Journal d’un écrivain/1876/Novembre/Première partie/VI

VI


UN SOUVENIR TERRIBLE


Je m’éveillai vers huit heures le lendemain matin. La chambre était très claire ; je vis ma femme debout, près de la table, tenant à la main le revolver. Elle ne s’aperçut pas que j’étais éveillé et que je regardais. — Tout à coup elle s’approcha de moi, tenant toujours le revolver. Je fermai vite les yeux et feignis de dormir profondément.

Elle vint jusqu’au lit et s’arrêta devant moi. Elle ne faisait aucun bruit, mais « j’entendais le silence ». J’ouvris encore les yeux, malgré moi, mais à peine. Ses yeux rencontrèrent mes yeux, que je refermai vite, résolu à ne plus bouger, quoi qu’il dût m’advenir. Le canon du revolver était appuyé sur ma tempe. Il arrive qu’un homme endormi ouvre les paupières quelques secondes sans s’éveiller pour cela. Mais qu’un homme éveillé referme les yeux après ce que j’avais vu, c’est incroyable, n’est-ce pas ?

Elle put cependant, peut-être, s’apercevoir de quelque chose… Oh ! le tourbillon de pensées qui fit rage dans ma malheureuse tête ! Si elle a compris, me disais-je, ma grandeur d’âme l’écrase déjà. Que pense-t-elle de mon courage ? Accepter ainsi de recevoir la mort de sa main sans une tentative de résistance, évidemment sans effroi ! C’est sa main qui va trembler ! La conscience que j’ai vu tout peut arrêter son doigt déjà posé sur la gâchette… Le silence continua ; je sentis le froid canon du revolver s’appuyer plus fortement sur ma tempe près de mes cheveux.

Vous me demanderez si j’ai eu l’espoir d’une chance de salut ; je vous répondrai comme devant Dieu que je voyais tout au plus une chance d’échapper à la mort contre cent chances de recevoir le coup fatal. Alors je me résignais à mourir ? me demanderez-vous encore. Eh, vous répondrai-je, que valait la vie du moment que c’était l’être adoré qui voulait me tuer ? Si elle a deviné que je ne dormais pas, elle a compris l’étrange duel qu’il y avait alors entre nous deux, entre elle et le « poltron », chassé par ses camarades de régiment.

Peut-être n’y avait-il rien de tout cela, peut-être même n’ai-je pas pensé tout cela sur l’instant, mais alors comment se ferait-il que je n’aie guère pensé à autre chose depuis ?

Vous me poserez encore une question : Pourquoi ne la sauvais-je pas de son crime ? Plus tard, je me suis interrogé bien des fois à ce sujet, quand, la remembrance me glaçant encore, je songeais à ce moment.

Mais comment pouvais-je la sauver, moi qui allais périr ? Le voulais-je, seulement ? Qui dira ce que j’ai senti alors ?

Pourtant les moments passaient ; le silence était mortel. Elle était toujours debout auprès de moi et… brusquement un espoir me fit tressaillir !… J’ouvris les yeux… Elle n’était plus dans la chambre ! Je sautai droit sur mes pieds. J’étais vainqueur ! Elle était vaincue à jamais !

J’allai prendre le thé. Je m’assis en silence à la table. Tout à coup, je la regardai. Elle aussi, plus pâle encore qu’hier, me regardait. Elle eut un sourire indéfinissable. Je lus un doute dans ses yeux : « Sait-il oui ou non ? A-t-il vu ? » J’ai détourné mes regards avec une affection d’indifférence.

Après le thé, je fermai ma caisse. Je m’en fus au bazar acheter un lit de fer et un paravent. Je fis poser ce lit dans le salon et l’entourai du paravent. C’était pour elle, ce lit. Mais je ne lui en dis rien. Elle, en le voyant, comprit que j’avais tout vu. Plus de doute !

La nuit suivante, je laissai mon revolver sur la table comme à l’ordinaire. Elle se coucha en silence dans son nouveau lit. Le mariage était rompu. Elle était « vaincue et non pardonnée ».

Cette même nuit elle eut le délire. Elle garda le lit six semaines.