Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/20

JEUDI 25, VENDREDI 26 AOÛT.

La saint Louis. — Les invasions d’autrefois. — Injustice du soulèvement de l’opinion contre Nancy. — Sortie contre les Arcadiens, contre la presse légère.

25 août. — C’est aujourd’hui la saint Louis. Pendant près de deux siècles cette fête a été une solennité dynastique et nationale ; la France la célébrait tous les ans avec amour, sous ces longs règnes de la Maison de Bourbon que les révolutions n’abrégeaient pas encore et qui, quoi qu’on puisse en dire, n’étaient pas de ceux où elle était envahie et démembrée. Quand Louis XVIII fut remonté sur son trône héréditaire, la saint Louis reparut avec son antique splendeur, et, ce matin, elle se représente à moi, dans le lointain de mes souvenirs, comme le plus beau jour des premières années de mon enfance. Alors la fête du Roi et celle de mon père ne faisaient qu’un dans mon esprit, et je jouissais, sans discerner auquel des deux j’en étais redevable, de tous les divertissements publics et de toutes les joies de famille dont elle amenait le retour. Hélas ! ce bonheur est maintenant évanoui. La saint Louis se lève aujourd’hui pour nous au milieu de l’abandon et de la douleur. Mais les fêtes de notre foi ont des ressources infinies de consolation pour les âmes. Je viens d’en faire encore une fois l’expérience. En m’agenouillant au pied des autels pour demander au saint roi, qui a fait la France de son temps si glorieuse et si grande, d’intercéder pour le salut de cette pauvre France d’aujourd’hui qui reste sienne et dont il est toujours le patron, j’ai senti dans mon cœur se glisser un rayon de joie et d’espérance, et je puis dire que, comme au temps de mon enfance, la fête de saint Louis est redevenue pour moi un beau jour.

Vendredi 26 août. — Le ciel est couvert, le temps est froid. On entend siffler le vent de bise ; on se croirait déjà dans les mauvais jours d’octobre. L’hiver va-t-il donc déjà entrer en campagne et prendre notre parti contre les multitudes qui nous envahissent ? Certes, ce serait là une intervention qui vaudrait bien celle des puissances étrangères. Mais ceci n’est plus du ressort des volontés humaines ; cette intervention de la nature en notre faveur serait l’intervention de Dieu même qui est le maître souverain de la nature. Ce serait une grâce d’en haut, et il n’y a que la prière qui puisse l’obtenir.

26 août. — L’histoire des temps passés est remplie de récits de guerres et d’invasions, et la Lorraine a eu toujours sa bonne part de ce genre de fléau, mais, aussi haut qu’on remonte le cours des siècles, on ne trouve rien d’aussi formidable que ce qui s’accomplit en ce moment sous nos yeux. C’est mon ami Lepage qui me fournit l’occasion de cette remarque. Je l’ai trouvé hier au milieu de ses archives, lisant dans une histoire de Metz le récit d’une invasion de la Lorraine, par Ernest de Mansfeld, à l’époque de la guerre de Trente ans. — « C’est toujours la même chose, me dit-il ; toutes ces histoires d’invasion se ressemblent et pourraient se résumer en une seule. Ainsi le 23 juillet 1622, Mansfeld débouche en Lorraine par le passage de Saverne, comme le prince royal de Prusse, il entre dans la vallée de la Seille, il traverse Vic, Château-Salins, en les rançonnant tout comme viennent de faire les Prussiens. Toutefois il y a une petite différence : c’est que Mansfeld faisait cela avec 15 000 hommes, et que le prince de Prusse y en emploie deux cent mille, sans compter ceux qui opèrent d’un autre côté. Je veux bien que les armées d’autrefois fussent plus pillardes que celles de nos jours. Cependant on s’en tire toujours à meilleur compte avec quinze mille hommes qu’avec deux-cent mille. Et nous qui croyions que c’en était fait pour toujours des anciennes misères d’autrefois ! Les voilà qui recommencent de plus belle. Car qu’est-ce que ce maigre filet d’eau de Mansfeld en comparaison de l’effroyable déluge qui nous écrase ? — Dites-en autant des batailles elles-mêmes. Qu’étaient-ce que celles de la guerre de Trente ans, à côté des immenses chocs dont nous entendrons bientôt parler. À Lutzen, Gustave-Adolphe n’avait que 15 000 hommes dans son armée, et il n’y en avait que 12 000, sans compter la cavalerie de Pappenheim qui arriva pendant l’action, du côté de Wallenstein. Ce qui n’empêche pas la bataille de Lutzen d’avoir du renom dans l’histoire. Aujourd’hui la guerre ne se fait pas à si peu de frais : attendez un peu et vous verrez des batailles qui coûteront plus d’hommes que les armées de Gustave-Adolphe et de Wallenstein réunies. Mais que voulez-vous, c’est le progrès ! Lorsque tout marche en avant, voudriez-vous donc que l’art de tuer restât en arrière ? C’est le progrès et il n’y a qu’à se résigner : ne sommes-nous pas faits pour être écrasés par le char de l’idole ? Vous vous révoltez ! mais c’est le progrès, vous dis-je, et vive le progrès ! »

