Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/17

DIMANCHE 21, LUNDI 22 AOÛT.

Collision, arrêté contre les rassemblements. — Souffrances des campagnes. — Profanation des églises. — La victime expiatoire. — Injustice de l’opinion contre Nancy. — Les on dit de la place. — Le prince de Hohenzollern à l’Évêché. — Les journaux nancéiens cessent de paraître.

Il y a eu, hier soir, une échauffourée sur la place Stanislas. Des officiers allemands, attablés au café Baudot, ont entonné des chants nationaux, malsonnants pour nous. La foule leur a répondu par la Marseillaise. Les Allemands ont sommé les chanteurs de se taire. Moment de silence, suivi bientôt du chant des Girondins. Nouvelle sommation des Prussiens, accompagnée de menaces. Réponse de notre part, que nous sommes en France et que nous avons le droit de chanter nos airs patriotiques. Sans pousser la chose plus loin, les Prussiens se contentent d’établir autour du café un cordon de sentinelles pour tenir la foule à distance. Mais ce matin, on vient d’annoncer au son du tambour que les rassemblements au-dessus de trois personnes sont interdits sous peine d’être fusillé. C’est à prendre en considération.

En comparaison de ce qu’endurent les campagnes, Nancy peut se dire sur un lit de roses. Dans les villages, dans les hameaux, dans les fermes, chevaux, bétail, fourrages, vivres, tout est bon à prendre, et tout est pris. La vallée de la Seille est dévastée. En se rapprochant de Nancy, on signale Laneuvelotte, Champenoux comme ayant le plus souffert. De l’autre côté, ceux qui sont venus par Lunéville ont fait leurs razzias à Blainville, Bayon, Haroué, Vézelise, Colombey. On a enlevé de tel village plus de cinquante chevaux à la fois ; on cite tel cultivateur à qui on en a pris huit ou dix. Tous les voituriers sont en campagne pour les réquisitions. On raconte qu’à Salival, on a mis la main sur le magnifique bétail de M. Pargon, le lauréat de l’avant-dernier concours régional de Nancy. M. Pargon possède en chevaux, en reproducteurs de l’espèce bovine et surtout de l’espèce ovine des types perfectionnés d’un très-grand prix, qu’il sera très-difficile de remplacer. S’il est vrai qu’ils soient enlevés par l’ennemi, le dommage sera à peu près irréparable. Ce sont là des pertes que l’indemnité ne compensera jamais. Quant aux châteaux et maisons de plaisance, malheur à eux quand ils reçoivent la visite d’officiers butors et malappris. C’est ce qui est arrivé à Pont-Saint-Vincent, dans le château de M. de Bonfils, qui a eu à subir, lui et sa femme, les plus indignes avanies.

Ce qui met le comble à la désolation des campagnes, c’est que les églises elles-mêmes ne sont pas épargnées et qu’il s’y commet, çà et là, d’odieuses profanations. Je me refuse encore à croire, quoi qu’en pensent certaines personnes, que cette lutte prenne le caractère d’une guerre de religion, puisqu’une bonne partie des soldats qui nous envahissent sont catholiques ; mais soit brutalité de vainqueur, soit fanatisme protestant, soit impiété pure et simple, il s’est commis dans certaines églises de village des actes révoltants, tels que mutilation de statues de la sainte Vierge, outrages à des images vénérées, déposition d’ordures et installation de chevaux comme dans des écuries. Il faut signaler ces excès à la réprobation universelle. J’indiquerai les localités où ils ont été commis, quand j’aurai pu faire à ce sujet une plus ample et rigoureuse information.

Pauvre Lorraine, tu n’es encore qu’au début de tes souffrances et, sans doute, il est heureux pour toi qu’un bandeau te dérobe celles qui t’attendent dans l’avenir ! Le fardeau du jour pèse assez sur tes épaules pour que tu n’y ajoutes pas la préoccupation des maux qui te sont réservés pour le lendemain. Mais pour obtenir que ta peine présente te soit plus légère, invoque l’assistance de Celui qui te l’impose, prie-le de venir en aide à ta faiblesse, et surtout fais-toi de ton malheur une vertu en l’acceptant avec résignation et en l’offrant comme une expiation volontaire pour le salut de notre France qui doit gémir là-bas sur ton infortune et qui, sans doute, s’apprête par d’héroïques efforts à assurer sa délivrance et la tienne. Jadis, dans une grande détresse, analogue à celle de l’heure présente, la France a trouvé dans une sublime enfant de tes campagnes la victime qui devait payer pour elle et la sauver. Renouvelle ce sacrifice en t’immolant tout entière, et que l’holocauste spontané de ton sang et de tes douleurs obtienne que l’épreuve commune soit abrégée et remplacée par les consolations de la victoire !

Lundi 22 août. — Ce matin, il me tombe par hasard sous la main le numéro du 17 août d’un nouveau journal intitulé l’Histoire qui raconte l’impression produite en France par la nouvelle de l’arrivée des Prussiens à Nancy. C’est M. Gambetta qui, dans la séance du 15, a porté le fait au Corps législatif, avec des accents indignés, et en brandissant du haut de la tribune ce numéro de l’Espérance dont j’ai raconté précédemment l’envoi fortuit à Paris. Certes, il n’y a pas à s’étonner de l’émotion soulevée dans l’Assemblée et dans toute la France par un événement qui dévoilait la réalité d’une situation dont on ne soupçonnait pas encore tous les périls. Mais qu’il se soit trouvé des législateurs assez légers pour s’étonner que Nancy n’ait pas arrêté le torrent qui est venu l’engloutir, et pour improviser des tirades ironiques qui livrent son honneur aux sarcasmes de la presse et à la risée de la foule, c’est là ce qui soulève ici l’indignation la plus légitime, et la plus vive irritation. Certes on n’en est pas précisément à souhaiter malheur à tous ces jolis plaisantins, mais on dit que le temps n’est pas loin peut-être où les Prussiens leur ôteront l’envie de rire, et où leur propre infortune leur fera expier les sottises que la nôtre leur fait débiter.

