Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/19

MERCREDI 24 AOÛT.

Les Prussiens et les églises de village. — Est-ce une guerre religieuse ? — De la décadence des nations catholiques. — Vitalité éternelle de l’Église. — La géographie ne suffit pas.

M. l’abbé Mouchette, ancien vicaire de la Cathédrale, depuis peu curé de Vergaville, près de Dieuze, me renseigne sur les profanations commises par les Prussiens dans certaines églises et confirme ce que j’en ai dit plus haut. À Kerprich, ils ont couché dans l’église, et ils l’occupaient en armes, pendant la messe, le jour de l’Assomption. À Dieuze, il s’est passé quelque chose de semblable. À Crévic, un aumônier protestant s’est servi de l’église, pour y accomplir les cérémonies de son culte. À Lagarde, ils ont aussi passé la nuit dans l’église, et l’on n’a pu y officier le jour de l’Assomption. À Aingeray, à Champenoux, il y a eu des profanations formelles et directes, et on y a outragé ou mutilé les statues et les images, soit de la sainte Vierge, soit des Saints.

Tous ces faits me sont donnés par le curé de Vergaville comme parfaitement certains.

Est-ce à dire pour cela que nous soyons menacés d’une guerre religieuse et que la Prusse ait entrepris en même temps que l’abaissement politique de la France, l’anéantissement de l’Église catholique dans le monde ? Si cela est, ou si cela doit être un jour, ce qui est possible, ce ne sont pas les quelques incidents que je viens de rapporter qui autorisent suffisamment à le croire, ou à le pressentir. Cette guerre reste pour le moment, à ce qu’il me semble, une guerre purement politique et nationale, et je ne vois pas encore que la question du catholicisme et du protestantisme y soit engagée.

Maintenant, il est clair que la victoire de la Prusse grandirait démesurément la situation du protestantisme en Europe et que les catholiques ont de justes raisons de s’en alarmer. Déjà la presse protestante d’au-delà du Rhin entonne l’hymne du triomphe, et célèbre la prépondérance de la Prusse, en mettant en regard le déclin des nations catholiques que tant de voix hérétiques et incrédules déclarent vouées à une irrémédiable décadence. Aussi l’on prévoit qu’après l’événement, s’il se consomme, on répétera en chœur que c’est à l’Église catholique qu’il faut s’en prendre, et que pour rentrer dans la voie du progrès on devra commencer par en finir avec elle. L’argument est spécieux et il embarrasse même ceux qu’il ne persuade pas. Profitons de l’occasion pour dire ce qu’il vaut et ce qu’on en doit penser.

En mettant les choses au pire, il se peut que les nations que l’on désigne du nom de nations catholiques aient fait leur temps, et qu’elles soient destinées désormais à végéter dans l’abaissement et l’impuissance. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas comme nations catholiques qu’elles en viendraient là, c’est comme nations corrompues, incrédules et livrées à toutes les funestes doctrines que leur a inculquées la Révolution, dont la visée suprême est de supprimer toute religion dans le monde et de bannir Dieu d’ici-bas. C’est à l’Église qu’elle s’en prend, parce que ce n’est qu’en elle que réside l’affirmation complète de ce qu’elle veut renverser, et c’est parmi les nations catholiques, où la foi des peuples est trahie par des gouvernements faibles ou inintelligents, par des classes dirigeantes sensuelles et égoïstes, et par la foule des sophistes et des corrupteurs de tout genre, qu’elle exerce le plus de ravages et qu’elle rend impossible la stabilité de l’ordre social et politique, condition première de la grandeur d’une nation. Ainsi donc si les nations catholiques déclinent, ce n’est pas parce qu’elles sont catholiques, mais parce qu’elles ne le sont pas assez, ou qu’elles sont en train de cesser de l’être. Il n’y a vraiment plus de nations catholiques de fait, puisque toutes celles qui relèvent encore officiellement de l’Église sont plus ou moins en rupture avec les vérités qu’elle enseigne, et dominées par ceux qui conspirent éternellement pour l’anéantir. Il n’y a maintenant sous ce nom de nations catholiques que des peuples sortis de leurs voies, qui s’égarent à la suite des ambitieux, des sophistes et des faux prophètes, et qui ne se relèveront de leur décadence qu’en redevenant fidèles à l’Église qui seule est capable de les en préserver.

Quant au protestantisme, sa prospérité actuelle s’explique par les conditions inverses où il se trouve. Comme c’est lui qui a donné le signal de la révolte contre l’Église, et qu’il a le premier porté atteinte au principe d’autorité, la Révolution qui le reconnaît pour son précurseur, ne le redoute pas et lui fait trève, sachant bien qu’elle en aura facilement raison, si elle parvenait à en finir avec l’Église. Et c’est une première cause qui met les États protestants à l’abri des agitations qui nous travaillent. De plus, mieux avisés que les souverains catholiques, les princes protestants vivent en bonne intelligence avec la religion tronquée qu’ils conservent, et il en résulte, pour eux et pour leurs peuples, le bénéfice politique et social qui s’attache toujours au respect d’une foi positive. S’ils avaient un chef religieux, ce ne seraient pas eux qui se coaliseraient pour le renverser, comme le font avec une rare ineptie et une insigne malice des chefs de nations catholiques aux applaudissements d’une bonne partie de leurs peuples.

