant à Zassiéka5 était fort pittoresque et cette nature sauvage, cette étendue firent sur nous autres, jeunes citadines, une impression tout à fait nouvelle.
Maria Nikolaïevna et Léon Nikolaïévitch nous accueillirent avec des explosions de joie. Petite tante, Tatiana Aleksandrovna Iergolskaïa6, aimable et réservée, nous souhaita la bienvenue en français. Sa gouvernante, la vieille Nathalie Pétrovna, tantôt me caressait les épaules, tantôt souriait à ma sœur Tania qui avait alors quinze ans.
On nous conduisit à l’étage inférieur dans une grande salle voûtée dont l’ameublement était simple, pauvre même. Le long des murs, des divans peints en blanc, des coussins très durs en guise de dossiers ; des sièges fort peu moelleux recouverts comme les divans de coutil rayé bleu et blanc ; un long fauteuil garni de coussins semblables ; une table en simple bois de bouleau fabriquée par le menuisier de la maison. Aux voûtes les anneaux auxquels, au temps du prince Volkonskii7, grand-père de Léon Nikolaïévitch, alors que la pièce servait de chambre de débarras, on suspendait des selles, des jambons, etc…
C’était le commencement d’août et déjà les jours n’étaient plus très longs. C’est à peine si nous eûmes le temps de faire le tour du jardin avant que Nathalie Pétrovna nous conduisît auprès des framboisiers. C’est la première fois de ma vie que l’occasion s’offrait à moi de cueillir des framboises, car à la villa on nous en apportait chaque année sur de grand tamis et j’en picorais quelques-unes avant que l’on en fît des confitures. Il ne restait déjà plus beaucoup de fruits sur les arbustes, mais ces jolies baies rouges noyées dans la verdure, leur saveur si fraîche me firent grand plaisir.


1. Grand-père maternel de Sophie Andréevna (1794-1882), marié en première noces à Sophie Pétrovna Kozlovskaïa, née Zavadovskaîa, et en secondes noces à Sophie Aleksandrovna, née Jdanova.
2. Voitures ainsi appelées du nom du loueur Annenkov.
3. Unique sœur de Léon Nikolaïévitch Tolstoï (1830-1912). En 1847, elle épousa un de ses petits-cousins, Valérian Pétrovitch Tolstoï, dont elle divorça en 1857. En 1861, elle épousa un Suédois, le vicomte de Kleen. Plus tard, Maria Nikolaievna entra en religion. Malgré la divergence de leurs opinions religieuses, Léon Nikolaïévitch et sa sœur étaient liés d’une étroite amitié. C’est d’abord auprès d’elle, dans le couvent de Chamordino, que se rendit Léon Nikolaïévitch lorsque, le 28 octobre 1910, il s’enfuit de Iasnaïa Poliana.
4. Sœur cadette de Sophie Andréevna (1846-1925) qui, en 1867, épousa Alexandre Mikhaïlovitch Kouzminskii. Léon Nikolaïévitch aimait beaucoup sa belle-sœur qu’il a fait revivre dans Guerre et Paix sous le nom de Natacha Rostova.
5. Un grand bois près de Iasnaïa Poliana.
6. Parente éloignée de Léon Nikolaïévitch qui, restée très jeune orpheline, fut élevée chez la grand’mère de l’écrivain. Après la mort de la mère de Léon Nikolaïévitch, Tatiana Aleksandrovna se consacra à l’éducation des enfants laissés par la défunte.
7. Grand-père maternel de Léon Nikolaïévitch, marié à Catherine Dmitrievna, née princesse Troubetzkoï. Nous le retrouvons dans Guerre et Paix sous les traits de Nicolas Andréévitch Volkonskii.


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