Journal d’un écrivain/1877/Mai-juin, I

I


À PROPOS DES LETTRES ANONYMES INJURIEUSES


Cette année, je ne suis pas allé à l’étranger. Me voici dans le Gouvernement de Koursk.

Mon médecin, ayant appris que j’avais l’intention de passer l’été à la campagne, — et justement dans cette région, — m’a prescrit de boire de l’eau d’Essentouk, affirmant que cela me serait beaucoup plus favorable que l’eau d’Ems, à laquelle, disait-il, j’étais déjà habitué. Mon devoir est de déclarer que j’ai reçu beaucoup de lettres de mes lecteurs, m’apportant leurs condoléances au sujet de ma maladie.

Depuis que je publie mon Carnet j’ai toujours été comblé de lettres signées ou anonymes, généralement très aimables et qui m’ont soutenu et encouragé dans ma tâche. Jamais je n’aurais osé compter sur tant de sympathies, et même je ne m’en sens pas toujours digne !

Ces lettres me sont précieuses, et je ne vois aucun mal à l’avouer publiquement. On m’accusera de vantardise et de vanité ; qu’on en pense ce qu’on voudra, du reste ; je ne veux, moi, que témoigner ma reconnaissance à mes correspondants. Je ne suis plus assez jeune pour ne pas comprendre que ma satisfaction exaspérera un certain nombre de sévères messieurs. Mais de ces messieurs-là, moi j’en ai par-dessus la tête.

Sur plus d’une centaine de lettres qui me sont parvenues depuis dix-huit mois que dure ma publication, deux seulement révélaient une réelle hostilité.

Il m’en est venu de personnes qui ne partageaient pas ma manière de voir et qui me présentaient leurs objections sous une forme sérieuse et polie ; je regrette de n’avoir pu répondre à toutes celles-là.

Mais les deux dont je viens de parler étaient écrites bien moins pour discuter que pour injurier. Leurs auteurs sont au nombre des messieurs que je vais énerver aujourd’hui.

Une d’elles me reproche d’avoir annoncé ma maladie dans un journal. Mon correspondant anonyme se fâche tout rouge : Comment ai-je osé, dit-il, entretenir le public d’un fait particulier de ce genre ? Il parodie même mon annonce de la façon la plus indécente et la plus grossière. Mais, laissant en dehors le but principal de la lettre, qui était de m’injurier, je me suis préoccupé d’une question secondaire qu’elle soulevait. Ai-je le droit, à présent que je suis malade et forcé d’aller me soigner, d’annoncer pourquoi mon numéro de mai ne paraitra pas à temps, mais verra le jour avec celui de juin. Jusqu’à maintenant, dans chaque Carnet, j’ai annoncé la date d’apparition du numéro suivant et s’il y avait un retard, je pensais que me borner à dire, sans autre explication : Le numéro de tel mois sera mis en vente en même temps que celui de tel autre mois, était un procédé un peu cavalier. Je donnais donc la raison du retard. Cette fois, la cause est la maladie. Est-ce un crime de le dire ? Et ai-je tant que cela insisté, dans mon annonce, sur mon état de santé ? Si l’observation venait d’un homme sérieusement formalisé de ce qu’il considérerait comme un manquement aux convenances littéraires, je la regarderais somme la preuve d’un zèle excessif, mais respectable. Mais les injures ont tout gâté l’intention du correspondant était purement et simplement de me blesser. Je m’étends peut-être un peu trop sur une vétille, mais il y avait déjà longtemps que je désirais dire quelques mots sur les lettres anonymes injurieuses et je suis heureux d’en trouver l’occasion.

J’ai souvent pensé qu’a une époque comme la nôtre, où si peu de gens se croient à la place qu’ils méritent, beaucoup de mécontents disaient : « Pourquoi s’occupe-t-on toujours des autres et jamais de moi ?… »

Je comprenais que ce mécontentement pouvait devenir assez vil chez celui qui en souffrait pour le pousser à mettre le feu n’importe ou, et j’étais tenté de l’excuser d’avance. Par bonheur la vocation d’incendiaire ne peut naître que dans une nature excessive, du genre de celles que j’ai appelées byroniennes. Il y a d’autres méthodes moins féroces pour soulager un amour-propre souffrant. On peut mentir, calomnier, inventer de vilaines histoires ou envoyer une lettre anonyme injurieuse. C’est pour cela que je ne suis pas surpris que notre siècle soit, en même temps que celui des grandes réformes, le siècle des lettres anonymes déplaisantes. Ces épîtres peu flatteuses sont partie intégrante de la littérature russe contemporaine et accompagnent toutes ses manifestations.