Non, il n’y a plus de nations catholiques dans le monde, mais il y a une société catholique qui est l’Église dont les enfants, dispersés partout, luttent partout dans la mesure de leur bonne volonté et de leurs forces contre le génie du mal et de la destruction. Or cette Église qui a formé tous les peuples actuels et qui est destinée à leur survivre, n’a rien à craindre de la victoire de la Prusse, pas plus que des assauts de la Révolution. Car si elle doit en ressentir quelque dommage, ce ne sera qu’une épreuve passagère, dont elle sortira pour se relever dans des conditions meilleures et pour recommencer l’œuvre du sauvetage des nations qui voudront bien encore la reconnaître pour leur mère. C’est donc comme Français seulement que nous avons tout à craindre des suites de la guerre présente : comme catholiques, nous pourrons avoir à en gémir, mais nous savons que l’Église s’en tirera toujours et nous n’avons pas à nous inquiéter de ses destinées.

À midi, déjeuner chez Eugène Benoist, vrai déjeuner de bivouac, comme on peut faire quand on est envahi, qu’on ne reçoit plus de traitement et qu’on voit sa bourse se tarir. Après le repas, nous passons au cabinet de travail pour étudier sur les cartes les opérations des armées. E. Benoist n’est pas seulement un bon philologue, comme son édition de Virgile en fait foi, c’est aussi un bon géographe et il possède une collection précieuse d’atlas et de cartes dont l’étude le repose de ses travaux d’érudition. Son trésor, Benoist y tient et certes il en vaut la peine ; aussi lorsqu’au 15 août l’ordre fut intimé par les Prussiens à tout détenteur de cartes stratégiques et routières d’avoir à les leur livrer immédiatement, Benoist a fait la sourde oreille et n’a rien livré du tout. Dénoncé ou découvert, il aurait eu, pour châtiment, à subir l’occupation d’une demi-compagnie de soldats. Il en a couru le risque et il a bien fait. C’eût été dommage de se priver pour les Prussiens de ces bons instruments de victoire dont ils connaissent tout le prix, et dont ils savent si bien se servir.

— « C’est qu’en effet, dit Benoist, tout officier allemand est plus ou moins géographe. Chacun a sa carte de campagne qu’il sait à l’avance et qu’il consulte sans cesse. Leurs officiers d’état-major sont rompus à la connaissance de tous les lieux où ils opèrent. Aussi il faut voir comme leurs armées sont conduites, comme elles arrivent toujours à temps et là où il faut, tandis que les nôtres hésitent, tâtonnent, s’égarent et ne se rejoignent jamais. C’est la géographie qui leur a donné la victoire, c’est par la géographie que nous prendrons notre revanche.

» D’accord, repris-je, il faut que nos généraux, que tous nos officiers deviennent géographes, topographes et le reste, et qu’ils sachent comme les Prussiens se rendre où il faut aller et y conduire leurs soldats. Mais pour cela il faut autre chose encore, c’est que les soldats sachent les suivre et que tous marchent d’ensemble et avec ordre au but. Il y a donc là plus qu’une question de géographie, il y a une question de discipline. Or une question de discipline, c’est la question d’éducation elle-même. Ainsi vous voyez comme le problème s’élève. Il ne s’agit pas seulement de remédier à l’insuffisance de nos connaissances dans une science où notre ignorance est devenue proverbiale, c’est toute la jeunesse française qu’il faut arracher à l’indocilité et à la turbulence où elle grandit dans la famille, dans l’école, dans le lycée, pour la rendre obéissante à la voix de ceux qui la conduisent, et la mettre en état d’exécuter les ordres géographiques, ou autres, qu’elle en reçoit. Si la Prusse n’avait pas des soldats qui savent obéir, toute la science et toutes les cartes de ses officiers ne l’auraient pas menée bien loin. Or, chez nous, l’école, qui est la pépinière de l’armée, est dans un état lamentable, non pas tant par les lacunes d’instruction qu’elle peut offrir, que parce que l’habitude de l’obéissance et du respect y fait presque totalement défaut. Nous avions ces années dernières un ministre qui a fait beaucoup de bruit, et qui s’est donné beaucoup de mouvement. Il se croyait appelé à régénérer l’enseignement en France, et il ne s’est pas épargné pour y réussir. Mais comme il n’entendait rien aux conditions essentielles de l’entreprise, comme il procédait par la science seule, et abstraction faite de l’élément moral et religieux, il n’a fait rien qui vaille, et, à la fin de son administration, qui a duré trop longtemps, nombre de lycées étaient devenus d’affreuses pétaudières, où il fallait l’intervention du soldat pour rétablir l’autorité des maîtres aux abois. Peut-être, pouvait-il encore en sortir quelques géographes, mais des hommes tels que notre société en réclame, tels qu’il en faut à une armée qui veut vaincre, c’est-à-dire des hommes capables tour à tour d’obéir ou de commander, ce n’est pas là qu’ils se forment, et il y a longtemps que notre système d’éducation ne sait plus nous en fournir. Or, c’est de tels hommes dont le pays a le plus besoin, et dont il faut surtout songer à le pourvoir. Après quoi, les géographes pousseront d’eux-mêmes ; il nous en viendra tant que nous voudrons. »