Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/09

SAMEDI, 13 AOÛT.

Comment les Parisiens apprennent la situation de Nancy. — Tableau de Nancy pendant la journée.

Un des services qu’on aime à se rendre, en ces jours de désolation, c’est de s’informer les uns les autres des occasions qui se présentent de correspondre avec le dehors. À défaut de la poste, qui ne marche plus, il part encore des messagers ou des courriers pour les petites villes voisines, qui sont libres de toute occupation. Informé qu’un de ces courriers va partir pour Neufchâteau, je fais une lettre pour mon frère, et je cours, ou plutôt je vole pour la porter au lieu dit. Chemin faisant, je rencontre notre ami Vagner, à qui je fais part de l’occasion dont je viens de profiter pour correspondre avec Paris. Aussitôt il détale, et mettant sous bande quelques exemplaires du dernier numéro de son journal, l’Espérance, qui contient le récit de l’arrivée des uhlans, il les expédie par la même voie. Et voilà comment Paris et la France apprendront la triste situation où nous sommes.

Le courage me manque cet après-midi, pour aller m’informer en ville de ce qui s’y passe. Je me contente donc de compléter la chronique de ce jour, en empruntant à l’Espérance le tableau qu’elle trace de l’aspect de Nancy en ce moment :

« Depuis le matin jusqu’au soir, une foule immense n’a cessé de stationner sur la place Stanislas. Les ateliers sont vides, les bureaux déserts. Dans l’anxiété où nous sommes, personne ne se sent le courage de prendre la plume ou un outil. On s’aborde : Quoi de nouveau ? — Rien. — Et vous, que savez-vous ? — Rien. On se donne une poignée de main sympathique ; on se quitte pour aborder un deuxième, un troisième, un quatrième groupe.

» On se fait les mêmes demandes ; on reçoit les mêmes réponses. Les commentaires abondent : les suppositions aussi. Celui-ci nous informe qu’il a appris par un tel, qui le tient d’un tel, à qui cela a été dit par un tel, qu’un détachement de cavaliers a été surpris par des chasseurs de Pont-à-Mousson ; celui-ci tient de douzième main, que l’armée française a pris une magnifique revanche, et que le corps du prince Charles est anéanti : bien plus, que son chef a été fait prisonnier. On court de droite, de gauche, pour remonter à la source du bruit, qui ne se trouve jamais.

» Nous avons passé ainsi de très-longues heures et, lorsque le soir nous a trouvé éreintés, brisés d’émotion et de douleur, nous en savions tout juste autant qu’à la première heure, c’est-à-dire rien. Seulement nous avons pu voir pendant cette promenade d’un jour nos pompiers, nos agents de police faisant merveilleusement leur service public ; les volontaires de la garde nationale, avec leurs brassards tricolores pour toute arme, se multipliant pour accomplir leur utile mission. Nous avons pu voir le peuple se donnant le soulagement d’administrer de vigoureux horions à quelques étrangers imprudents au moins et qui se donnent le tort de fraterniser trop ostensiblement avec l’ennemi. Nous avons vu !!! vu à dater d’onze heures et demie du matin, des uhlans, des hussards de la mort, par petites bandes de deux, de quatre, de vingt hommes, passant et repassant dans la ville, s’arrêtant devant la mairie pour requérir des vivres, devant un café pour demander des rafraîchissements qu’ils ont payés du reste en bon argent de Prusse ; nous les avons entendus chanter le refrain d’un chant : Tous les Français deviendront Prussiens.

» Voilà, chers lecteurs, ce que nous savons : ce n’est pas brillant, ce n’est pas gai. »