Journal d’un voyage au détroit de Magellan et dans les canaux latéraux de la côte occidentale de la Patagonie/01

Première livraison
Le Tour du mondeVolume 3 (p. 209-224).
Première livraison



JOURNAL D’UN VOYAGE AU DÉTROIT DE MAGELLAN ET DANS LES CANAUX LATÉRAUX DE LA CÔTE OCCIDENTALE DE LA PATAGONIE.

Par M. V. DE ROCHAS, chirurgien de la marine impériale.
1856-1859. — TEXTE INÉDIT.




AVANT-PROPOS.


Les rivages du détroit de Magellan, les ressources qu’ils présentent, leurs conditions climatériques, les peuplades qui les habitent ou qui les fréquentent, sont encore de connaissance peu vulgaire, surtout en France. En vain la marine royale d’Angleterre en a-t-elle fait une investigation minutieuse, au point de vue hydrographique du moins, les précieux renseignements qu’elle nous a fournis ne sont connus que de nos marins, qui ne s’intéressent d’ailleurs qu’aux données susceptibles d’éclairer leur marche dans ces périlleuses régions.

De l’ignorance ou des fausses idées dans lesquelles nous vivons à l’égard d’une des plus intéressantes contrées de l’univers, il faut accuser le peu d’intérêt qu’on attache en France aux études géographiques et les relations mensongères ou du moins entachées d’exagération, que nous ont léguées les navigateurs[1]. Combien de nos compatriotes croient encore aux Polyphèmes qui sur les rivages magellaniques menacent la vie du navigateur imprudent ou malheureux ! Combien y en a-t-il qui considèrent le climat de ces contrées comme extrêmement rigoureux, qui se figurent d’ailleurs un sol aride, brûlé d’un côté par des volcans en ignition et de l’autre couvert de neiges et de glaces !

Ce défaut de connaissances positives et surtout vulgaires (car il n’est pas question des érudits que je n’ai aucunement la prétention d’instruire), ces préjugés répandus dans les masses, m’ont fait penser qu’il pourrait être utile de mettre sous les yeux du public un récit simple et fidèle d’un double voyage dans le détroit de Magellan. Il n’y faut pas chercher une œuvre littéraire où l’imagination aurait sa large part ; c’est un simple journal de voyage qui n’a que la prétention d’être véridique.

Après le passage du détroit de Magellan, je conduirai le lecteur à travers le labyrinthe des canaux latéraux de la côte de Patagonie jusqu’au golfe de Péñas, près de Chiloë, où nous nous séparerons au moment où le navire entrera dans le grand océan Pacifique. Ces canaux latéraux, non moins intéressants que le détroit magellanique, sont depuis fort peu d’années ouverts à la navigation, et, à part des renseignements hydrographiques fort incomplets du reste, on ne possède encore sur eux aucune donnée géographique. Je n’ai certes pas la présomption de combler parfaitement cette lacune, et je ne prétends mettre sous les yeux du lecteur que quelques descriptions intéressantes peut-être à cause de la nouveauté du sujet.


Le cap des Vierges. — Entrée du détroit. — Le cap Gregory. — L’établissement chilien de Punta-Arena. — Cavaliers patagons.

Le 24 juillet 1856, après une navigation orageuse, notre vigie signala la terre. C’était le cap des Vierges, entrée du détroit de Magellan. Nous nous dirigeâmes à toute vapeur vers le canal ou nous devions trouver des eaux calmes, les plus agréables distractions pendant le jour et le repos pendant la nuit. Bientôt apparut à nos yeux, comme l’embouchure d’un beau fleuve, une masse d’eau paisible contenue entre des falaises médiocrement élevées.

« Sondez ! » cria le capitaine, et pendant une demi-heure nous n’avançâmes que timidement et après indication du plomb scrutateur de la profondeur des eaux. C’est qu’il existe à l’entrée du détroit un vaste banc de sable dangereux pour le navigateur inexpert ou imprudent. La nuit arrivant, nous mouillâmes à la baie Possession.

En ces parages que n’éclairent aucuns phares, la navigation est impossible dans l’obscurité de la nuit, aussi le lecteur ne devra-t-il pas trouver étonnant de nous voir jeter l’ancre chaque soir.

La terre était à une assez grande distance du mouillage, le jour à son déclin, force fut donc de rester à bord.

Une vaste plaine nous paraissait se dérouler à notre droite sur le continent ; les côtes de la Terre de Feu étaient plus éloignées de nous. Aucun indice d’être humain n’apparut à nos yeux qui interrogeaient curieusement l’horizon de tous côtés. Le lendemain matin, quand on leva l’ancre, un seul être vivant assistait à notre départ, c’était un guanaco qui paissait tranquillement l’herbe près du rivage et qui, de temps en temps, levait la tête pour jeter un regard sur cette masse noire qu’il voyait dans la mer à quelques milliers de pas de lui. Le guanaco est un animal curieux, j’en donnerai la description plus loin.

La journée du 25 et celle du 26, employées à franchir la distance qui nous séparait de Punta-Arena (Sandy-Point des cartes anglaises), ne nous procurèrent rien de bien intéressant à observer. Nous naviguions à une trop grande distance de la Terre de Feu pour qu’il fût possible d’en saisir les détails, et sur la côte de Patagonie nous n’apercevions qu’une succession de falaises sédimentaires ou de plages de sables, derrière lesquelles il était plus facile de deviner que d’envisager les vastes pampas qui les séparent de la chaîne de montagnes dont nous apercevions les têtes couronnées de neige.

Entre le cap Gregory et Punta-Arena, nous vîmes sur le rivage quelques feux de campement et des hommes à cheval ; c’étaient des Patagons.

Le cap Gregory est, en effet, un des points où il est le plus facile d’entrer en relation avec ces nomades, et de s’y procurer, moyennant quelques galettes de biscuit et quelques litres d’eau-de-vie, de la chair de guanaco, de vigogne ou d’autruche.

Le 27 au soir, nous mouillâmes à Punta-Arena en vue d’un établissement sur lequel flottait le pavillon de la république du Chili.

Un village construit à l’européenne, groupé autour d’une petite église dont la flèche élégante, quoique modeste, semblait percer la cime des arbres qui entourent le rustique établissement ; le tintement religieux de la cloche qui sonnait l’angelus du soir ; un troupeau que des bergers ramenaient des pâturages voisins, tout, jusqu’aux bruyères qui hérissaient le sol entre les troncs majestueux de la forêt, et la neige qui couvrait la campagne, éveillait en nous ces souvenirs si chers de la patrie absente.

À peine avions-nous eu le temps d’admirer cet agreste paysage, que le commandant de la petite colonie venait nous souhaiter la bienvenue et nous inviter à passer la soirée dans sa maison[2]. Trop heureux de rencontrer dans ces sauvages contrées des hommes auxquels il nous fût possible de communiquer nos idées, nous n’eûmes garde de manquer à cette bonne invitation.

La bourgade est à quelques centaines de mètres de la mer ; on s’y rend par un sentier large, bien tracé, mais que l’obscurité de la nuit et la neige qui donnait à toute la surface du sol une uniformité trompeuse, ne nous permirent pas de suivre, sans quelques-uns de ces incidents qui sont, pour les voyageurs, le désespoir du moment et le charme des souvenirs ultérieurs.

