Journal d’un écrivain/1876/Novembre/Première partie/III

III


LE PLUS NOBLE DES HOMMES… MAIS JE NE LE CROIS PAS MOI-MÊME…


Je n’ai pas fermé l’œil. Et comment dormir quand on a quelque chose qui vous bat dans la tête comme un marteau. L’envie me prend de faire un tas de toute cette boue que je remue. Ô cette boue ! Mais il n’y a pas à dire, c’est aussi de la boue que je l’ai tirée, la malheureuse ? Elle aurait dû le comprendre et m’en avoir quelque reconnaissance !… Il est vrai qu’il y avait autre chose pour moi, là-dedans, que l’attrait de faire une bonne action. J’avais un certain plaisir à penser que j’avais quarante et un ans et qu’elle n’en avait que seize. Cela me causait une impression très voluptueuse.

Je voulus que notre mariage se fit « à l’anglaise ». C’est-à-dire qu’après une très courte cérémonie où n’auraient figuré que nous deux et deux témoins, dont l’un eût été Loukeria, la bonne, nous serions montés aussitôt en wagon, — et en route pour Moscou ! (Justement j’avais là-bas une affaire en train, et nous aurions passé deux semaines à l’hôtel.) Mais elle s’y refusa et je dus faire ma visite à ses tantes. Je consentis à ce qu’elle désirait et ne lui dis rien pour ne pas l’attrister dès le début. Je fis même à ses fâcheuses tantes un cadeau de cent roubles à chacune et leur promis que ma munificence ne s’arrêterait pas là. Du coup l’une et l’autre devinrent souples, mais souples !…

Nous eûmes une petite discussion au sujet du trousseau. Elle n’avait presque rien et ne voulait rien. Je la forçai d’accepter une corbeille de noces ; sans moi qui lui aurait offert quelque chose ? Mais je ne veux pas m’occuper de moi. Je crache sur moi ! Pour abréger, je lui inculquai quelques-unes de mes idées, je me montrai empressé auprès d’elle, peut-être trop empressé. Enfin, elle m’aimait beaucoup. Elle me racontait son enfance, me dépeignait la maison de son père et de sa mère… Mais bientôt je jetai quelques gouttes d’eau froide sur cet enthousiasme, j’avais mon idée. Ses épanchements me trouvaient silencieux, bienveillant, mais froid. Elle a vu bien vite que nous différions, que j’étais une énigme pour elle. Cela me plaisait beaucoup de lui paraître une énigme. Et peut-être n’est-ce que pour cela que j’ai fait toute cette bêtise !

J’avais un système avec elle. Non, écoutez ! On ne condamne pas un homme sans l’entendre ! Écoutez. Mais comment vais-je vous expliquer cela ? C’est très difficile… Enfin… tenez, par exemple, elle détestait et méprisait l’argent comme la plupart des créatures jeunes. Je ne lui parlais qu’argent. Elle ouvrait de grands yeux, écoutait tristement et ne disait plus rien. La jeunesse est généreuse, mais elle n’est pas tolérante. Si l’on va contre ses sympathies on s’attire son mépris… Ma caisse de prêts ! eh bien, j’en ai beaucoup souffert, je me suis vu repoussé, mis au rancart à cause d’elle et ne voilà-t-il pas que ma femme, cette gamine de seize ans, a appris (de quels chenapans ?) des détails très désagréables pour moi au sujet de cette maudite caisse de prêts ! Et puis il y avait toute une histoire sur laquelle je me taisais, comme un homme fier que je suis. Je préférais qu’elle la sût de quelqu’un d’autre que de moi. Je n’en ai rien dit jusqu’à hier. Je voulais qu’elle devinât au besoin elle-même quel homme j’étais, qu’elle me plaignît ensuite et m’estimât. Toutefois dès le début, je voulus, en quelque sorte, l’y préparer. Je lui expliquai que c’est très beau la générosité de la jeunesse, mais que cela ne vaut pas un sou. Pourquoi ? Parce que la jeunesse l’a en elle, alors qu’elle n’a pas encore vécu, pas encore souffert. Elle est à bon marché, cette générosité-là ! — Ah ! prenez une action vraiment magnanime qui n’ait rapporté à son auteur que des peines et des calomnies sans un grain de considération ! Voilà ce que j’estime, moi ! Car il y a des cas où un brillant sujet, un homme de haute valeur est présenté au monde entier comme un lâche, alors qu’il est plus honnête qu’être qui soit au monde ! Tentez un exploit pareil. Ah ! parbleu ! Vous vous dérobez ! Eh bien ! moi je n’ai fait, toute ma vie, que porter le poids d’une action mal interprétée… D’abord elle discuta, — comme elle discuta ! Puis elle se tut, mais elle ouvrait des yeux, — des yeux immenses ! Et… subitement je lui ai vu un sourire méfiant, presque mauvais… C’est avec ce sourire-là que je l’introduisis chez moi… Il est vrai qu’elle n’avait plus où aller !…