Journal d’un écrivain/1877/Février, IV


IV


LA SOLUTION RUSSE DE LA QUESTION


Si vous avez senti qu’il est injuste que vous passiez votre temps à chasser, manger, boire et paresser et, si vous plaignez si fort les pauvres qui sont des multitudes, restituez, distribuez votre fortune et allez travailler pour tous. Allez comme Vlass, qui a puisé sa force dans son ardeur à travailler pour l’œuvre de Dieu. Songez à faire l’éducation de l’âme des pauvres. Quand même tous auraient, comme vous, distribué leurs biens à la masse, toutes les richesses de tous les riches du monde ne seraient qu’une goutte d’eau dans l’Océan. C’est pourquoi il faut s’occuper à faire croître l’amour que les humains doivent éprouver les uns pour les autres. Alors la richesse vraie grandira, non point celle qui réside dans l’or et les parures précieuses, mais bien celle qui provient de l’union complète des hommes et de la certitude où tous sont d’être secourus en cas de malheur, eux et leurs familles. Ne venez pas dire que vous serez trop peu nombreux à restituer. Il se trouvera toujours un nombre assez considérable d’individus disposés à agir comme vous, et l’œuvre progressera. Au fond même, ce n’est pas la distribution des richesses qui importe, il ne faut faire que ce que le cœur ordonne ; s’il vous commande de restituer à la masse, restituez ; s’il vous enjoint d’aller travailler pour tous, courez-y. Mais ne soyez pas comme certains rêveurs, qui veulent tout de suite empoigner l’outil ou la brouette en disant : Je ne veux plus être un seigneur ; je veux travailler comme un moujik. Si vous sentez que vous êtes capable de rendre des services comme savant, allez aux universités ; il importe simplement de faire ce que vous reconnaîtrez pouvoir faire utilement pour la collectivité, de travailler activement pour la cause de l’amour universel. Tous vos essais pour vous « transformer en simples travailleurs » ne seront que de la mascarade. Vous êtes trop complexes pour devenir des moujiks, tâchez plutôt d’élever les moujiks jusqu’à votre complexité. Ce sera mieux que toutes les comédies de simplification. Ne vous découragez pas ; ne dites pas : un seul au camp n’est pas soldat. Un seul homme qui veut sincèrement la vérité est déjà terriblement fort. N’imitez pas certains phraseurs qui crient toujours qu’on leur lie les mains, afin d’avoir un prétexte pour ne rien faire. Un véritable homme d’action verra tout de suite devant lui tant d’œuvres à entreprendre qu’il trouvera toujours à faire et réussira. Vous serez récompensé par l’amour de tous. Maintenant que personne ne vienne vous dire : vous devez œuvrer même sans l’espoir d’être aimé, rien que pour votre propre défense, car, si vous ne vouliez pas travailler, on vous y contraindrait par la force. Ce ne sont pas de telles convictions que l’on doit faire germer en Russie. Que tous s’écrient, au contraire : « Mon frère, je veux travailler pour toi et pour tous, selon mes faibles capacités, je ne le ferai pas pour me trouver quitte envers toi et envers les autres, mais parce que je suis heureux de contribuer à ton bien-être et au bien-être général, parce que je t’aime et que je vous aime tous ! »

Si tous les hommes parlent ainsi, ils deviendront réellement, frères non plus seulement par intérêt, mais par amour vrai.

Ou me dira que tout cela est de la fantaisie, que cette « solution russe » du problème est le « Règne du Ciel », et ne pourra se réaliser que dans le Ciel, si on travaille là-haut. Les Stivas se mettraient dans une belle colère si le Règne du Ciel arrivait ! Mais très sérieusement, il y a bien moins de fantaisie dans cette solution que dans la solution européenne. En Russie, avec les « Vlass » et d’autres, nous avons pu déjà entrevoir l’ « homme futur » de chez nous ; ou l’a-t-on seulement soupçonné en Europe ? J’ai une foi infinie en nos « hommes futurs » ; jusqu’à présent, ils sont terriblement disséminés, mais ils cherchent tous la vérité, et s’ils parvenaient à la voir clairement ils seraient prêts à lui sacrifier leur vie. Vous verrez que, dès que l’un d’eux sera entré dans le vrai chemin, tous le suivront et défricheront avec lui nos terres vierges. Qu’un seul donne l’exemple, et tous iront de l’avant.

Qu’y a-t-il là de si utopique ? — Vous nous direz que nous sommes actuellement très pervertis, que nous sommes veules et nous raillons de nous-même. Mais il ne s’agit pas de nous, tels que nous sommes aujourd’hui, mais bien du peuple de demain. Le peuple est plus pur de cœur que l’on ne croit, il n’a besoin que d’instruction. Mais même parmi nous, les cultivés, il y a des hommes au cœur pur, qui veulent fonder sans violence une société nouvelle et meilleure et qui tentent d’agir. Voilà l’indice précieux ! Un conseil seulement à ceux-là : Soyez maître de vous-même, sachez vous vaincre vous-même avant de faire le premier pas dans le chemin nouveau. Prêchez d’exemple avant de vouloir convertir les autres. C’est alors que vous pourrez aller de l’avant.