Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, X

X

COMME QUOI LE PEUPLE SANS INSTRUCTION NE SE TROMPE
PAS SUR LE FOND DE LA QUESTION D’ORIENT


Dès que le peuple russe fut baptisé, des pèlerins russes commencèrent à visiter les Lieux saints, le sépulcre de N.-S. Jésus-Christ, le Mont-Athos, etc. Déjà, pendant les croisades, le supérieur d’un couvent russe visita Jérusalem et fut bien reçu par le roi Beaudoin. Les pèlerinages en Orient n’ont jamais cessé jusqu’à nos jours. Beaucoup de moines russes aussi ont habité le Mont-Athos. Si bien que le peuple russe, illettré et ignorant de toute géographie, sait parfaitement que les Lieux saints sont depuis longtemps aux mains des Turcs mahométans, et qu’un Chrétien a une vie pénible en Orient. Aussi le peuple russe est-il toujours plein d’admiration pour les hauts faits des pèlerins, dans cette région, et sent-il son cœur attiré vers Jérusalem. C’est un trait historique connu. De pauvres vieillards, d’anciens soldats, de vieilles femmes qui ne savent pas un mot de géographie ont été de village en village, le sac au dos, mendiant, vers les Lieux saints, qu’ils n’atteignaient parfois qu’après des calamités sans nombre. Quand ils rentraient au pays natal, leur récits étaient écoutés pieusement. En général, le peuple aime extrêmement ce qui a trait «  au divin  ». Qui a lu La Vie des Saints ? Si le peuple ne l’a pas lu, et pour cause, il le connaît, il est imprégné de son esprit. Et comment cela ? Parce que de nombreux pèlerins récitent, souvent d’une façon superbe, des passages entiers de ce livre, sans changer un mot du texte, et qu’on les écoute avidement. Moi-même, tout enfant, avant d’avoir appris à lire, j’ai assisté à ces récitations. Plus tard, au bagne, en Sibérie, j’ai entendu des bandits qui, eux aussi, récitaient ce livre, et vu d’autres bandits qui les écoutaient avec recueillement. Tout cela avait été appris, non dans un volume, mais oralement. Le peuple y trouve comme quelque chose qui se fait repentir. Il est arrivé que des êtres affreusement corrompus, des exploiteurs, des oppresseurs aient été pris, en entendant ces récits, du désir de partir pour un pèlerinage, et de rechercher par le travail et la peine vaillamment supportée ; parfois, ils se rappelaient un vœu, — oublié depuis longtemps — de s’en aller vers les Lieux saints, sinon jusqu’à Jérusalem, du moins jusqu’aux Lieux saints russes, à Kiew, au couvent Solovetzsky. Nékrassov, en créant son type de Vlass, n’a pu se l’imaginer autrement que portant des chaînes dans un pèlerinage expiatoire. Ce trait n’existe chez aucun autre peuple européen. Tout cela durera-t-il ? L’instruction semble changer beaucoup notre moujik, mais en attendant, c’est ce trait seul qui peut expliquer cette énigme du caractère conscient, du mouvement populaire de l’année dernière. Un, sur mille de nos moujiks, comme dit Lévine, savait peut-être qu’il existait des Serbes, des Bulgares, des Monténégrins, qui étaient nos corréligionnaires ; mais tout notre peuple avait entendu dire qu’il y avait des chrétiens orthodoxes sous le joug mahométan. Lors de la guerre avec la Turquie, guerre vieille de vingt ans, qui se termina par Sébastopol, on lui avait parlé des chrétiens martyrisés en Orient et, avant que notre peuple ne prît feu pour la cause des Slaves orientaux, il n’ignorait pas que ces Slaves avaient été torturés par les Turcs. J’ai entendu, moi-même, des gens du peuple se demander : « Est-il vrai que le Turc se lève de nouveau contre les chrétiens ? »