Sur la place publique on en est toujours au régime des on dit et, faute de mieux, on se repaît avec avidité de cette viande creuse. On dit qu’il se livre des combats acharnés vers Sion et Vaudémont et que c’est le général Douai qui occupe de ce côté les Prussiens. On dit que les Français viennent vers nous par Nomeny et que, pour les arrêter, l’ennemi fait miner les hauteurs de Saint-Max. On dit qu’on a entamé des négociations sérieuses pour le rétablissement de la paix et qu’avant peu un congrès se réunira à Nancy, sous la médiation des puissances étrangères. On dit que les armées ennemies n’en peuvent plus et que les fièvres, la dyssenterie, les fatigues ne tarderont pas à nous en délivrer. Enfin, comme couronnement, on dit que Bazaine a remporté une grande victoire sur les Prussiens et l’on en donne pour preuve une dépêche envoyée de Verdun à M. un tel, qui, rencontré par nous sur la place, nous déclare qu’il n’a rien reçu et qu’il ne sait pas de quoi l’on veut parler. Mais la foule le croit, et il ne ferait pas bon d’essayer de la détromper.

Dans l’après-midi, visite à M. l’abbé Jambois, vicaire général, qui me renseigne sur le séjour du prince de Hohenzollern, à l’évêché. Cette branche des Hohenzollern est catholique. Le prince avait demandé lui-même l’évêché pour résidence. C’est un jeune homme de vingt-trois ans, d’une grande taille, et d’une physionomie agréable. Sa toilette réparée, il s’est fait présenter à l’évêque et l’a salué respectueusement en lui disant combien il gémissait d’avoir été l’occasion bien involontaire de cette guerre, qu’il a déjà refusé deux fois la couronne d’Espagne dont il ne veut à aucun prix et qu’il désire plus que personne la fin de cette terrible lutte qui coûte si cher à deux grandes nations. — Fort bien : mais qui nous garantit la sincérité de ce langage ? Si tous ces princes allemands ont tant de répugnance pour la guerre, pourquoi se sont-ils montrés si dociles à l’appel de la Prusse, et s’y sont-ils engagés avec tant d’empressement ? Ou bien ces belles protestations ne sont que de vaines politesses auxquelles nous ne devons pas nous laisser prendre, ou bien, si elles sont sincères, elles prouvent combien ils sont déjà sous le joug, et on se demande ce que la Prusse fera d’eux si, avec leur concours, elle parvient à consommer notre défaite.

C’est aujourd’hui, 22 août 1870, que les journaux de Nancy, qui végètent depuis quinze jours, ont achevé de rendre le dernier soupir. Leur agonie a eu deux phases : d’abord celle de l’inanition où, privés de renseignements du dehors, ils n’avaient plus que les nouvelles locales qui ne suffisaient pas à les alimenter. Ensuite celle de la surveillance et de la censure et c’est à celle-là qu’ils n’ont pu résister. Depuis plusieurs jours, ils sentaient que l’autorité prussienne rôdait autour d’eux et ne cherchait qu’une occasion de les mettre sous sa main. Ils l’ont fournie d’eux-mêmes en publiant les dépêches rapportant les heureux combats livrés par Bazaine à Doncourt, Vionville, Gorze, Rezonville et Gravelotte, ce qui entretient dans notre population une allégresse qui déplaît aux Prussiens. De là l’ordre signifié ce matin même à tous nos journaux de présenter chacun de leurs exemplaires au général commandant le corps d’armée d’occupation, à l’hôtel de Paris, avant d’en faire la distribution. Peut-être quelques-uns de nos journalistes auraient-ils consenti à faire l’essai de ce régime de censure, ce qui ne les aurait pas menés bien loin, et ce qui eût provoqué des discussions et des conflits dont la ville aurait eu à supporter les suites fâcheuses. Mais une communication signée du maire et de plusieurs conseillers les a invités à s’abstenir de toute publication de nature à susciter des discussions compromettantes, et les journalistes, comprenant ce qu’on attendait d’eux, ont résolu de ne plus paraître, et ils viennent de l’annoncer au public par ces lignes, les dernières qui doivent, de longtemps peut-être, sortir de leur plume :

« En présence de la situation difficile qui leur est faite, les journaux de Nancy, ne voulant pas fournir une occasion, même apparente, à des mesures plus rigoureuses, font à leurs concitoyens le sacrifice de leur publication, en attendant des jours meilleurs.

Hayen, gérant du Moniteur de la Meurthe.

Hinzelin, gérant de l’Impartial.

Lemachois, gérant du Journal de la Meurthe et des Vosges.

Vagner, gérant de l’Espérance. »

Ce suicide héroïque ne faisait pas l’affaire de l’autorité prussienne. Elle avait compté que les journaux de Nancy passeraient par ses fourches caudines et qu’elle les ferait servir à ses fins. — « Comme vous avez la tête près du bonnet, dit à nous journalistes l’employé chargé de traiter spécialement cette affaire, nous n’avons jamais songé à vous empêcher de paraître, et nous n’avons pas l’intention de vous faire la vie dure. Mais je reconnais là les journalistes, avec leur intraitable susceptibilité. Ils sont les mêmes dans tous les pays. — Alors ne vous étonnez pas de ce que nous avons à vous dire. Notre résolution est prise, et bien prise : nous venons vous la faire connaître et nous avons l’honneur de vous saluer. » — Et voilà comment il se fait qu’il n’y a plus de journaux à Nancy.