Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/16

SAMEDI, 20 AOÛT.

Le maire et le prince royal. — Un service et une faute du préfet. — Le pour et le contre chez les Prussiens. — Un colonel grossier. — Un prince réservé.

On avait espéré que l’arrivée du prince royal apporterait quelque adoucissement à notre situation. Le jour même de son entrée dans Nancy, le maire, M. Welche, est allé lui demander que des moyens de circulation nous fussent rendus, et qu’il fût permis au commerce de pourvoir au ravitaillement de la ville. Mais il n’est encore rien résulté de cette démarche. Il en est de même de celle qui a été tentée pour obtenir la faculté de se servir de la poste prussienne pour correspondre avec les siens, au moins par lettres ouvertes. On a répondu que, les armées étant en ce moment en présence et sur le point d’en venir aux mains, on ne prendrait de décision qu’après l’événement. De tout ce qu’elle a demandé, le prince royal n’a accordé à la municipalité qu’une seule chose, à savoir, pour la manufacture de tabac, la permission de reprendre ses travaux. Ce sera de l’ouvrage pour huit cents ouvrières, et Dieu sait si elles en ont besoin !

Ce dont on sait le plus de gré au prince Frédéric-Guillaume, c’est qu’il a ramené à son taux réel de 3 fr. 75 cent. le thaler, qu’on nous avait forcé d’abord de prendre au taux de 4 francs. On a été surpris de voir le nom de M. Podevin, préfet de la Meurthe, au bas de l’affiche qui annonce cette mesure réparatrice. La vérité est que c’est sur les représentations de M. Podevin qu’elle a été prise, et il est juste qu’on sache que c’est à lui qu’il faut en avoir obligation. Mais il aurait mieux fait de ne pas mettre son nom en avant et, en signant cet acte, il s’est exposé au désagrément de faire dire au public, ce qui est ridicule sans doute, qu’il est devenu préfet prussien.

Il y a le pour et le contre dans la conduite des Prussiens à notre égard et quelquefois l’un et l’autre se confondent et se contrebalancent dans un même incident. Hier, un de leurs chefs, je ne sais lequel, logé dans le Palais ducal, qui a servi successivement de résidence à tous nos maréchaux, Canrobert, Pelissier, Mac-Mahon, Forest, Bazaine, tenté par la beauté du lustre qui en décore le grand salon, fit venir par réquisition une grande caisse ferrée et manda, également par réquisition, un emballeur, qui démonta le lustre et le plaça dans la caisse. Aussitôt M. Welche, averti, courut chez le général Blumenthal, qui, apprenant cette énormité, fit un haut-le-corps d’indignation, et s’empressa d’expédier au commandant de place l’ordre de faire remettre en son lieu l’objet convoité. Ce qui fut exécuté au plus vite.

Pareille contradiction se retrouve dans leur tenue chez les habitants qui les logent. M. Gouy en a rencontré d’insupportables et il me le raconte avec un accent d’indignation bien motivé. — « J’héberge à Renémont, ma propriété de Jarville, un colonel prussien, avec ses officiers et une suite nombreuse de soldats. Ils ont tout mangé, tout dévasté, tout souillé. Les officiers exigent des dîners copieux, et ils les arrosent de mes meilleurs vins. Il leur faut du champagne à chaque repas. Les soldats ont dévalisé mon verger. Ils s’amusent à taillader à coups de sabre les fruits qu’ils ne mangent pas. Ils ont tous la dyssenterie, et ils en répandent partout les traces. Quant à mes chevaux, mes voitures, ils s’en sont entièrement emparés, et je suis obligé de venir à pied, tandis qu’ils se prélassent dans mes équipages. Personne n’est mis à pareille épreuve, et je n’ai pas de chance d’être si mal tombé. Je ne me console que par l’idée que ça ne durera pas longtemps. » — En effet c’était l’exception, mais l’exception peut arriver à tout le monde, et la crainte d’avoir mon tour me fait largement compatir aux plaintes si fondées de M. Gouy.

Cependant l’hôtel de France est redevenu vide et calme. Le drapeau prussien ne flotte plus au-dessus de sa grand’porte. Le prince royal est allé à Pont-à-Mousson pour se concerter avec le roi Guillaume sur la direction de la guerre. Interrogée par moi, au sujet de son hôte, Madame Petit, qui tient l’hôtel, se montre très-réservée dans ses réponses. Le bruit court en ville qu’on lui a intimé, à elle et aux siens, l’ordre de ne rien dire. Toutefois elle me dit que le Prince a été très-convenable, qu’il affecte de déplorer la guerre actuelle, qu’il en rejette tout le tort sur notre gouvernement, qu’il est las d’être toujours en campagne, que c’est la troisième fois qu’il est obligé de quitter sa femme et ses enfants pour commander des armées, et qu’il serait heureux que cela finisse. — Ce langage n’est pas sérieux. Tous les batailleurs s’amusent à faire l’éloge de la paix. Mais il ne faut pas s’y laisser prendre. Quant à moi, j’aimerais mieux le franc-aveu de l’ambition qui les pousse, que cette parade de sensiblerie pacifique qui ne trompe personne et qui donne une triste idée de la sincérité de ceux qui l’étalent.

Visite à M. le baron Guerrier de Dumast pour me renseigner sur le prince héritier de Saxe-Weimar, qui a été son hôte ; ce prince, neveu de la reine de Prusse, petit-fils de l’empereur de Russie, est un jeune homme de 24 ans, assez épais de forme, mais de très-bonnes manières et poussant la chose, me dit M. de Dumast, jusqu’à l’archipolitesse. Il était accompagné de son chef d’état-major, le baron de Bodmann, né Badois, qui parle français dans la perfection. M. de Dumast me cite deux traits de la réserve que s’est imposé le prince dans sa demeure. Au moment du dîner, un simple officier survint muni de son billet de logement. M. de Dumast demande au prince s’il veut que le nouvel arrivant se mette à table et soit du repas. — « Je n’ai pas d’ordre à donner ici, répond le prince. » — M. de Dumast restait le maître d’inviter : mais il comprit qu’il fallait garder les distances, et l’officier fut servi à part. — Devant la fenêtre du salon s’ouvre une longue galerie qui domine la Pépinière. Le prince la regardait, mais sans prendre sur lui de s’y promener : il lui fallut un signe de M. de Dumast pour qu’il se décidât à le faire. Nous voilà bien loin du colonel goujat que notre pauvre ami M. Gouy a eu à subir.