Le commandant chilien nous avait préparé une petite soirée toute cordiale, en compagnie de sa jeune femme et du curé de la paroisse, moine gras et rubicond, dont la conversation nous eût sans doute beaucoup intéressé s’il n’avait eu, ce jour-là, quelque paresse à ouvrir la bouche. On s’entretint de beaucoup de choses, de l’Europe d’abord, de l’Amérique ensuite, et surtout de cette partie de l’Amérique que notre hôte tenait sous sa direction. « Le séjour, disait-il, n’était pas des plus gais, surtout en hiver ; les communications avec la métropole étaient bien rares, elles n’avaient lieu que deux fois par an. Les relations sociales étaient bien restreintes ; il fallait se borner à celles du curé et de un ou deux officiers. Le reste de la population, formant un total de deux cent cinquante individus, était composé de soldats presque tous mariés d’une façon quelconque ; de déportés et de quelques aventuriers qui vivaient là, provisoirement, comme ils auraient pu vivre ailleurs. De commerce point, de travaux agricoles, peu ; on avait défriché quelques petits coins de terre et on possédait deux ou trois petits troupeaux. Du reste, tranquillité parfaite ; les Patagons étaient de braves gens qui fournissaient les ménages de viande de guanaco, d’autruche, de vigogne, moyennant quelques poignées de farine, de feuilles de tabac et de biscuits[3]. Ils eussent bien aimé recevoir quelques bouteilles de vin, bon ou mauvais, et encore mieux d’eau-de-vie ; mais ce genre de commerce était interdit par les règlements et empêché du reste par la pénurie presque absolue de ces liquides, raison péremptoire et qui pouvait dispenser de la précédente.

Le gouvernement chilien tenait à la conservation de ce poste, non-seulement à cause de l’importance qu’il pourrait acquérir plus tard, en raison d’un riche gisement carbonifère voisin, si la marine du commerce, renonçant enfin à la pénible navigation du cap Horn, adoptait la route du détroit pour passer d’un océan à l’autre, mais aussi parce que la république Argentine élevait des prétentions sur la possession de la Patagonie, et que le pavillon chilien flottant en permanence sur le territoire contesté, témoignait de la volonté du Chili de conserver et défendre ses droits.

La métropole avait précédemment créé un établissement du même genre à quelques lieues de distance vers l’ouest, à Port-Famine ; mais une révolution qui bouleversa le gouvernement métropolitain fut cause aussi de la ruine de cet établissement. Les soldats et les déportés, guidés par un lieutenant d’artillerie, partisan d’un des compétiteurs à la présidence du Chili, s’insurgèrent contre le gouverneur représentant du parti opposé, le massacrèrent avec ceux qui voulurent le défendre et, emportant les armes, partirent sur un navire mouillé en rade pour aller rejoindre au Chili le prétendant, que soutenait l’officier chef du complot. Inutile de faire connaître la suite de cette histoire qui n’appartient plus désormais à la colonie de Magellan ; qu’il me suffise de dire que l’on fusilla le chef des rebelles peu de temps après son débarquement à l’île Chiloë. Cet événement se passa, si je ne me trompe, en 1850. Deux ou trois ans s’écoulèrent avant que le gouvernement pût rétablir la colonie pénitentiaire de Magellan, et quand il le fit, ce ne fut plus à Port-Famine mais à Punta-Arena, lieu plus convenable, pour différentes raisons que j’indiquerai plus tard.

Nandou ou autruche d’Amérique. — Dessin de L. Rouyer d’après nature.

Après avoir pris congé du commandant, nous visitâmes quelques habitations du village ; il était déjà tard, mais un jour de fête on peut bien reculer l’heure du sommeil. On ne voyait pas tous les jours des étrangers, et l’occasion de se procurer quelques provisions solides et surtout liquides n’était point à dédaigner ; aussi n’avions-nous à déranger personne, mais seulement à accéder à l’invitation qui nous était faite à chaque porte, d’entrer au logis. On nous présentait alors des peaux de jaguar, de conguar[4], de guanaco, d’autruche. Ces peaux, particulièrement les deux dernières, font de fort beaux tapis. Les Patagons font subir aux peaux de guanaco une préparation qui rend leur conservation parfaite tout en leur donnant une souplesse qui permet de s’en draper comme d’un manteau. Elles servent en effet de vêtement à ces Indiens. Pour tous ces objets, le prix demandé était minime quand il s’agissait de sucre, de café, de vin, d’eau-de-vie, etc. ; mais il devenait exorbitant si l’on voulait payer en espèces monétaires, encore tous les vendeurs ne s’en souciaient-ils pas. Qu’avaient-ils à faire d’argent dans un pays où il n”avait pas cours et presque sans communication avec le reste du monde ?

Vigogne surprise par un couguar. — Dessin de L. Rouyer d’après nature.

Les habitations que nous visitâmes étaient bien pauvres ; ni poêle ni cheminée pour parer à la rigueur de la saison, mais un simple brasero. Une seule de ces habitations faisait exception à la règle et c’était la plus misérable. Dans celle-ci, une famille déguenillée était assise tout autour d’un foyer formé de bûches monstrueuses brûlant sur le sol au milieu de la cabane et dont la fumée s’échappait par le sommet du toit coni’que. Malgré l’éclat de la flamme, à peine se voyait-on dans cet abominable séjour.

Nous regagnâmes notre navire, et le lendemain matin nous retournâmes au village pour faire quelques vivres frais, car c’était l’heure à laquelle on avait quelque chance de voir arriver des Patagons avec leur charge de venaison. À peine débarqué, je vis en effet apparaître une cavalcade indienne composée de deux hommes et trois femmes. Tous montaient de petits chevaux fort vifs avec une peau pour selle ; pour mors et pour bride une courroie de cuir pliée en fronde passée dans la bouche du cheval et tenue par les deux extrémités dans la main du cavalier ; pour étriers, des lanières terminées à l’extrémité en V renversé avec adjonction d’une tige de bois transversale réunissant les deux jambages du V et destinée à supporter le pied du cavalier. Hommes et femmes étaient couverts d’une peau de guanaco, la tête nue, les cheveux flottants et portant dans le bras droit un lazzo ou lacet. Ce lazzo est, comme en sait, une longue courroie portant à une de ses extrémités un corps pesant comme une pierre ou mieux un morceau de fer ou de plomb qui, projeté avec vigueur, entraîne après lui la corde légère disposée en nœud coulant et dont une extrémité est fixée à la selle du cheval. On conçoit que quand l’anse ou nœud coulant est jetée sur un animal et qu’elle l’enlace, soit que l’animal veuille fuir, soit que le cavalier coure en sens contraire, le nœud se serre et la proie se trouve prise. C.’est ainsi que les Patagons se rendent maîtres des animaux les plus agiles ou les plus redoutables, comme aussi de l’autruche qui ne se sert jamais de ses courtes ailes que pour accélérer sa course.

Toutes les peaux qui sont aux mains des colons de Punta-Arena proviennent d’animaux pris de cette façon par les Indiens.

Mais revenons à nos cavaliers. Ils portaient en croupe des quartiers de guanaco et de vigogne ; je fis marché pour une belle pièce et j’invitai le vendeur à me l’apporter au rivage. En homme bien élevé il mit pied à terre et m’offrit sa monture pour parcourir la petite distance qui nous séparait de la mer. J’acceptai l’offre qui, à défaut de paroles aimables, m’était faite en gestes aussi intelligibles que galants. En examinant à côté de moi le cavalier devenu piéton, un phénomène singulier, dont je cherchais à me rendre compte, me frappa ; il ne me semblait plus avoir affaire au même homme ; tout à l’heure j’avais affaire à un quasi géant et maintenant j’avais à côté de moi un homme de belle taille sans doute, mais qu’il ne m’était pas possible d’évaluer à plus d’un mètre quatre-vingts centimètres. L’explication ne fut pas très-difficile à trouver et elle s’applique aux six ou sept Patagons mâles et femelles que j’ai pu voir assis et debout. Le tronc, chez ces gens, est très-développé relativement aux jambes, en sorte que leur stature parait bien différente suivant qu’on les considère debout ou assis.

Quant aux autres individus dont il a été précédemment question, l’homme était d’une taille fort ordinaire, environ un mètre soixante-cinq centimètres, et les trois amazones eussent passé, parmi nous, pour des femmes de taille élevée mais nullement extraordinaire. Leur carrure était large, leurs membres solidement tournés, leurs formes bien accusées.

Je ne parlerai pas davantage des Patagons pour le moment, réservant à plus tard le soin d’esquisser leur portrait physique et moral.

Laissons aussi présentement la colonie de Punta-Arena ; j’y ramènerai le lecteur après un laps de trois années pour l’examiner plus en détail et voir si durant cet intervalle de temps elle aura réalisé quelques progrès.



