Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/13

MERCREDI 17 AOÛT.

Le vétérinaire Hugo Giel. — Une victime résignée. — Occupation militaire de la ville. — Menus propos sur la situation. — Illusions, mauvaises nouvelles.

Mon vétérinaire bavarois a été irréprochable. Hier, il est rentré à 10 heures, et il n’a demandé qu’une carafe et un verre pour la nuit. Ce matin il était debout dès cinq heures et il ouvrait lui-même la porte au soldat qui venait le brosser et le servir. En prenant le café, il s’est montré très-loquace. Il m’a appris tout aussitôt qu’il s’appelait Hugo Giel, qu’il était vétérinaire au 2e régiment d’artillerie de Bavière, qu’il avait femme et enfants. Je coupai court à ce bavardage pour le faire parler de la guerre. Il me dit que c’est Napoléon qui l’a voulue, qu’il a forcé l’Allemagne à la faire, que c’est pour cela que la Bavière a marché avec la Prusse, quoiqu’elle ne soit pas hostile à la France. Maintenant qu’ils ont détruit nos armées, ils marchent vers Paris, nach Paris, — les doux mots qu’ils ont tous à la bouche, — où on ne pourra pas les arrêter, et où ils espèrent bientôt en finir. On voit que c’est un homme qui ne doute de rien, qui ne s’inquiète de rien et qui est content de tout.

Où je le trouve en défaut c’est dans l’abandon où il laisse le soldat qui le sert, et dont je ne me suis pas occupé, parce qu’il ne s’est pas présenté chez moi avec son officier. Hier on l’a trouvé à l’écurie, assis sur la paille, pleurant à côté du cheval dont il est chargé. Sans un voisin compatissant, il aurait dû se coucher sans souper. Cette indifférence d’un officier pour son ordonnance, voilà un trait qui est allemand, et qui, j’en suis sûr, ne se produirait pas chez nous. Touché du délaissement de ce pauvre diable, je l’ai fait manger aujourd’hui à la cuisine. Il a mangé de bon cœur, mais il n’a fait que tremper ses lèvres dans le verre d’eau-de-vie qu’on lui a donné. Il y a ordre formel de ne pas s’enivrer : c’est sans doute pour n’en pas courir le risque, qu’il s’abstient à ce point-là. C’est que tout le monde obéit dans cette armée. Et cela est peu rassurant pour nous, qui n’obéissons pas. Car on sait que ceux-là qui obéissent à leurs chefs, sont aussi ceux qui commandent à leurs ennemis.

En ville, on est plus écrasé que dans le faubourg. Au moment de l’arrivée de cette multitude, on n’a pu procéder à une distribution régulière de billets de logement. Aussi les officiers allant au plus court, se mirent à mesurer les maisons de l’œil, à en compter les fenêtres, et ont eux-mêmes casé leurs soldats, par vingt, trente, quarante et plus, selon la capacité des bâtiments. On cite une maison de la place Carrière, celle de M. Besval, je crois, qui en a eu 110 pour son compte. Je laisse à penser ce qui s’est englouti de blocs de bœuf, de tranches de lard, de gamelles de pommes de terre ou de riz, dans ces estomacs affamés. Quant à la tenue, elle a été bonne. Sauf ce qu’on m’a raconté d’une razzia de fruits, dans le jardin de la Maison des Aveugles, je n’ai aucun acte de désordre à relater. Du reste, qu’on n’oublie pas que ce sont des Bavarois, que rien ici ne les provoque, et qu’ils n’ont personnellement rien d’hostile contre la France. Ils le disent partout, et parlent avec aigreur des Prussiens, qui les poussent en avant quand il s’agit de combattre, et qui passent ensuite les premiers quand il s’agit de se refaire, pour avoir le meilleur du pays occupé. — Oui, mais ces griefs n’empêchent pas qu’ils les suivent, et qu’ils les aident de bon cœur à nous écraser.