Lequel des auteurs ou des éditeurs n’en reçoit pas ? J’ai appris que les rédacteurs des plus récentes revues en reçoivent un tel nombre, dès l’apparition de leur recueil, qu’ils ne les lisent plus jusqu’au bout et se contentent de les parcourir. L’un d’eux a voulu me donner une idée de quelques-unes de ces missives ; mais, dès les premiers mots, le fou rire l’a pris et il n’a pu continuer. Ce qui prouve que plus ces écrits sont insultants et furibonds, plus ils sont inoffensifs et même amusants. Pour atteindre son but, qui est de fâcher, une lettre anonyme doit garder une certaine dignité de ton. Mais nos mécontents en sont encore à la période de l’enfance de l’art : leurs mauvais sentiments sont encore spontanés, irréfléchis ; ils ont besoin de mûrir.

Nos insulteurs ne sont pas de la force de l’inconnu mystérieux du drame de Lermontoff, de ce personnage vindicatif qui, ayant reçu un soufflet, se retira pendant trente ans dans un désert pour méditer sa vengeance. Non, ils sont d’étourdis et de bouillants Slaves qui se hâtent d’injurier, pour en avoir plus tôt fini. Ils seraient peut-être très disposés à se réconcilier avec l’insulté aussitôt après l’avoir abreuvé de sottises. Tout cela est jeune, frais, printanier, quoique très vilain, avouons le. On dit toutefois que la toute récente génération n’écrit pas de lettres anonymes. Du reste, toutes les lettres que je reçois de nos « jeunes » sont signées. Ils comprennent qu’une lettre de blâme ou de louange gagne beaucoup en importance si elle porte une signature.

L’insulteur anonyme n’a d’autre but que celui de se réjouir de sa propre grossièreté. Il sait qu’il fait une canaillerie, qu’il ôte toute portée à son factum ; mais il a besoin d’invectiver. Je crois que c’est malheureusement un état d’esprit assez général chez nous, actuellement. Qu’importe qu’en un an et demi je n’aie reçu que deux lettres de sottises ? Cela ne prouve que mon peu de notoriété et mon insignifiance, mais cela pourrait aussi vouloir dire que je n’ai, en grande majorité, comme lecteurs, que des gens honnêtes. Il est certain que d’autres travailleurs plus en vue reçoivent des lettres anonymes par centaines et non plus par paires. Somme toute je crois que les progrès de notre humanité russe ne l’ont pas rendue plus humaine au vrai sens du mot. Il est effrayant d’avoir à dire que tant de gens ont cette rage d’injurier, impunément, en quelque sorte, de l’autre côté d’une porte fermée ; la lettre anonyme apaise cette rage. Dame ! on ne peut pas battre une lettre, et une lettre ne saurait rougir.

Autrefois on n’avait nulle notion, de notre honneur. Nos boyards s’injuriaient et se battaient entre eux sans vergogne ; un soufflet n’était pas déshonorant. Mais ils avaient leur honneur à eux. S’il ne suivait pas la mode européenne, il n’en était pas moins saint et moins sérieux pour cela. Pour cet honneur, le boyard sacrifiait parfois toute sa fortune, tout son crédit à la Cour, voire même la bienveillance du Tzar, Mais avec le changement de costume et le port de l’épée européenne, apparut chez nous l’honneur à l’européenne, qui depuis deux siècles n’a pu encore s’acclimater complètement, dans notre pays, si bien que le vieil honneur est oublié, et que le nouveau n’a été adopté que plus ou moins machinalement.

