Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/12

Page:Lacroix - Journal d'un habitant de Nancy, 1873.pdf/86 hara. Par habitude et pour savoir quelque chose, je cours, dès le matin, au bureau de l’Espérance où je trouve Vagner, Kaeuffer et Foblant qui me mettent au courant de ce que l’on dit, sans rien garantir et sans rien croire. On parle d’un ministère Thiers et Jules Favre, d’une levée en masse, de l’emprunt d’un milliard, de préparatifs de défense s’exécutant à Paris dans le plus grand calme. Quant aux nouvelles du théâtre de la guerre, on parle d’une suite de combats furieux livrés par Bazaine, mais sans rien savoir de leur résultat. Nous aimons à nous persuader qu’il a eu l’avantage, mais les Prussiens affirment en ricanant qu’ils l’ont battu comme les autres.

Le fait est qu’ils ne doutent pas du triomphe définitif, et ils le célèbrent à l’avance. Hier, ils ont chanté sur la place Stanislas et bu du Champagne en poussant des hurrah ! en portant des toasts ironiques à Napoléon III, « le fondateur de l’unité germanique ! » Certes, il mérite bien le compliment, car il a merveilleusement fait leurs affaires, en ruinant complétement les nôtres. Ils l’auraient payé pour cette besogne, qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Mais quoi ! tout n’est pas fini déjà, et cette guerre n’a pas encore dit son dernier mot.

Pendant que nous sommes là à nous lamenter dans le vide, la division de cavalerie arrivée avant-hier quitte Nancy et une armée bavaroise fond sur nous comme une avalanche. Elle fait partie de l’ensemble placée sous le commandement du prince royal de Prusse, qui comprend les contingents de la Bavière, du Wurtemberg, du pays de Bade, de la Hesse ducale, du duché de Posen et une partie de la garde. Nous avions pensé d’abord que tous ces éléments hétérogènes n’auraient pas de cohésion et qu’il nous serait facile de les dissoudre. Il faut renoncer à cette illusion, comme à bien d’autres, et se résigner à les voir marcher comme un seul homme sous la pression de cette volonté de fer qui a su les grouper pour l’exécution des desseins d’une inexorable ambition.

Le défilé a commencé sur les neuf heures, cavalerie en tête composée surtout de lanciers et de dragons ; artillerie ensuite avec un interminable cortège de voitures de train, de caissons, de fourgons et d’immenses chariots portant des barques en fer pour le passage des cours d’eau ; enfin les régiments d’infanterie aux uniformes de drap bleu ou vert, aux casques de cuir surmontés de grosses chenilles noires, coiffure invariable de tout fantassin bavarois. Ce défilé ne se termine que dans l’après-midi, après avoir duré près de cinq heures. On estime qu’il est entré 30 000 hommes au moins dans notre ville.

Cette fois, il n’y avait pas à espérer d’échapper à leur visite. Tous, nous nous attendons à voir nos demeures envahies, et chacun reste à son poste, c’est-à-dire chez soi, pour recevoir les hôtes qu’il lui faudra subir. Le premier qui m’est assigné est un officier bavarois à figure ouverte et joviale qui, après le salut, se hâte de me dire, comme pour me réconcilier avec sa présence, qu’il n’est pas un combattant, nicht ein Krieger. C’est en effet le vétérinaire d’un régiment d’artillerie. Malgré cette avance, je ne peux me résoudre à le faire manger avec moi, et je l’envoie dîner à l’hôtel en lui mettant dans la main trois francs qu’il accepte sans la moindre difficulté. L’instant d’après arrivent quatre soldats également munis de billets de logement à mon adresse. Impossible de leur donner même le logement dans mon domicile. C’est donc deux francs qu’il faut encore donner à chacun pour les envoyer manger et coucher à l’auberge. Voilà une journée qui me coûte cher et qui, malheureusement, sera suivie de bien d’autres qui lui ressembleront. Encore si l’on était sûr qu’on n’en aura pas de pires à traverser !