La libération des serfs est déjà relativement assez ancienne, et les nouveaux hommes libres ont vu augmenter parmi eux l’ivrognerie, la dissipation et la puissance des usuriers. N’y a-t-il pas, chez eux, comme un repentir, un besoin de s’améliorer, de retourner vers les choses saintes ? Et, subitement, retentit l’appel des chrétiens persécutés pour leur attachement à notre Église, à la croyance chrétienne. Ils savaient, nos moujiks, que ces Chrétiens seraient épargnés et même récompensés s’ils devenaient des renégats… Des offrandes vinrent de toutes parts pour ces martyrs, puis le bruit courut qu’un général russe était parti au secours des Chrétiens. Des volontaires se présentaient en masse pour aller le rejoindre. Tout cela créa un mouvement dans le peuple, auquel il semblait, comme je l’ai dit plus haut, avoir entendu un appel au repentir. Celui qui ne pouvait partir apporta son obole, mais toute la Russie accompagna de ses vœux les volontaires qui se mettaient en route. Le vieux prince ne put suivre tout cela de Karlsbad, et il revint en Russie plus plein d’humour que jamais. Mais que pouvait comprendre de la Russie et du Russe ce petit vieillard de Club. Lévine, homme réellement intelligent, était beaucoup mieux en état de comprendre, mais ce qui le déroutait c’était que toute cette agitation vint de gens fermés à toute notion géographique, et il était comme blessé qu’on eût déclaré la guerre sans le consulter ! Cela n’empêchera pas ce mouvement d’être né d’une pitié fraternelle et du dévouement à la cause du Christ. Remarquez qu’en parlant de ce fait historique, je ne songe pas à louer le peuple russe ; je ne loue ni ne blâme ; je constate tout simplement. Je crois que de là viendront de grandes choses, et voilà tout. J’ajoute que, dans la vie des peuples, tous les évènements d’importance prennent, en quelques sortes, la physionomie de la nation, qui les subit ou les provoque. Le peuple ne sait pas la géographie, soit ; mais il sait ce qu’il doit savoir. Il est vrai que l’on pourrait lui dire que tous ses pèlerinages ne sont que la manifestation d’une idée un peu étroite de ses devoirs ; qu’il n’a pas besoin d’aller si loin pour rencontrer le bien ; qu’il serait préférable de voir les paysans renoncer à l’ivrognerie, songer plus à l’épargne en vue de leur bien-être, s’abstenir de battre leurs femmes, organiser des écoles, faire des routes, etc., en un mot travailler à ce que la Russie, leur patrie, commençât à ressembler un peu plus aux « autres pays européens civilisés ». On pourrait aussi faire observer au pèlerin que ses pérégrinations sont entreprises dans un but égoïste, celui du salut de son âme, et ne sont utile ni à la foi, ni aux siens, ni à personnes ; qu’elles sont même préjudiciables à sa famille, parce qu’il abandonne pour longtemps la surveillance de son bien ; qu’il serait sans doute, plus agréable à Dieu en travaillant sa terre et en soignant son bétail. On aurait encore bien des choses à dire là-dessus, mais que faire contre une tendance historique ; la recherche du bien prend presque toujours cette forme chez notre peuple, la forme du repentir. Lévine aurait pu tenir compte aux volontaires de cet instinct traditionnel ; en partant, ils croyaient accomplir une bonne œuvre et se montraient, en tous cas, de bons représentants de la race. Ce n’étaient, je le répète, ni des êtres perdus de vices, ni des fainéants, mais peut-être les meilleurs d’entre les gens du peuple. Chacun d’eux savait qu’il n’allait pas contre le gré du Tzar ; tout le monde attendait la manifestation de la volonté tzarienne avec espoir, et nous autres, qui restions dans notre coin, nous étions heureux de voir le grand peuple russe justifier notre bonne opinion de lui. Que vient-on nous parler de « bande à Pougatscheff  » et de Commune après cela ! Il n’y avait qu’un hypocondriaque comme Lévine pour le faire.