La chair du guanaco. — Port-Famine. — L’écorce de winter. — La baie de Saint-Nicholas. — Une famille de Pêcherais.

Rentrés à bord, notre premier soin fut de nous faire préparer quelques grillades de guanaco. Outre l’appât d’un mets tout nouveau, il y avait encore celui de vivres frais dont nous étions sevrés depuis longtemps. Ceux-là seuls qui ont navigué sont susceptibles d’apprécier et d’excuser l’ardeur de cet appétit grossier ; seuls ils savent combien après de longues privations les désirs de ce genre deviennent impérieux, avec quel entraînement l’estomac emporte la tête, la matière domine l’esprit. « Ah ! bienheureux ceux qui plantent choux, » dit Rabelais par la bouche de Panurge, dans la nef qui le ballotte sur la mer.

Eh bien ! la chair de guanaco a un goût de venaison assez agréable, du moins lui trouvâmes-nous dans les circonstances présentes tout l’attrait d’un filet de chevreuil. Nonobstant et durant ce festival, le navire nous emportait loin de Punta-Arena vers Port-Famine où nous devions mouiller le soir. Aux côtes plates et nues de la portion du détroit déjà parcourue se succédaient, depuis les environs de Punta-Arena, des terres de plus en plus hautes boisées, accidentées et pittoresques. Des montagnes, aux têtes blanchies par la neige, se déroulaient à l’arrière-plan, tandis qu’au premier une végétation verte et vigoureuse couvrait les ondulations plus voisines du rivage. La Terre de Feu nous apparaissait dans le lointain comme un massif enseveli sous la neige.

Vue de Port-Famine. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

Voici Port-Famine ; les dernières lueurs du soleil nous permettent de voir des habitations ruinées sur un morne qui domine les alentours de la baie, au fond d’un immense bassin où les Espagnols élevèrent jadis la Ciudad real del Felipe. C’était en 1581, soixante et un ans après la découverte du détroit. La royale cité, qui ne se composa jamais sans doute que de quelques maisons de bois ou de torchis et d’une palissade, comme l’établissement chilien récemment élevé sur ses ruines par les descendants des premiers fondateurs, et dont il ne reste non plus aujourd’hui que des décombres, l’établissement des anciens Espagnols, dis-je, n’eut qu’une existence éphémère. Des mesures imprévoyantes ne tardèrent pas à laisser la colonie naissante en proie aux horreurs de la faim et aux agressions des Indiens. La plupart des colons y laissèrent leurs os, les autres cherchèrent leur salut en se dirigeant vers Rio de la Plata, et en 1598 on cherchait en vain les traces de la Ciudad real del Felipe. Les ruines que nous avons aperçues de la mer, et que je vais tout à l’heure faire parcourir au lecteur, appartiennent à l’établissement chilien dont la fin n’a pas été moins lamentable que celle de son aîné. À peine avions-nous jeté l’ancre, que je me hâtai de mettre pied à terre.

Les ruines ont toujours produit sur mon imagination une impression singulière, et des ruines dans un nouveau monde, des ruines dans une contrée que la main de l’homme semble n’avoir pas encore effleurée, exerçaient sur moi, quelque nulle que fût leur valeur, une attraction, puérile peut-être, mais irrésistible.

Des maisonnettes à demi écroulées, d’autres encore debout et auxquelles il ne manquait que la toiture, plusieurs portant les traces de l’incendie, un canon que nous découvrîmes couché parmi les herbes à côté de son affût à demi brûlé, un débris de palissade sur un talus en partie éboulé, tels étaient les restes de l’établissement chilien de Port-Famine. Pas un être vivant dans ces débris, pas un Indien utilisant pour son service les épaves de la cité abandonnée ! Cette circonstance nous contrariait quelque peu, car nous espérions faire d’une pierre deux coups. Nous étions sur une petite presqu’île qui est bien, s’il faut en croire les érudits, celle où Sarmiento fonda en 1581 le premier et dernier établissement espagnol du détroit de Magellan. Si la position maritime était magnifique, il faut avouer que l’assiette terrestre ne l’était pas, car la presqu’île était beaucoup trop petite pour que les colons pussent y chercher l’existence dans la culture, et s’ils voulaient en sortir ils ne pouvaient plus, sans des forces considérables, être en sécurité contre les attaques des Indiens.

Une assez belle rivière désignée sous le nom de Sedger sur les cartes, se jette à la mer tout près des anciens établissements ; elle traîne à son embouchure une quantité de troncs d’arbres si nombreux et si beaux qu’on peut préjuger de la richesse de ses rives en bois de construction. En effet, Dumont d’Urville qui a parcouru avec attention la campagne environnante y a trouvé la végétation très-riche et très-puissante. La forêt qui forme la lisière du cours d’eau est en majeure partie constituée par le hêtre antarctique, bel arbre d’un feuillage vert tendre en toute saison. Son tronc s’élève souvent à vingt et trente mètres avec un diamètre d’un mètre. Avec lui se trouve l’écorce de winter, arbre non moins élégant par son port que par son feuillage et dont l’écorce aromatique pourrait à la rigueur suppléer la cannelle. C’est un arbre de dix-huit à vingt mètres de hauteur au maximum avec un diamètre de trente centimètres environ.

Forêt sur les bords de la rivière Sedger. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

Le nom de Port-Famine ne doit point effrayer le voyageur qui ne compte pas y être délaissé comme les anciens colons espagnols. Pour les ressources naturelles qu’il y trouvera en gibier, poisson, coquillages, c’est au contraire un des points les plus fortunés du détroit.

De plus, c’est un fort bon mouillage, tant à cause de la facilité d’y faire de l’eau et de prendre des provisions de bois tout préparé en quelque sorte et traîné au rivage, que pour l’abri sûr qu’il donne aux navires. Sous tous ces rapports le mouillage est bien préférable à celui de Punta-Arena que nous venons de laisser.

C’est à Port-Famine que les capitaines anglais King et Fitz-Roy, auxquels on doit l’hydrographie du détroit de Magellan, avaient établi leur observatoire.

Ils avaient, en partant, laissé une boîte clouée contre un arbre avec l’inscription post-office. Les navires qui devaient passer par là étaient invités à y laisser leurs lettres et à prendre celles adressées aux pays voisins de leur destination. Étrange bureau de poste, qui cependant fonctionna, car des lettres y furent déposées par Dumont d’Urville pour le ministre de la marine et parvinrent à leur destinataire. Il a cessé d’exister depuis que les Chiliens ont créé dans le détroit un établissement où les dépêches peuvent être laissées avec plus de sécurité.

Campement sur le rivage de Port-Famine. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

Le 29 juillet, nous laissâmes Port-Famine pour gagner la baie de Saint-Nicholas. Au fur et à mesure que nous avançons dans le détroit, les côtes s’élèvent de plus en plus. Qu’on se figure les effets pittoresques d’une chaîne de pics déchiquetés, de dômes, de mamelons, de pitons élancés et arrondis comme des tours ; retenant suivant leurs formes et le nombre de leurs anfractuosités des masses plus ou moins considérables de neige que percent çà et là des arbres toujours verts. Le flanc des montagnes plus ou moins abrupt est paré d’une belle végétation, du moins sur la côte continentale que nous longeons toujours de plus près que la rive opposée.

Nous mouillons le soir à l’abri d’une montagne très-haute et perpendiculaire comme une muraille. De son sommet s’abattent des tourbillons de neige fouettés par un vent violent qui souffle comme par accès pour se taire complétement et reparaître avec la même intensité un instant après. Ces bourrasques, ces grains violents, comme les appellent les marins, interrompus par des calmes plats, les sauts de vent, c’est-à-dire les changements de direction brusque des courants atmosphériques, sont fréquents dans le détroit et en constituent les seuls dangers sérieux. Peu redoutables pour les bâtiments à vapeur, ils le sont beaucoup pour les navires à voiles, ceux du commerce surtout, dont l’équipage est trop réduit pour exécuter des manœuvres promptes et rendues très-fatigantes par leur répétition.

