Journal d’un écrivain/1877/Septembre, III

III

LE MENSONGE SE SAUVE PAR UN MENSONGE


Un jour Don Quichotte, le chevalier si connu, le plus magnanime chevalier qui ait jamais existé, vagabondant avec son fidèle valet d’armes Sancho, eut un accès de perplexité. Il avait lu que ses prédécesseurs des temps anciens, Amadis de Gaule, par exemple, avaient eu parfois à combattre des années entières des cent mille soldats envoyés contre eux par les puissances des ténèbres ou de magiciens. Ordinairement, un chevalier qui rencontrait une pareille armée de réprouvés tirait son glaive, appelait à son secours spirituel le nom de sa Dame et se jetait seul au milieu des ennemis qu’il exterminerait jusqu’au dernier. Tout cela était fort clair ; mais ce jour-là, Don Quichotte demeura pensif. Comment voulait-on qu’un chevalier, si fort et si vaillant qu’il fut, exterminât cent mille adversaires en un seul combat de vingt-quatre heures ? Pour tuer chaque homme, il faut du temps ; pour en tuer cent mille, il faut un temps immense. Comment tout cela pouvait-il se passer ?

— Je suis sorti de ma perplexité, ami Sancho, dit à la fin Don Quichotte ; ces armées étaient diaboliques, partant imaginaire ; les hommes qui les composaient n’étaient qu’une création de la magie, leurs corps ne ressemblaient pas aux nôtres ; ils avaient plus d’analogie avec ceux des mollusques, des vers ou des araignées. Si bien que le glaive des chevaliers les tranchait d’un seul coup, sans rencontrer plus de résistance que dans l’air. Et s’il en était ainsi, on pouvait tuer trois, quatre ou même dix de ces guerriers d’une seule estocade. C’est comme cela qu’il était facile de se défaire, en quelques heures, d’armées de ce genre.

En ceci, l’auteur de Don Quichotte, grand poète et profond observateur du cœur humain, a compris l’un des côtés les plus mystérieux de nos esprits. On n’écrit plus de livres pareils ! Vous verrez dans Don Quichotte les plus secrets arcanes de l’âme humaine révélés à chaque page. Remarquez que ce Sancho, le valet d’armes, est la personnification du bon sens, de la prudence, de la ruse, et qu’il est pourtant devenu le compagnon de l’homme le plus fou du monde ; lui précisément et nul autre ! À chaque instant, il trompe son maître, le trompe comme un petit enfant, mais en même temps il est plein d’admiration pour la grandeur de son cœur et croit réels tous ses rêves fantastiques ; il ne doute pas une minute que son maître n’arrive à lui conquérir une île.

Il est bien à désirer que notre jeunesse prenne une sérieuse connaissance des grandes œuvres de la littérature universelle. Je ne sais pas ce que l’on apprend aujourd’hui aux jeunes gens en fait de littérature, mais l’étude de ce Don Quichotte, l’un des livres les plus géniaux et aussi les plus tristes qu’ait produit le génie humain, est fort capable d’élever l’esprit d’un adolescent. Il y verra, entre autres choses, que les plus belles qualités de l’homme peuvent devenir inutiles, exciter la risée de l’humanité, si celui qui les possède ne sait pas pénétrer le sens véritable des choses et trouver la « parole nouvelle » qu’il doit prononcer…

D’ailleurs, je n’ai voulu dire qu’une chose, à savoir que l’homme qui a fait les rêves les plus fous, les plus fantastiques, en arrive tout à coup au doute et à la perplexité. Toute sa foi est partie, et ce n’est pas parce que l’absurdité de sa folie lui est révélée, mais bien parce qu’une circonstance secondaire l’éclaire momentanément. Cet homme aux idées de l’autre monde éprouve subitement la nostalgie du réel. Si des livres qu’il vénère comme véridiques l’ont trompé une fois, ils peuvent le décevoir toujours ; tout en eux peut n’être que mensonge. Comment revenir à la vérité ? Il croit y revenir en imaginant une absurdité beaucoup plus forte que la première. Les centaines de mille hommes évoqués par des magiciens auront des corps de mollusques, et l’épée du bon chevalier ira dix fois plus vite en besogne. Son besoin de ressemblance sera satisfait. Il aura le droit de croire au premier rêve grâce à un second beaucoup plus ridicule.

Interrogez-vous vous-même et voyez si la même chose ne vous est pas arrivée cent fois. Vous avez été épris d’une idée, d’un projet, d’une femme ? Eh bien, qu’un doute vous soit venu ? Vous aurez eu soin de vous créer une illusion plus menteuse que la première, qui vous aura permis de continuer à être épris et de vous débarrasser du doute.