Visite à M. Louis Grandeau, le fondateur de la station agricole de Nancy, et notre collègue à la Faculté des Sciences. Je trouve chez lui le docteur Petermann, chimiste saxon, qui depuis deux ans l’assiste dans ses travaux de laboratoire, le docteur Brigham, de Boston, qui sait tant de choses sur la guerre de sécession d’Amérique, et le docteur hollandais Keiwitz, l’organisateur à Nancy des ambulances de la Société internationale, pour l’assistance des blessés. On s’attable au jardin, pour prendre le café, en fumant le cigare, comme au bon temps de la paix. Mais la conversation est toute à la guerre, à nos défaites, à nos fautes et à nos misères.

Louis Grandeau habite au faubourg Saint-Jean, au-dessus de la gare du chemin de fer, ce qui lui a permis de voir l’arrivée et le départ des fuyards de l’armée de Mac-Mahon. Rien de triste comme cette affreuse débandade. C’était un délabrement et un désordre indescriptibles, et ce qu’il y avait de plus déplorable, c’est que ces fuyards se complaisaient dans ce désordre, et qu’ils envoyaient promener insolemment les officiers qui s’efforçaient de les rallier. Ainsi donc, ce n’est que trop vrai, le désordre, l’indiscipline, le mépris de l’autorité règnent chez nous, dans l’armée, comme dans tout le reste du corps social. C’est la terrible maladie qui nous travaille et qui nous emportera, si nous ne savons y remédier. Il faudra y songer au plus vite, quand le moment sera venu de tirer parti de la leçon que Dieu nous inflige.

Par courtoisie et pour nous consoler, le docteur Petermann nous dit que si nous avons bien des reproches à nous faire, rien de ce qui nous arrive n’aurait eu lieu, sans la politique extravagante de Napoléon III. — « C’est lui, dit-il, qui a lancé dans le monde le principe des nationalités et la pratique des annexions que l’on va retourner maintenant contre vous, par la revendication de vos provinces de langue germanique. C’est lui qui a fait déclarer par sa diplomatie qu’il voulait une Prusse grande et forte, et qui a favorisé le premier essor de cette puissance qui vous écrase. C’est à votre Napoléon qu’il faut surtout vous en prendre, car il est le principal artisan de votre ruine. Votre tort est de l’avoir toujours acclamé, et de n’avoir compris que ses fautes vous perdent que quand il n’est plus temps d’y remédier. — Non, docteur, repris-je, nous n’avons pas tous été dupes ou complices des sottises de notre maître. Sans doute, elles ont été soutenues par la majorité des Chambres, applaudies par le gros du public et prônées par les organes de la presse officielle, libérâtre et révolutionnaire. Mais elles ont été réprouvées comme elles devaient l’être par tous ceux qui tiennent encore au passé politique et religieux de la France, et qui seuls ont conservé le sentiment de ses véritables intérêts. Leur protestation est demeurée sans écho, il est vrai, et ils sont restés en minorité dans le pays. Mais les événements qui s’accomplissent sont bien de nature à changer les points de vue d’un peuple, et je ne serais pas étonné de voir la nation passer un jour du côté de cette minorité méconnue, et rentrer avec elle dans les voies qu’elle n’aurait jamais dû quitter. » —

Malgré les chariots et fourgons qui encombrent le milieu de la place Stanislas, on se promène encore sur les trottoirs qui l’encadrent. On parle avec orgueil de l’attitude résolue de la ville de Toul, où s’est jetée une bonne partie de la jeunesse de Nancy et qui vient de repousser avec succès une attaque de l’artillerie bavaroise. Mais ce qui nous ravit, c’est ce que l’on dit, c’est ce que l’on croit, c’est ce que l’on invente des vigoureux combats livrés par Bazaine aux Prussiens et des pertes énormes qu’il leur fait subir depuis plusieurs jours. Ce soir, c’est 40 000 hommes qu’il leur a tués dans une dernière affaire, sans compter les 25 000 qui ont sauté en l’air près de Metz, avec le fort de Sainte-Croix. Il va sans dire que les gens qui réfléchissent ne croient pas à ces nouvelles, mais il faut ajouter que le nombre n’en est pas grand, et qu’ils sont malvenus quand ils expriment leurs doutes, et qu’ils demandent des preuves de ces prétendues victoires que les autres adoptent comme certaines, uniquement parce qu’ils les désirent.