Nous étions dans la baie Saint-Nicholas, appelée baie des Français par Bougainville. C’est ici et dans une baie voisine qui porte son nom que le navigateur français venait faire des provisions de bois de charpente pour notre colonie des Malouines. Depuis longtemps nous avons abandonné ces îles ; d’autres ont occupé la place que nous avions délaissée et durant longues années le pavillon français ne fit que de bien rares apparitions dans cette baie qui nous avait emprunté notre nom. Depuis quelques années nous la visitons moins rarement, grâce aux progrès récents de la marine à vapeur.

Entrée de la baie de Saint-Nicholas. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

La baie Saint-Nicholas est vaste ; elle est circonscrite partie par des montagnes, partie par une large vallée arrosée par une rivière et couverte d’une majestueuse forêt.

Deux îlots concourent avec la montagne au pied de laquelle nous étions mouillés, à former un bon abri aux navires.

Nous avions tout d’abord aperçu un feu au fond de la baie ; puis le lendemain matin un autre feu s’alluma sur l’un des îlots. Bientût une pirogue s’en détache ; elle se dirige vers nous ; deux femmes la font mouvoir avec des pagaies, trois hommes sont accroupis autour d’un petit foyer circonscrit par du sable et des galets qui préservent de l’incendie la frêle embarcation faite d’écorces d’arbre soutenues et reliées par des branches pliées en demi-cercle. Ces sybarites et leurs esclaves sont couverts de peaux de bêtes qui, à chaque mouvement, mettent à nu une partie de leur corps, car le vêtement est aussi simple que devait l’être celui de nos premiers parents, vierge de toute atteinte de l’aiguille et des ciseaux.

L’appât du biscuit décide les hommes à monter à bord pendant que les femmes gardent la nacelle ; elles ont le plaisir de nous examiner et de voir comment leurs maris s’y prennent pour manger du biscuit. Heureusement des âmes plus charitables que celles de leurs maîtres leur jettent leur part de festin.

Nos trois gaillards se familiarisèrent assez vite, mais sans perdre leur air d’étonnement et une grande disposition à la panique. C’étaient des hommes bien découplés, à larges épaules, à grosse face, et d’une taille que nous appellerions moyenne.

Plage du port Saint-Nicholas. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

Des trois femmes, l’une paraissait avoir de quinze à seize ans, les deux autres de vingt-cinq à trente ; l’une d’elles avait une figure agréable et régulière, les deux autres étaient… « de celles dont on ne parle pas, » comme disent en France les femmes laides. C’étaient de fortes femmes, aux puissantes poitrines, et de taille ordinaire. Nous avions affaire à une famille de Pêcherais. Comme nous sommes appelés à en voir beaucoup d’autres, nous attendrons de nouvelles observations pour tracer un portrait plus complet et collectif en même temps.

L’un des sauvages que nous avions à bord et qui paraissait commander aux autres avait la chevelure blanchie avec la chaux et séparée en deux tresses maintenues par un ruban. Ses compagnons s’empressèrent de se procurer pareil ornement en troquant avec nos matelots les peaux qui les couvraient contre des rubans de chapeau, ce qui ne leur fit pas gagner un atome de chaleur. On les affubla par-dessus le marché de chemises très-mûres et de vestes percées sans leur donner de talons qui auraient gêné leurs mouvements. Nos visiteurs se promenèrent gravement sur le pont dans leur nouveau costume, peu soucieux de la curiosité dont ils étaient l’objet. On offrit un cigare allumé à l’un d’eux, il en tira deux bouffées et le jeta ; c’était un produit nouveau pour lequel il ne se sentait pas de goût. Le café ne le flattait pas davantage ; on ne put lui en faire avaler une gorgée que par une sorte de violence. Décidément nous avions affaire la des hommes très-primitifs !

Au moment de nous séparer on compléta leur costume et ils regagnèrent la terre, où nous nous dirigeâmes nous-mêmes.

Embouchure de la rivière de Gennes. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.


La rivière de Gennes. — Ajoupas. — La baie Bougainville. — Chasse. — La baie Borja. — Le bassin de Playa-Parda.

Nous entrâmes dans la rivière de Gennes qui a reçu son nom d’un marin français ; elle était couverte d’une croûte de glace que notre embarcation brisait facilement, mais qui, devenant plus épaisse au fur et à mesure que nous avancions et que le lit perdait de sa profondeur et de sa largeur, entrava définitivement notre marche à un demi mille environ de la mer. Ce cours d’eau, de profondeur médiocre, n’a guère qu’une vingtaine de mètres de largeur près de son embouchure. Il circule au milieu d’une épaisse forêt dans laquelle nous hasardâmes quelques pas. La neige, qui couvrait le sol, nous présentait des empreintes de pas d’animaux, mais aucun vestige d’être humain.

Fond de la rivière de Gennes. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

À la lisière de la forêt, sur le bord de la mer, nous vîmes plusieurs ajoupas à côté de foyers éteints. Ce mot espagnol sert à désigner les berceaux de branchages qui servent de retraite aux Indiens les plus arriérés. Ces berceaux sont garnis de feuilles en dessus et du côté du vent. Un grand feu est allumé devant le côté dégarni. Telles sont les huttes qui servent de retraite aux pauvres Pêcherais.

Des amas de coquilles et d’os de gros poissons accumulés autour de ces retraites témoignaient du genre d’alimentation de leurs habitants. Les Pêcherais passent leurs journées dans leurs pirogues, soit à pêcher, soit à passer d’un rivage à un autre, ou errent sur le bord de l’eau pour ramasser des coquilles. La nuit venue, ils tirent leur embarcation au sec et se réfugient dans leur ajoupa. C’est ce que nous vîmes pendant les deux jours que nous passâmes à la baie Saint-Nicholas. Les peaux dont ils sont couverts semblent indiquer qu’ils se rendent aussi maîtres de quelques animaux terrestres, ce qui doit être rare néanmoins, car ils ne sont pas riches en dépouilles de ce genre et je ne leur ai vu aucune arme propre à faire la chasse à ces animaux. C’est probablement au piége qu’ils les prennent.

Voilà des assertions bien hardies et quelque peu aventurées ! dira peut-être le lecteur. Le fait est qu’elles auraient été mieux placées plus loin, quand nous aurons eu, dans différentes localités, des relations avec les Pêcherais et que les mêmes observations se répétant partout, appuyées du reste sur l’opinion de voyageurs qui nous ont précédé, pourront donner certain crédit à notre assertion.

Le 31 juillet, nous passâmes la journée à parcourir les alentours de la baie, et nous poussâmes notre reconnaissance jusqu’à la baie Bougainville. Ici encore des bois touffus couvrent tous les environs et s’élèvent jusqu’au sommet des montagnes qui encadrent le bassin. Jamais nature plus forte et plus sauvage ne s’était offerte à mes regards. Impossible de faire deux pas dans la forêt sans escalader les troncs d’arbres renversés, sans élaguer les bruyères, les houx, les épines-vinettes qui hérissent le sol et ne laissent pas le plus petit espace découvert entre les tiges gigantesques du bouleau, du hêtre, du frêne[5], etc.

Tantôt un vieux tronc tombé de vieillesse et déjà décomposé en humus conserve sa forme sous une enveloppe protectrice de lichens et de mousses, et le pied qui croit y trouver une base solide, s’y enfonce comme dans une masse d’argile. Tantôt un arbre énorme et plus récemment couché sur le sol oppose une sorte de barricade qu’on ne parvient à escalader qu’en s’aidant, avec les mains, des branches voisines. Là, une vieille souche creusée par le temps présente une tanière aux animaux sauvages. Du milieu de ce chaos s’élancent de jeunes et puissants végétaux qui, empruntant au détritus des générations couchées à leurs pieds un surcroît de nourriture et de vigueur, balancent orgueilleusement leur cime à une hauteur démesurée. Le vent qui siffle à travers les massifs de feuillage trouble seul, par sa majestueuse harmonie, le silence effrayant de cette solitude.

