Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/10

DIMANCHE 14 AOÛT.

Essai d’organisation d’une garde civique. — Arrivée d’un corps de cavalerie prussienne. — Commencement des logements militaires. — Discipline de l’armée ennemie. — Attitude et procédés des soldats. — Règlements rigoureux.

Une double invasion nous menace depuis huit jours : celle des ennemis du dehors qui s’est annoncée avant-hier, et celle des coquins du dedans qui a été notre première préoccupation. Dès la disparition du dernier gendarme, il a fallu songer à remplacer la force publique et à trouver les moyens d’assurer la tranquillité de la rue et le respect des propriétés et des personnes. Outre les sergents de ville et les pompiers qui restent dans les cadres de l’organisation municipale, on résolut de grouper les hommes de bonne volonté et d’en former une force capable d’imposer aux fauteurs de trouble et de les contenir au besoin. On vint se faire inscrire en assez bon nombre et le service de nuit commença dès le 11 août. Cette garde de sûreté, car on évita à dessein le nom de garde nationale, parcourait la ville en patrouilles armées de cannes et de bâtons et depuis quatre jours qu’elle fonctionne, elle n’a eu aucun désordre à réprimer. C’était dans les quartiers, ou, comme on dit ici, dans les sections de l’intérieur, que cette garde civique avait commencé son service. Il s’agissait aussi de l’étendre aux faubourgs qui n’en ont pas moins besoin, et j’avais reçu la veille l’invitation de me rendre, aujourd’hui même, en un lieu désigné, en vue de cette organisation. Mais l’événement qui vient de s’accomplir nous dispensera de nous garder nous-mêmes en nous donnant hélas ! plus de police qu’il ne nous en fallait.

En effet le nuage a fini par crever et voilà Nancy définitivement inondé par les Allemands. Dès le matin, on savait par des voituriers qu’ils étaient répandus partout dans la campagne, qu’ils avaient occupé tous les villages voisins, Mazerulles, Champenoux, Laneuvelotte, Varincourt, etc., et qu’ils s’avançaient dans la direction de Nancy. À neuf heures et demie, au moment où nous nous rendions à la messe à notre paroisse, qui est placée sur la route, des escadrons compacts de cavalerie commencèrent à déboucher dans le faubourg Saint-Georges. Le défilé durait encore à la fin de l’office, et nous sommes obligés, pour rentrer chez nous, de côtoyer ces bandes interminables et de marcher en file sur les petits trottoirs de la route dont elles occupaient la chaussée. Du reste ils s’avançaient lentement et en bon ordre, sans bruit de trompettes, dans le plus profond silence, sauf les voix du commandement, et en nous laissant toute la liberté de nos mouvements dans l’espace étroit qui nous était réservé.

Cette cavalerie forme une division de l’armée du prince royal de Prusse. Elle se compose de je ne sais combien de régiments de hussards de différentes couleurs, de dragons, de lanciers, de cuirassiers blancs dont les cuirasses faussées, pour quelques-uns, indiquent qu’ils ont eu à faire aux nôtres à Wissembourg et à Reichshoffen. Ce corps d’armée a pour chef le prince Albert, frère du roi Guillaume, qui est entré le premier en ville, où il est déjà installé.

Ainsi tout est consommé. Nous voilà tombés des mains de Napoléon III dans celles de la Prusse, qui ne voudra peut-être plus nous lâcher. Aussi le bandeau se déchire, les illusions s’évanouissent et l’Empire nous montre une troisième fois qu’il ne peut être qu’une aventure invariablement destinée à finir par l’invasion étrangère. Sans doute l’Empire n’est pas fini, et sa chute serait une calamité de plus dans cet océan de calamité. Mais une révolution paraît inévitable et il n’est personne qui ne la pressente, en même temps qu’il ne la redoute.

À l’exception de ce qui peut être placé dans les casernes, toute cette cavalerie a été logée chez les habitants. On ne m’en a pas envoyé, mais il en vient dans tout le voisinage, et notre propriétaire, M. René Constantin, a pour sa part deux officiers et quatre soldats. Les voilà donc installés, sinon chez moi, du moins dans la maison que j’occupe. Je puis les observer tout à mon aise. Les quatre soldats sont attablés sur une terrasse placée sous les fenêtres de mon cabinet. Ce sont de gros garçons, blonds ou roux, larges d’épaules, bien charpentés, qui mangent vite et sobrement, qui causent entre eux du ton de voix le plus calme, et qui remercient la bonne de tout ce qu’elle leur apporte. Quant à ses deux officiers, M. Constantin me dit qu’ils sont accommodants et polis et qu’il n’a pas à se plaindre que du fait de leur présence. Tous les renseignements que je recueille au dehors confirment cette première impression. En est-il de même partout, et en sera-t-il toujours ainsi ? Il ne nous est pas encore possible de le savoir et de le dire. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est qu’ici et dans ce début leur conduite est en général irréprochable et qu’ils se montrent à nous, contrairement à ce que nous redoutions, avec des dehors de retenue, de politesse, de modération et de discipline, dont il est certain que la tradition s’est bien affaiblie dans nos armées, et qu’il faut reconquérir à leur exemple, pour nous relever de notre chute et reprendre sur eux notre ancienne supériorité. C’est là une nouvelle leçon qu’ils nous donnent ; ayons le bon esprit d’en profiter. Fas est et ab hoste doceri.

Si la conduite personnelle des officiers et des soldats est rassurante, par contre, les mesures de l’autorité militaire sont d’une dureté qui nous fait cruellement sentir que nous sommes tombés sous le régime de la conquête. Les avis et proclamations qu’elle fait afficher sur nos murailles, ne nous rappellent que trop, par leurs rigueurs, si nous étions tentés de l’oublier, qu’il y a toujours une épée suspendue sur nos têtes, et que nos biens, comme nos personnes, sont toujours à la discrétion de nos vainqueurs. Tel papier nous informe que nous sommes justiciables d’un tribunal militaire, et il énumère la longue série des crimes et délits qui nous rendent passibles de la peine de mort. Tel autre nous apprend qu’il nous faut recevoir, pour 4 francs, le thaler prussien, qui ne vaut en réalité que 3 francs 75. Un troisième nous indique ce qu’il nous faudra fournir par jour à tout soldat que nous aurons à nourrir : 750 gr. de pain ; 500 gr. de viande ; 250 gr. de lard ; 30 gr. de café ; 60 gr. de tabac ou 5 cigares ; un demi-litre de vin, ou un litre de bière, ou un dixième d’eau-de vie ; et pour chaque cheval, 6 kil. d’avoine ; 2 kil. de foin ; un demi-kil. de paille. Par bonheur, dans la pratique, les soldats se contentent souvent de peu, et ne réclament pas toujours ce qu’ils seraient en droit d’exiger d’après ce tarif. Si on préfère s’en tirer par une indemnité en argent, cette indemnité est fixée à deux francs par jour pour chaque soldat, ce qui est à bien meilleur compte que la fourniture complète de l’indemnité en nature.