Journal d’un écrivain/1876/Novembre/Deuxième partie/III

III

JE NE COMPRENDS QUE TROP

Et il n’y a que cinq jours de tout cela ! Le lendemain elle m’écouta en souriant, bien qu’elle fût encore effrayée ; et pendant cinq jours elle fut tout le temps effrayée et comme honteuse. À certains moments elle montra même une très grande peur. Nous étions devenus si étrangers l’un à l’autre ! Mais je ne m’arrêtai pas à ses craintes. Le nouvel espoir brillait ! Je dois dire que quand elle s’éveilla (c’était le mercredi matin), je commis une grande faute : je lui fis une confession brutalement sincère. Je ne lui tus pas ce que je m’étais jusque-là caché à moi-même. Je lui dis que tout l’hiver j’avais encore cru à son amour ; que la caisse de prêts c’était une sorte d’expiation que je m’imposais. À la buvette du théâtre, en effet, j’avais eu peur, mais peur de ma propre nature ; et puis le lieu où je me trouvais me semblait un endroit mal choisi pour une provocation, un endroit bête, et j’avais craint non le duel, mais l’apparence bête d’un duel né là, dans une buvette. J’avais ensuite souffert mille tourments de cette histoire et ne l’avais peut-être épousée que pour la tourmenter, pour me venger de mes propres tourments sur quelqu’un. Je parlais comme dans la fièvre. Elle me prenait les mains et me conjurait de cesser :

— Vous exagérez, me disait-elle, vous vous faites du mal !

Elle pleurait et me suppliait de tâcher d’oublier. Mais je ne m’arrêtais pas. J’en revenais à mon idée de Boulogne. Là notre destinée s’éclairerait d’un nouveau rayon de soleil ! J’en radotais.

Je cédai ma caisse de prêts à Dobronravov. Je proposai à ma femme de distribuer aux pauvres tout ce que j’avais gagné ; de ne garder que les trois mille roubles de ma marraine, avec lesquels nous partirions pour Boulogne. Après cela nous reviendrions en Russie et entreprendrions de vivre de notre travail. Je m’arrêtai à ce dernier parti, parce qu’elle ne disait rien contre. Elle se taisait et souriait. Je crois maintenant qu’elle ne sourit que par délicatesse, pour ne pas m’affliger. Je sentis que je l’excédais et ne sus pas me taire. Je lui parlais d’elle et de moi sans répit. J’allai même jusqu’à lui raconter je ne sais quoi de Loukeria ; mais j’en revenais toujours à ce qui me tourmentait.

Pendant ces cinq jours, elle-même s’anima une ou deux fois ; elle me parla de livres, se mit à rire en pensant à la scène de Gil Blas avec l’archevêque de Grenade, qu’elle avait lue. Quel rire enfantin elle avait ! Son rire du temps où elle était encore fiancée ! Mais, hélas ! devant mon extase, elle crut que je lui demandais de l’amour, moi, le mari, quand elle n’avait pas caché qu’elle espérait « être laissée à l’écart ». Oui, comme j’eus tort de la regarder avec extase ! Pas une fois pourtant je ne me posai en mari qui réclamait ses droits. J’étais simplement comme en prières devant elle. Mais je lui dis sottement que sa conversation me transportait, que je la considérais comme bien plus instruite et intelligente que moi. Je fus assez fou pour exalter devant elle mes sentiments de joie et d’orgueil, au moment où, caché derrière la porte, j’avais écouté sa conversation avec Efimovitch, où j’avais assisté à ce duel de l’innocence contre le vice. Combien j’avais admiré son esprit, goûté ses moqueries, ses fins sarcasmes ! Elle me répliqua que j’exagérais encore, mais tout à coup elle se couvrit la figure de ses mains et se mit à sangloter. Je tombai de nouveau à ses pieds, et tout finit par une attaque de nerfs qui la terrassa… C’était hier soir, hier soir… et le matin !… Fou que je suis, le matin c’était ce matin, aujourd’hui, tout à l’heure ! Quand, un peu remise, elle se leva, ce matin, nous prîmes le thé l’un à côté de l’autre ; elle était admirablement calme, mais brusquement elle se leva, s’approcha de moi, joignit les mains et s’écria qu’elle était une criminelle, qu’elle le savait, que son crime l’avait tourmentée tout l’hiver, qu’il la tourmentait encore, qu’elle était accablée par ma générosité.

— Oh ! je serai toujours une femme fidèle à présent ! Je vous aimerai et vous estimerai !

Je lui sautai au cou, je l’embrassai, je baisai ses lèvres en mari qui retrouve sa femme après une longue séparation…

Pourquoi fût-ce alors que je la quittai pour deux heures, le temps d’aller prendre nos passeports pour l’étranger ? Ô Dieu ! si j’étais rentré seulement cinq minutes plus tôt !… Oh ! cette foule auprès de notre porte !… Ces gens qui me dévisageaient ! Ô Dieu !

Loukeria dit (maintenant je ne me séparerais de Loukeria pour rien au monde ! Elle a tout vu, cet hiver, Loukeria !), elle dit donc que, pendant mon absence, peut-être vingt minutes avant mon retour, elle est entrée dans la chambre de ma femme pour lui demander quelque chose, je ne sais plus quoi, et que ma femme avait enlevé de l’armoire la sainte image, l’icône dont j’ai déjà parlé. L’icône était devant elle, sur la table… Ma femme avait dû prier… Loukeria lui a demandé :

— Qu’avez-vous donc, Madame ?

— Rien, Loukeria, allez !… Attendez, Loukeria.

Et elle l’a embrassée.

— Êtes-vous heureuse, Madame ?

— Oui, Loukeria.

— Il y a longtemps que Monsieur aurait dû vous demander pardon. Tant mieux que vous soyez réconciliés ! Dieu soit loué !

— C’est bien, Loukeria, c’est bien ! Allez-vous-en !

Elle a souri, ma femme, mais souri étrangement, si étrangement que Loukeria n’est restée que dix minutes hors de la chambre, est revenue inopinément pour voir ce qu’elle faisait.

— « Elle était debout, tout près de la fenêtre, et tellement pensive qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle s’est retournée sans me voir ; elle souriait encore. Je suis sortie. Mais à peine l’avais-je perdue de vue que j’ai entendu ouvrir la fenêtre. Je suis rentrée pour lui dire qu’il faisait frais, qu’elle pourrait prendre froid. Mais elle était montée sur l’appui de la fenêtre ; elle était debout, toute droite, tenant à la main l’image sainte. Épouvantée, je l’ai appelée : « Madame ! Madame ! » Elle a fait un mouvement comme pour se retourner vers moi ; mais, au lieu de cela, elle a enjambé la barre d’appui, a pressé l’image contre sa poitrine et s’est jetée dans le vide ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je suis entré, moi, elle était encore tiède. Il y avait là du monde qui me regardait. Tout à coup on m’a fait place. Je me suis approché d’elle. Elle était couchée tout de son long, son image sainte était sur elle. Je l’ai regardée longtemps. Tout le monde m’a entouré, m’a parlé. On me dit que j’ai parlé avec Loukeria. Mais je ne me souviens que d’un petit bourgeois qui me répétait sans cesse :

— Il lui est sorti du sang de la bouche, gros comme le poing !

Il me montrait du sang dans la chambre et recommençait à dire :

— Gros comme le poing ! gros comme le poing !

Je touchai du doigt le sang, je regardai ce doigt et l’autre insistait :

— Gros comme le poing ! gros comme le poing !