Pendant que nous opérions cette excursion, nos chasseurs tuaient, sur les bords de la rivière de Gennes, des canards, des bécassines et une espèce d’alouette qui voltige sans cesse de la lisière de la forêt au bord de la mer. Ceux qui préféraient parcourir les anfractuosités de la baie, les petites criques, tuaient des oies énormes sur les rochers du bord de l’eau ou sur les têtes découvertes des rochers à demi plongés dans la mer. Malheureusement les produits de la chasse ne nous procurèrent pas toute la pitance que nous en attendions, parce que les oies et les plongeons ont une chair huileuse et puante. Les canards eux-mêmes ne sont pas complétement exempts de ce défaut, mais sont très-mangeables cependant. Le gibier de terre est excellent. Nous pûmes encore nous régaler de moules, de patelles, de vénus et autres coquillages. Les moules sont en telle quantité, qu’on peut les considérer comme une véritable ressource pour un équipage, quelque considérable qu’il soit.

On peut aussi recueillir sur le bord des cours d’eau, dans le lit de ruisseaux desséchés, de la salade de céleri et de perdicium.

Après deux journées de relâche à la baie Saint-Nicholas, nous fîmes route pour la baie Borja, où nous abordâmes à la nuit.

Les côtes situées entre ces deux localités sont exclusivement montagneuses et quasi désolées, surtout du côté de la Terre de Désolation (une des grandes îles qui composent la Terre de Feu) et au cap Froward, extrémité méridionale du continent américain. Par ses gigantesques proportions, la nudité de ses rochers et les anfractuosités remplies de glace à l’époque de l’année où nous le visitions, ce cap est d’un aspect aussi sauvage qu’imposant.

On comprend qu’à la vue de ces effrayants rivages, sur lesquels un accident pouvait les jeter et les laisser en butte à toutes les horreurs de la misère, le courage des compagnons de Magellan ait commencé à faiblir. Puis, quand après avoir doublé ce cap ils aperçurent un amas confus de rocs et de montagnes qui semblaient barrer le détroit et leur défendre tout progrès ultérieur, et que, nonobstant ces obstacles surhumains, le grand navigateur s’enfonçait à l’aventure dans une des gorges de ce labyrinthe, on comprend encore mieux qu’ils se soient refusés à la manœuvre, en criant à leur capitaine qu’il les menait dans les gouffres de l’enfer. Mais la force du génie triompha de l’inertie des hommes comme des obstacles de la nature, et quand, sorti du goulet où il s’était enfoncé, il montra à son équipage terrifié une mer plus ouverte et pour ainsi dire déblayée, chacun vit bien que le grand homme était inspiré du ciel pour ouvrir de nouvelles voies à l’activité de ses contemporains et des générations futures.

Entrée de la baie Forescue. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

Après avoir passé la nuit à la baie Borja (presqu’île de Croker) dans un beau bassin enclavé dans des montagnes abruptes, nous nous dirigeâmes vers Playa-Parda, où nous arrivâmes dans la soirée par un vent violent et une neige qui nous dérobait la vue des côtes ; en sorte que notre entrée dans le petit bassin de Playa-Parda, caché entre des montagnes, faisait honneur tout à la fois à la sagacité et à l’habileté de notre capitaine.

Après trois années et demie d’une laborieuse navigation, nous devions revoir ce même port, mais non plus sous la direction de l’officier qui nous y avait si habilement introduit dans des circonstances difficiles ! Une cruelle maladie l’avait séparé d’un navire qu’il conduisit trois années durant à travers les écueils de la Nouvelle-Calédonie et dans les parages inconnus de l’archipel de la Louisiade. Il dut renoncer au fruit de ses peines, au moment où sa main allait l’atteindre, et la seule récompense qu’il ait tirée de ses travaux est l’estime, l’affection et les regrets de son état-major et de son équipage. Ainsi va le monde d’ici-bas !

Qu’on se figure un grand puits creusé dans une montagne, et l’on aura une idée assez exacte du bassin de Playa-Parda. Les parois de ce puits, quoique rocheuses de la base au sommet et en grande partie dépourvues de terre végétale, ont cependant la singulière propriété de se présenter sous un aspect verdoyant. C’est que dans ces contrées la mousse, les lichens, les fougères et les lycopodes couvrent les espaces où les arbres n’ont aucune prise. La roche que le temps, la pluie, la neige et la glace usent, frottent, détériorent, les plantes vivaces qui grimpent, serpentent le long des rochers, tapissent les parois à pics, remplissent les anfractuosités, tout enfin abandonne des détritus qui s’accumulent vers la hase et sur les tertres susceptibles de les retenir. Là-dessus prennent racine des arbustes piquants, le houx, le berberis à feuilles coriaces, le cyprès, les fougères arborescentes, espèces de palmiers égarés des régions équatoriales de l’Amérique centrale jusque sur les rivages de Magellan.

Voyez ce monticule couvert de mousse, d’où s’échappent quelques arbres rabougris ; mettez-y le pied, vous foulez une mousse spongieuse qui se déprime sous votre poids. Et ce ravin, à demi rempli du même humus et des mêmes produits vivants, approche de son bord, vous entendez le murmure d’un ruisseau invisible, vous cherchez à l’apercevoir, et vous entendez l’eau bruire sous vos pas. C’est que, filtrant à travers les mousses et l’humus spongieux, il arrive à la surface du roc et s’écoule en dérobant son cours.

La chasse offre peu de ressources à Playa-Parda ; on n’y tue guère que des oiseaux de mer, mais on s’y procure du céleri sauvage, précieuse trouvaille pour des gens rassasiés de viande et affamés d’herbe. L’équipage puise à pleins baquets les moules sur leurs bancs ; une fois à bord, les chauffeurs en remplissent leurs seaux de tôle, les présentent au feu des fourneaux, et improvisent ainsi des marmites et une cuisine de Gargantua. Comme dans tout le détroit, on peut pêcher ici en plus ou moins grande abondance des mulets, des lamproies, des éperlans, des loches, etc.

Les conchyliologues, naturalistes de hasard qu’on flétrit volontiers du nom de coquillards, peuvent enrichir leur collection de térébratules, de vénus, de mactres, de peignes, de patelles, de tritons, de licornes, de fissurelles, de moules d’un demi-pied de longueur et d’oscabrions ou chitons d’espèce propre à ces rivages, comme la patelle d’Urville et le chiton magellanique.


Le havre Tamar. — Météorologie.

Le 4 août, nous laissons Playa-Parda, nous dirigeant vers le havre Tamar. La végétation des deux rives, celle de la Terre de Feu et celle du continent, s’appauvrissent de plus en plus ; les montagnes découvrent leurs flancs noirs ou rougeâtres, tachetés de blanc par les flocons de neige. Le canal s’est tellement rétréci depuis les environs du cap Froward que l’œil embrasse et saisit parfaitement tous les détails, tous les accidents des deux rives.

Nous mouillons le soir au havre Tamar, sous le cap de même nom (presqu’île de Guillaume IV, Patagonie).

Un des premiers objets qui frappa nos regards fut une carcasse de navire, roulée par la mer jusque sur le sable. Le naufrage avait eu lieu depuis longtemps ; on ne recueillit aucun indice ni de l’origine du navire ni de ceux qui l’avaient monté.

Le cap Tamar est un affreux enchevêtrement de blocs entassés les uns sur les autres dans les positions les plus bizarres ; tout, dans ces masses granitiques, atteste un ancien bouleversement : les roches sont brisées, fissurées, renversées, enchevêtrées de la façon la plus bizarre.

Des arbustes aux branchages serrés et touffus, entrelaçant leurs rameaux, présentent le curieux phénomène de ponts naturels sur lesquels nous traversons les crevasses et les ravins. Mais point de ces grands et beaux arbres que nous admirions à Port-Famine et à Saint-Nicholas. La montagne n’est plus tapissée, à quelques dizaines de mètres au-dessus de sa base, que de mousses et de lichens, ou même se montre tout à fait nue.

Nous allons laisser le détroit de Magellan pour nous engager dans les canaux latéraux de la côte de Patagonie, et notre voyage n’y perdra rien en pittoresque.