Pendant ces deux siècles de notre période européenne, que nous nommerons « période de l’épée », c’est dans le peuple que la tradition de l’honneur s’est le mieux conservée. Objectez-moi que le peuple est sale, ignorant, barbare, moquez-vous sans indulgence de mon affirmation, raillez autant qu’il vous plaira ; mais, toute ma vie, j’ai eu la conviction que notre peuple est plus pur de cœur que nos classes élevées et qu’il n’a pas encore l’esprit assez confus pour chérir en même temps les idées les plus belles, les plus élevées et leurs antithèses les plus viles, comme le font nos intellectuels. Ces derniers appellent « richesse de développement » et « bienfaits de la civilisation européenne » ce qu’il conviendrait de qualifier de désarroi mental. Ils meurent d’ennui et de dégoût auprès de ces « bienfaisantes richesses », mais trouvent encore la force de plaisanter le peuple, encore indemne de culture européenne, au sujet de sa naïveté et des exigences de sa bonne foi. Mais j’aborderais là un sujet bien vaste. Je me contenterai de dire que le plus grossier homme de notre peuple aurait honte de telles ou telles pensées de certains hommes de culture supérieure. Je suis bien sûr que l’homme du peuple ne comprendrait pas et ne comprendra pas de sitôt qu’il soit loisible de faire des vilenies quand personne ne vous regarde « derrière la porte fermée », parce qu’il n’y a pas de témoins. Notre classe intellectuelle n’a pas de ces scrupules de conscience. Dans l’opinion du peuple, ce qui est vilain en compagnie est vilain derrière la porte. Et nous continuons à nous plaindre de la grossièreté du peuple. Au temps de ma jeunesse, le plus grand nombre des officiers étaient convaincus que le soldat d’extraction populaire, ne se complaisait qu’à dire des ordures. Partant de cette conviction, beaucoup de commandants, à l’exercice ou aux manœuvres, adressaient à leurs hommes des invectives si révoltantes que les soldats en rougissaient positivement, tâchaient d’oublier ces obscénités ou s’en indignaient plus tard s’ils y repensaient. J’ai été moi même témoin de ces choses. Quant aux commandants, ils étaient ravis de s’être si bien mis à la portée du soldat russe !

Gogol lui-même, dans sa « correspondance avec ses amis » conseille à un camarade de se servir des plus gros mots quand il aura à réprimander un paysan serf, même devant témoins. Le peuple russe fait, évidemment, usage de locutions très grossières, mais bien moins souvent qu’on ne croirait. Il emploiera les mots malpropres en quelque sorte machinalement, mais n’y mettra pas l’intention qu’on se figure. Seuls des ivrognes, des vagabonds, des fainéants déclassés, que le peuple méprise, raffineront sur l’obscénité. Le peuple, tout en se montrant parfois mal embouché, n’ignore pas que c’est une laide habitude que celle de parler salement et condamne cette habitude. C’est quand il y eut désaccord entre nos intellectuels et les classes populaires que notre aristocratie se persuada que le peuple se délecte de paroles répugnantes. Nos intellectuels ignorent complètement le peuple.

Les espérances que je fonde sur le peuple, je crois tout aussi bien pouvoir les fonder sur la génération nouvelle. Le peuple et la jeunesse intellectuelle ont de bien plus grandes chances de s’entendre aujourd’hui qu’au temps où notre génération était jeune. Notre jeunesse est sérieuse, et il serait à souhaiter qu’elle fût mieux guidée.

Puisque nous parlons de la jeunesse, je dirai qu’un très jeune homme qui ne partageait pas toutes mes façons de voir m’a récemment adressé une lettre très vive, quoique nullement impolie, l’a signée en toutes lettres et a accompagné son nom de son adresse. Je l’ai prié de passer chez moi ; il est venu et m’a agréablement frappé par son sérieux et l’ardent intérêt qu’il portait à la question qui nous divisait. Sur quelques points il finit par me donner raison et se retira tort pensif.

J’ajouterai que la jeune génération actuelle discute plus courtoisement que nous ne faisions. Ces jeunes gens écoutent et laissent parler, parce que l’éclaircissement du point en litige a pour eux plus d’importance que la satisfaction de leur amour-propre. Mon visiteur, avant de partir, me témoigna ses regrets de m’avoir écrit une lettre aussi vive, et cela d’une façon parfaitement digne. Le seul malheur est que notre jeunesse manque de guides ! Comme elle a besoin de directeurs, elle s’est souvent ruée à la suite de personnages assez indignes de sa confiance ; quelques-uns de ces derniers, toutefois, étaient sincères. Quel devra être, quels devront être le ou les guides futurs ? En viendra-t-il même ? Telle est la question.