Il y a encore un autre genre de progrès à signaler. C’est celui de la gaîté publique qui se déploie en ce moment, au sujet de Nancy, avec un tact et une délicatesse dont la brillante situation où nous sommes ne manquera pas de faire ressortir l’à-propos. Donc il paraît, d’après les échantillons qui nous en viennent, que tous les journaux s’égaient en ce moment sur notre aventure, et qu’ils ont provoqué un éclat de rire universel contre cette ville de cinquante mille âmes qui s’est laissée prendre par quatre uhlans. Il paraît aussi que c’est à la Chambre que ce soulèvement a commencé, et que les membres du parti arcadien, M. Granier de Cassagnac en tête, en auraient donné le signal. Assurément ce qui s’est passé à Nancy est fort triste ; nous n’avons pas eu besoin de l’esprit d’autrui pour le comprendre et pour sentir tout ce qu’il y a d’humiliant dans la situation qui nous est faite. Mais est-ce notre faute si la vie locale est éteinte, si l’énergie des provinces est brisée, et si les populations envahies en sont réduites à courber la tête sous le poids écrasant de leur impuissance ? Ne voit-on pas jusqu’où il faut remonter pour trouver sur qui doit retomber la responsabilité de notre honte ? Et sied-il bien à des hommes qui ont été les prôneurs du régime qui nous a précipités dans l’abîme, de s’obstiner à ne rien avouer de ses fautes, pour accabler les pauvres populations qui en sont les victimes ? N’était-ce pas assez qu’on les ait sacrifiées avec la lâche précipitation dont nous avons fait apprécier plus haut toute l’indignité, et faut-il donc encore les condamner au rôle de bouc émissaire, en détournant sur elles cette réprobation qu’on mérite ? C’est là, qu’on le sache bien, une situation qu’elles n’acceptent pas, et contre laquelle elles se soulèvent avec une unanimité d’indignation qui aura raison de tous ces outrages, et qui finira, on l’espère, par obtenir une éclatante réparation.

Quant aux journaux qui se sont mis de la partie, comment ne comprennent-ils pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire que de s’amuser aux dépens de ceux qui sont les premiers atteints par une calamité qui menace d’être universelle ? Mais pourquoi s’étonner, pour la plupart d’entre eux, s’ils n’ont ni autant de sens, ni autant de cœur qu’ils croient avoir d’esprit ? Ils sont dans leur rôle d’amuseurs publics, et c’est trop que de leur demander de transformer leur nature et de supprimer leur raison d’être. Aussi, continuent-ils à servir à la foule le programme de leurs représentations variées et inépuisables qui achèvent de détériorer l’esprit public, mais dont il ne saurait plus se passer.

C’est qu’en effet ce serait au public à se charger de la réforme, en cessant d’encourager le journalisme léger de ses abonnements. Si son éducation intellectuelle et morale comportait qu’il ne s’amusât que dans les limites du bon sens et du bon goût, les mêmes écrivains qui lui débitent tant de sornettes, s’observeraient davantage et serviraient à leur clientèle des produits plus sains et moins frelatés. C’est donc au public à régler la qualité de l’offre par celle de sa demande, à comprendre que sa santé exige qu’il rompe avec les journaux de cette espèce, comme on rompt avec l’absinthe ou l’opium, et qu’il congédie, pour revenir à des aliments plus sérieux, toutes ces feuilles dont la lecture lui fait perdre, chaque jour, son esprit, ses mœurs et son temps.