Quelques mots maintenant sur la météorologie du pays que nous venons de parcourir.

J’ai avancé avant de commencer le récit de ce voyage que le climat des rivages magellaniques n’était point aussi rigoureux qu’on se le figurait généralement, et je n’ai cessé depuis de parler de neiges et de glaces, et cela dans les mois de juillet et d’août ! Voilà une bien grave contradiction ! Le lecteur voudra bien réfléchir tout d’abord qu’il est transporté dans l’hémisphère sud, et par conséquent en plein hiver à cette époque, et en outre se donner la peine de lire les quelques lignes suivantes où l’éloquence des chiffres parlera plus haut que toute autre assertion.

Nous avons mis treize jours à franchir le détroit ; la moyenne thermométrique de ces treize jours a été de deux degrés neuf dixièmes au-dessus de zéro. La température minima a été de trois degrés au-dessous de zéro. La température maxima a été de sept degrés au-dessus de zéro.

Au cas où la moyenne barométrique pourrait intéresser quelque honorable membre de la Société de météorologie, la voici : 746.6.

Ajoutons qu’il y a eu quatre jours de neige, trois de pluie, un de grêle, et les autres jours un temps superbe. Mais j’entends déjà quelque météorologiste me dire que des observations aussi restreintes ne prouvent rien. À la bonne heure ! Mais il en a eu de plus considérables faites en 1828 à l’observatoire établi à Port-Famine, par les capitaines Parker-King et Fitz-Roy.

En juin on a vu le thermomètre se maintenir quelque temps à onze degrés au-dessous de zéro. Ce fut le minimum observé.

Ainsi le mois de juin a été le plus froid cette année-là, et on remarquera que ce mois et le suivant sont les plus rigoureux chaque année.

Mais bien qu’une pareille température n’ait rien de sibérien, il s’en faut de beaucoup qu’elle soit aussi froide tous les ans. Elle serait même tout à fait exceptionnelle, d’après les relevés météorologiques que M. le gouverneur de la colonie de Punta-Arena, en 1859, a bien voulu me communiquer, et dont je suis disposé à admettre l’exactitude. En effet, peut-on croire à des hivers bien rigoureux dans un pays couvert de plantes qui ont besoin de serres pour vivre dans nos climats européens, en voyant la nudité presque complète des indigènes et entendant dans le bois le caquetage des perruches et le bourdonnement des colibris.

Les vents généralement régnants sont ceux de la partie ouest variant du sud-ouest au nord-ouest. — Ils soufflent assez fréquemment du sud, et rarement de toute autre direction que celles qui viennent d’être indiquées.

Ceci posé, on conçoit qu’il est infiniment plus facile, surtout pour les navires à voiles, de passer du Pacifique dans l’Atlantique que d’opérer la navigation inverse. La direction ordinaire des courants corrobore encore ce fait.

Mais voilà assez de météorologie pour le moment. Nous aurons pourtant à y revenir quelque peu pour compléter nos idées sur ce point important. Mais d’ici là nous parcourrons beaucoup de pays, et l’esprit aura le temps de se reposer.

Ce que nous savons déjà suffit bien pour montrer que le climat de Magellan n’est pas très-froid. Et si j’ajoute que, sous cette latitude, la sérénité du ciel dans les beaux jours est à nulle autre pareille, que l’été n’a jamais de journées de chaleur considérable, que le froid est le plus souvent sec, on pourra bien se dire que le climat de Magellan est loin d’être désagréable, et qu’il vaut bien, somme toute, celui de Paris. — Beaucoup de Parisiens conviendront de cela et fort peu iront y voir !


Canaux latéraux de la côte de Patagonie. — Mouillage de Puerto-Bueno. — Nouvelle troupe de Pêcherais.

Le 6 août. — Mouillage sous l’une des îles Otter.

Une multitude d’îlots très-rapprochés les uns des autres s’épanouissent en quelque sorte à la surface de l’eau en touffes verdoyantes de bruyères. — Ce sont vraisemblablement les crêtes d’une montagne ensevelie dans les abîmes de l’océan. À côté d’eux, la sonde plonge dans les profondeurs considérables d’une vallée sous-marine.

Du 7 au 10, nous naviguons entre une chaîne d’îles plus ou moins hautes, la plupart composées d’un seul pic, échelonnées le long de la côte occidentale de Patagonie depuis les terres de Magellan jusqu’aux Chiloë, et qui laissent entre elles ou entre le continent et elles ce que les marins appellent les canaux latéraux. Nous mettons pied à terre dans l’une de ces îles qui sont encore à baptiser (le mouillage seul a reçu le nom de Puerto-Bueno). C’est une pyramide de granit qui s’élance du sein de la mer, et dont la base battue par les flots ne laisse pas autour d’elle le plus étroit cordon de terrain plat. Inhabitée comme le paraissent être toutes les îles des canaux latéraux, elle peut être considérée comme inhabitable. Quelles ressources pourrait offrir un semblable rocher ? on n’y saurait trouver ni celle de l’agriculture, ni celle de la chasse. — De pauvres Pêcherais dont la vie se passe à errer sur les rivages pour pêcher le poisson ou attaquer le phoque endormi sur le sable, peuvent seuls y chercher un refuge contre la tempête et un abri pour la nuit. — L’île est couverte de bois.

Ce ne sont plus sans doute les hautes futaies avec lesquelles le lecteur a pu se familiariser dans le tiers médian du détroit de Magellan, mais des fourrés compactes constitués par les arbres et les broussailles déjà connus. Ici mieux que nulle part ailleurs je saisis, en admirant les ressources de la nature, la transformation d’îles de corail et de rochers, quelle qu’en soit la constitution, en terres grasses et verdoyantes. — Les plantes les plus humbles commencent à tapisser la roche nue ; puis, sur leurs détritus accumulés prennent naissance des végétaux un peu plus avancés dans la série, tels que les fougères, les bruyères, les arbustes de toutes sortes. Ceux-ci meurent à leur tour et mêlent les éléments de leur décomposition à ceux que les agents physiques et chimiques ques, tels que l’eau, la neige, les gaz, empruntent à la roche elle-même. La terre végétale se forme et s’accumule en assez grande quantité pour donner prise et nourriture à une génération plus forte et plus belle que ses devancières. La mort arrive pour celle-ci comme pour les autres, et une autre lui succède. Ainsi marche sans cesse le cercle fatal dont chaque rotation représente une vie qui s’éteint et une vie qui commence. — « Toute chose vient de la terre et retourne à la terre, » — a-t-on dit depuis longtemps. Les animaux eux-mêmes lui empruntent les éléments de leur corps soit directement, soit plus encore par l’intermédiaire des végétaux, et le phosphate calcaire de nos os, l’azote de notre chair ensevelis dans la terre, passeront par l’intermédiaire du grain de blé dans les os et dans les muscles d’un prolétaire ou d’un grand seigneur de l’an 2000 ! Ainsi s’accomplira notre métempsycose physique.

Mais nous voilà bien loin du présent et des canaux latéraux, revenons-y pour un moment. Notre navigation du 12 août nous fournit des spectacles et des émotions qu’il nous sera difficile d’oublier. Le navire circulait au milieu de canaux larges comme une rivière ; à chaque instant un îlot, une pyramide sortant comme un fantôme du sein de l’onde, semblait vouloir nous défendre l’abord de régions inaccessibles aux humains. On avançait timidement et bientôt un goulet jusque-là inaperçu nous permettait de tourner et de déborder l’obstacle qui semblait tout à l’heure infranchissable.

La nuit approchait, et nous n’avions encore aucun mouillage à proximité ; en outre, le vent prenait une intensité peu rassurante, et bientôt un déluge de pluie venait ajouter à la profondeur des ténèbres un surcroît de misère pour l’équipage fatigué et d’embarras pour le capitaine dont l’œil scrutateur interrogeait l’horizon, cherchant à saisir les vestiges du port où il pourrait trouver un abri. — L’obscurité devenait de plus en plus profonde, rien ne se dessinait autour de nous.

Il fallait marcher cependant pour n’être point drossé au gré du vent et des courants contre quelque rocher qui nous eût brisés. Autrement dit, mieux valait encore essayer de suivre dans les ténèbres une route raisonnée que de s’abandonner à la force aveugle du vent et des courants. On avançait lentement, très-lentement pour ne donner au choc, s’il avait lieu, que le moins de force possible, réglant la direction de la marche sur des intuitions auxquelles une rare sagacité pouvait seule donner quelque chance de succès. — Une grande partie de la nuit se passa dans cette perplexité, et l’on parvint enfin, à la faveur des lueurs fugitives des éclairs et sur les indications ininterrompues de la sonde, à trouver un abri derrière une île et un fond ou l’ancre pût nous fixer.

Le 13 août, nous eûmes communication avec une famille de Pêcherais de la baie Levell (promontoire d’Exmouth, côte de Patagonie). Une demi-douzaine d’hommes, de femmes et d’enfants, avec un nombre à peu près égal de chiens entassés pêle-mêle et se réchauffant mutuellement, vinrent à notre rencontre. Malheureusement ils arrivaient un peu tard, au moment où nous levions l’ancre, en sorte que nous ne les vîmes qu’un instant, mais assez pourtant pour nous assurer que c’était exactement la même race d’hommes que celle que nous avions vue à Saint-Nicholas.

Le 14, à une douzaine de lieues au nord de la baie Levell, notre curiosité put être complétement satisfaite ; nous eûmes le loisir de nous amuser pendant trois heures d’une troupe de Pêcherais. Trois hommes, trois femmes, quatre moutards, et comme complément de la famille, quatre ou cinq chiens nous arrivèrent dans une seule embarcation. Celle-ci, beaucoup moins imparfaite que celle dont j’ai donné précédemment la description, était construite en planches, quoique évidemment de fabrication indigène. Elle était mue par quatre grands avirons faits de deux pièces, à savoir un long manche au bout duquel était liée une palette[6].

La mère de famille gouvernait avec une petite rame, les hommes nageaient.

La fourmilière de jeunes femmes, d’enfants et de chiens était entassée pêle-mêle autour d’un foyer allumé sur du gravier au milieu de la pirogue. Les chiens étaient mis en position d’échauffer les parties nues de ces malheureux qui n’avaient qu’une petite peau jetée sur l’épaule, encore le plus jeune des enfants dans les bras de sa mère était-il complétement nu. Le pauvre petit être était à peine âgé de quelques mois.

La pirogue accosta le bord ; un gaillard qui paraissait être le chef se leva, et déployant toute l’étendue de sa gamme, nous lança un flux de paroles. On l’invita par signes à monter, en renforçant l’invitation de la présentation d’une galette de biscuit tenue à distance. Saisissant alors comme un paquet inerte le même que la mère tenait sur son sein, il nous le présenta à bout de bras en appuyant son geste d’un discours chaleureux comme s’il avait été parfaitement sûr d’être compris de nous. Comme nul ne tendait les bras pour recevoir l’enfant, il le remit à sa mère, et intarissable dans ses paroles, il nous montrait du doigt tour à tour chacun des trois jeunes garçons de dix à douze ans qu’il avait dans sa pirogue.

On crut comprendre que ce gaillard voulait, placer ce qu’il considérait apparemment comme sa marchandise ! Ne trouvant point d’amateurs, il cessa de parler, et comme les galettes de biscuit restaient toujours en exposition mais ne tombaient point dans la pirogue, il se décida à venir les chercher. Ses deux compagnons le suivirent ; les femmes et les enfants restèrent à leur place.

Nos trois hôtes étaient gens fort bien portants, en apparence du moins, plutôt gras que fortement musclés, à large carrure, à grosse tête carrée, à formes et à figure épaisses, de taille ordinaire, c’est-à-dire de un mètre soixante-cinq centimètres à un mètre soixante-quinze centimètres. Ils avaient la peau brune, les cheveux noirs, plats et roides, peu ou point de barbe, des sourcils rares, des yeux petits et noirs, le nez épaté et profondément enfoncé entre les orbites, les pommettes saillantes, la bouche moyenne, le front petit et un peu fuyant, la physionomie inintelligente.


Couleur de la peau des Pêcherais. — Les Pêcheraises. — Effet d’un miroir sur un Pêcherais. — Si ces sauvages croient en Dieu. — Ornements, armes.

Je remarquai que la peau du tronc, couverte par un cuir d’animal et par conséquent plus à l’abri du soleil que la figure, était cependant de teinte plus foncée, et je me disais que s’il était vrai que l’éclat du soleil et de la lumière donnât aux peuples bruns ou noirs la couleur qui les caractérise, c’est le phénomène inverse que j’aurais dû remarquer chez mes Pêcherais. En réfléchissant depuis à cette question, j’ai regretté de n’avoir pas avec soin examiné si cette teinte plus sombre de la peau du corps ne tenait pas à la malpropreté du vêtement, car il peut se faire que ces braves gens se trouvent quelquefois la figure assez sale pour la laver, mais qu’ils négligent cette petite coquetterie pour le corps sur lequel, d’ailleurs, le contact de l’eau froide exercerait une sensation plus vive et plus désagréable. Voilà un petit point d’observation que je recommande aux ethnologistes parisiens qui iraient faire un tour en Patagonie.

En rappelant à mon esprit les impressions que je subis dans les circonstances dont je parle, j’avoue, que je considérai comme parfaitement clair et certain que ces Américains avaient la peau du corps naturellerment plus brune que celle de la figure. Les femmes, dont j’aurais dû parler d’abord, par égard pour le beau sexe, tout en participant aux caractères généraux que j’ai tracés, avaient une figure plus agréable, moins grossière, et une expression de physionomie langoureuse qui ne leur messeyait point. Bref, les jeunes Pêcheraises ne sont pas mal, à mon goût. Je parle ici en général, de même que le portrait précédemment esquissé ne s’applique pas seulement à nos trois hôtes du moment, mais est collectif pour tous ceux que nous avons vus.

Les femmes sont donc mieux que les hommes, à l’inverse de ce que j’ai observé ailleurs. Je ne dis pas en France ! Elles sont du reste fortes et presque aussi grandes que les hommes, à poitrine fortement proéminente, conique et non globuleuse. Les personnages étant connus, assistons maintenant à la petite représentation qu’ils veulent bien nous offrir.

Mis en gaieté par le biscuit et le pain fournis de façon à satisfaire complétement leur appétit, ils ne tardèrent pas à prendre des familiarités avec nos matelots. Le chef gardait assez bien sa dignité, mais ses deux acolytes folâtraient sur le pont, affublés de chemises, vestes, pantalons et souliers percés ; Ces derniers meubles étaient ceux qui leur paraissaient les plus drôles, aussi battaient-ils de la semelle comme des maîtres d’escrime. On coiffa l’un d’eux du couvercle en cuivre de l’archipompe, et on lui mit une glace devant la face. La stupéfaction fut le premier sentiment que lui fit éprouver le phénomène inconnu de la réflexion du miroir ; puis, collant son nez sur la glace comme pour embrasser l’image, il inclinait la tête à droite, à gauche, dans tous les sens, étonné de voir l’être fantastique qu’il avait sous les yeux opérer les mêmes mouvements. Il voulut tenir la glace entre ses mains, et alors il se mirait et retournait la glace brusquement, mais ne voyait rien par derrière. Il prit alors le parti de saisir le miroir d’une seule main, et tout en fixant l’image de porter la main libre derrière la glace pour saisir le singulier individu qu’il avait en présence. À la stupéfaction première avait succédé une joie folle qui, arrivée à son paroxysme, fut couronnée par des entrechats.

Port-Galant, au fond de la baie Saint-Nicholas. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

Quelqu’un voulant chercher à savoir si ces sauvages reconnaissaient un être suprême, se prosterna en montrant le ciel. Chacun d’eux fit à ce sujet un geste et une réflexion, et l’un d’eux, montrant aussi le ciel, entama une mélodie qui ne manquait pas d’un certain charme. Avaient-ils compris la question ? Leur chant était-il un hommage à la divinité ? En un mot ces sauvages partagent-ils les dogmes des peuplades américaines mieux étudiées et plus connues qui croient à des esprits, à l’âme du monde, etc. ? C’est ce qu’il ne m’est pas permis d’affirmer.

Les femmes portaient en collier des coquilles et des morceaux d’os travaillé ; était-ce un ornement ou des amulettes ?

Pour acquérir la connaissance la plus complète possible de l’industrie de ces Indiens, nous fîmes vider la pirogue de tous les objets qu’elle contenait, et nous vîmes deux lances faites l’une d’un os (de phoque probablement), effilé et dentelé sur un des côtés, assujetti par une suture à l’extrémité d’un bâton de deux mètres environ de longueur ; l’autre ne différait que par la forme de l’extrémité osseuse qui était taillée en pique. Ces armes servent probablement à attaquer les phoques, animaux stupides qui venant souvent se reposer sur la glace ou sur la grève sont alors très-facilement attaquables.

V. de Rochas.

(La fin à la prochaine livraison.)

  1. Les compagnons de Magellan firent, à leur retour, des récits fabuleux sur le détroit qu’ils avaient découvert et parcouru à travers des périls sans nombre. Certes leur gloire était assez grande, et point n’était besoin, pour exciter l’admiration de leurs contemporains, de parler de géants qui lançaient sur leurs navires des quartiers de rochers.

    Des navigateurs beaucoup plus modernes, comme le commodore Byron et le capitaine Carteret, exagèrent singulièrement encore la taille des Patagons. Les officiers français de la flûte royale Giraudois, qui visita le détroit de Magellan à peu près à la même époque, c’est-à-dire au commencement du dix-huitième siècle, ont admiré des géants de plus de sept pieds ! Un de nos contemporains, le capitaine américain Morell, entrant dans une voie d’imaginations moins excusables encore, a vu, dans le même détroit, des ruines et des édifices superbes, « à tel point qu’il n’en pouvait croire ses yeux. » Inutile d’aller plus loin ; n’en croyons point les yeux de M. Morell !

  2. L’emplacement choisi pour jeter les premiers fondements de la colonie Magallanes réunit le double avantage d’être utile à la navigation du détroit et aux travaux agricoles. La partie orientale de la presqu’île de Brunswick est sans doute la contrée la plus belle et la plus intéressante du détroit ; elle offre en abondance des forêts, des prairies et de gras pâturages. La défense de la colonie contre les attaques des Indiens, d’ailleurs très-pacifiques et en fort petit nombre, est très-facile, grâce à sa propre situation, car elle tient seulement au continent par un isthme étroit. C’est en outre la station d’un navire de guerre chargé de veiller aux besoins de la colonie, et de donner des secours et des renseignements aux navires qui font la traversée des détroits ou qui y séjournent pour la pêche de la baleine. Des chemins ont été frayés le long de la côte, depuis l’ancien port de San Felipe jusqu’au cap Noir, pour relier entre elles différentes vallées et ports du littoral.

    Enfin des explorations fréquentes dans l’intérieur des terres, des essais d’acclimatation de plantes et d’animaux utiles, sont d’un heureux présage pour l’avenir de la colonie.

    (Essai sur Le Chili, par V. Perez-Rosalès)

  3. Tous les voyageurs ont signalé l’avidité des peuples chasseurs qui ne se nourrissent que de viande, pour le pain et les farineux en général. C’est un fait qui trouve sa contre-partie dans la passion malheureuse pour la chair humaine, à défaut de toute autre, chez les peuples qui n’ont au contraire sous la main que des farineux. Je me suis appliqué, dans un travail déjà publié (voy. p. 130), à faire ressortir ces observations, qui me paraissent éminemment fécondes en déductions philosophiques, et j’ajouterai pratiques, si l’on veut civiliser les malheureux Calédoniens, et non pas les tuer pour des crimes atroces sans doute, mais auxquels les pousse peut-être un besoin fatal autant que leurs mauvaises passions.

    La science qui nous a tant donné, mais qui nous doit tant encore, nous dira un jour, d’une manière certaine et sans porter atteinte aux dogmes sacrés de la morale, la part qu’il faut faire pour l’exacte appréciation de la culpabilité d’un homme entre les impulsions fatales de sa nature physique et les libres déterminations de sa nature spirituelle. En attendant, elle nous donne l’explication plausible du fait intéressant que je viens de mentionner. Les peuples chasseurs, les Patagons se bourrent d’azote pour former leur sang et leur chair, mais manquent de combustible pour fournir au foyer pulmonaire et se réchauffer, voilà pourquoi ils demandent à grands cris de la farine, du vin, de l’eau-de-vie.

    Les insulaires qui n’ont pas d’animaux à manger, mais seulement des plantes tubéreuses et féculentes, ont du combustible de reste, mais sont en disette perpétuelle des éléments plastiques nécessaires pour entretenir leurs organes, refaire le sang qui se perd, réparer les muscles qui s’usent, entretenir leurs forces et leur vie, en un mot.

    Sans doute on peut vivre dans ces conditions fâcheuses, mais on vit plus difficilement, moins longtemps et moins bien. L’exemple de quelques anachorètes ne prouve rien, sinon que toute règle souffre des exceptions.

  4. Ces deux animaux sont communément appelés tigre et lion d’Amérique parce qu’ils ont des analogies avec les espèces de même nom de l’ancien continent.

    Le jaguar, si dangereux qu’il soit, est bien loin d’atteindre jamais aux proportions du vrai tigre d’Asie ; sa taille est celle de la panthère ; il est grisâtre, à taches fauves bordées de noir.

    Le couguar est beaucoup plus petit que le lion, sans crinière, roux, avec des taches de même couleur plus foncée. Généralement long d’un mètre et haut de cinquante centimètres, il n’est nullement dangereux pour l’homme.

    Le guanaco (camelus huanacus de Buffon) ne ressemble nullement à un chameau ; c’est au contraire un animal élégant, à cou long, à tête fine, à corps aplati, à jambes longues et grêles, à poil très-fin, fauve, taché de blanc, d’une agilité remarquable. J’ai vu deux de ces animaux très-bien apprivoisés chez le gouverneur de Punta-Arena, en 1859. Mais à l’état de nature ce sont des animaux très-timides, fuyant à la moindre alerte et difficiles à atteindre pour le chasseur.

    La vigogne est aussi un animal fort élégant, de la taille et de la forme de la chèvre, mais sans cornes et avec des pattes doublement longues. Son corps est couvert d’une laine courte et fine comme de la soie. J’ai vu à Liverpool, en Australie, un troupeau de vigognes amené à grands frais de l’Amérique du Sud par un de ces entreprenants et industrieux colons que l’admirable province anglaise compte en si grand nombre dans son sein.

    Le nandou ou autruche de Magellan (Rhea Americana) est un oiseau très-différent de l’autruche de l’ancien continent ; elle est moins grande de moitié, les plumes qui lui couvrent tout le corps et jusqu’aux tibias sont petites, fines, blanches ou grises ; en les laissant sur la peau qu’on enlève du corps de l’animal par l’écorchement, on peut faire des tapis fort gentils mais peu durables.

  5. Ce n’est qu’à la lisière de la forêt qu’il en est ainsi. Plus loin le sol se nettoie, parce que les rayons du soleil n’y pouvant plus arriver, la basse végétation n’y trouve pas les conditions nécessaires à son existence.
  6. Il n’est pas inutile, pour les appréciations ethnologiques qu’on pourrait déduire de là, de faire remarquer que ces sauvages nous dirent quelques mots d’anglais, comme captain et water, ce qui doit faire penser on qu’ils ont été plusieurs fois en relation avec des navires, ou, ce qui est encore fort possible, qu’ils ont vécu dans le voisinage de pêcheurs de phoques qui s’établissent pendant une saison de l’année sur différents points des rivages magellaniques pour y fabriquer de l’huile que des navires viennent prendre avec les fabricants à la fin de la saison.