Journal d’un écrivain/1876/Mars, III

III


forces mortes et forces futures


On nous dira : En ce moment il n’y a aucune cause d’inquiétude : tout est clair, tout est au beau fixe. En France, le « Mac-Mahonnat », en Orient la grande entente des puissances, partout des budgets de guerre formidables : n’est-ce pas là la paix ?

Et le pape ? Il va mourir aujourd’hui ou demain, et alors que va-t-il se passer ? Le catholicisme romain consentira-t-il à mourir avec lui pour lui tenir compagnie ? Jamais il n’a autant désiré vivre qu’à présent ! D’ailleurs nos prophètes s’inquiètent bien du pape ! La question papale ne se pose même pas chez nous. Elle n’existe pas.

Et pourtant le pape est une personnalité immense, qui ne renoncera ni à son pouvoir, ni à ses rêves en l’honneur de la paix du monde ! En faveur de qui y renoncerait-il ? Pour le bonheur de l’humanité ? Mais il y a longtemps qu’il se croit au-dessus de l’humanité ! Jusqu’à présent il était l’allié des puissants de la terre et espéra en eux jusqu’aux limites du possible. Mais ces limites sont atteintes, et l’on dit que le catholicisme romain, délaissant les potentats terrestres qui l’ont trahi, va se tourner d’un autre côté. Pourtant le catholicisme romain a traversé des crises plus graves. En proclamant que le christianisme ne peut se maintenir dans ce monde sans le pouvoir temporel du pape, il a proclamé un Christ nouveau bien différent de l’ancien, un Christ qui se laisse séduire par la troisième tentation du démon : les royaumes de la terre ! Oh ! j’ai entendu bien des objections contre cette manière de voir. On m’a dit que la foi et l’image du Christ vivaient encore dans le cœur de maint catholique sans altération aucune. Sans doute il en est ainsi, mais chez bien d’autres la foi primitive s’est modifiée. Rome a bien récemment promulgué un nouveau dogme, issu de la troisième tentation, au moment même où l’Italie unifiée frappait déjà à la porte de Rome ! On me fera encore remarquer que le catholicisme a, depuis des siècles, été batailleur et a toujours défendu le pouvoir temporel. Soit, mais auparavant, c’était en secret ; le pape conservait son territoire minuscule, mais il y avait là surtout une allégorie. Aujourd’hui, cependant, qu’on le menace dans sa possession, le pape se lève tout à coup et dit la vérité au monde entier : « Quoi ! vous avez cru que je me contenterais du titre de souverain des États de l’Église ! Je veux être souverain temporel et effectif ; je suis en effet le Roi des rois ; c’est à moi qu’appartiennent la terre et le temps et les destinées des hommes. C’est ce que je déclare aujourd’hui par ce dogme de mon infaillibilité. » Ce n’est aucunement ridicule : c’est la résurrection de l’ancienne idée romaine de domination sur le monde. C’est la Rome de Julien l’Apostat qui parle, non plus vaincue, mais victorieuse du Christ.

L’armée de Rome, je le répète, a une vision trop nette des choses pour ne pas voir où se trouve la vraie force, celle sur laquelle il convient de s’appuyer. Après avoir perdu ses royaux alliés, le catholicisme va se rejeter sur Démos, sur le peuple. Il possède d’adroits négociateurs, habiles à scruter le cœur humain, de fins dialecticiens et confesseurs, — et le peuple a toujours été simple et bon. Or, en France surtout, on connaît mal l’esprit de l’Évangile, et les habiles psychologues romains apporteront aux Français un Christ nouveau qui consentira à tout, un Christ proclamé au dernier concile impie de Rome : « Oui, mes amis, diront ces psychologues, toutes les questions dont vous êtes préoccupés sont traitées dans ce livre que vos meneurs vous ont volé et si, jusqu’à présent, nous ne vous avons pas révélé cette vérité, c’est que vous étiez un peu trop comme de petits enfants. Il n’était pas temps de vous tout dévoiler ; mais voici l’heure venue de l’initiation : sachez que le pape possède les clefs de saint Pierre et que la foi en Dieu c’est la foi en le pape qui tient, en ce monde la place de Dieu. Il est infaillible, un pouvoir divin lui est accordé ; il est maître du temps et des destinées. Vous avez cru jusqu’à présent que la première vertu chrétienne était l’humilité, mais le pape à changer tout cela, ayant tout pouvoir. Oui, vous êtes tous frères ; le Christ lui-même l’a dit ; si vos frères ne veulent pas vous admettre chez eux comme frères, prenez des bâtons, entrez de force dans leurs maisons et contraignez-les à la fraternité. Le Christ a attendu longtemps que vos frères aînés, les débauchés, fissent pénitence, et maintenant il vous autorise à crier : Fraternité ou la mort ! Si votre frère ne veut pas partager avec vous ses biens, prenez-lui tout, parce que le Christ est las d’attendre son repentir et que le jour de la colère et de la vengeance est venu. Sachez encore que vous n’êtes pas coupables de vos péchés passés plus que de vos fautes future : toutes vos erreurs provenaient de votre pauvreté. Si vos chefs vous ont déjà tenu ce langage, ils l’ont fait prématurément. Le pape seul à le droit de parler ainsi. La preuve, c’est que vos chefs ne vous ont menés à rien de bon ; ils vous ont, du reste, trompés en mainte chose. Ils se fortifiaient en s’appuyant sur vous, mais comptaient vous vendre le plus cher possible à vos ennemis. Le pape, lui, ne vous trahira pas ; il n’y a personne au-dessus de lui. Croyez non pas en Dieu, mais en le pape : lui seul est maître de la terre, et tous ceux qui luttent contre lui doivent périr. Réjouissez-vous : le paradis terrestre sera vôtre de nouveau ; vous serez tous riches, justes par conséquent, puisque vous n’aurez plus rien à désirer et qu’ainsi toute cause de mal disparaîtra. »

Le Démos acceptera ces propositions agréables. Il acclamera le nouveau maître, qui consentira à tout, heureux d’être débarrassé de meneurs au pouvoir pratique desquels il ne croyait plus. On lui mettra ainsi le levier en main : il n’y aura plus qu’a soulever. Croyez-vous que le peuple n’appuiera pas sur le levier ? On lui rendra la croyance du même coup, et il est évident qu’il sentait un malaise, une angoisse à demeurer sans Dieu.

Qu’on me pardonne ma présomption, mais je suis sûr que tout cela s’accomplira nécessairement dans l’Europe occidentale. Le catholicisme se tournera du côté du peuple, abandonnant les grands de ce monde, parce que ceux-ci l’ont, eux-mêmes, abandonné. Bismarck ne se serait pas avisé de le persécuter s’il n’avait senti en lui un ennemi de demain, — et un ennemi terrible.

Le prince de Bismarck est trop avisé pour perdre son temps à attaquer un adversaire peu dangereux : le pape est plus fort que lui. Je le répète, le groupe catholique et papal est peut-être l’une des factions les plus formidables de celles qui menacent la paix du monde. Du reste, tout en Europe est comme sapé, tout est posé sur une poudrière qui n’attend qu’une étincelle…

« Et qu’est-ce que cela nous fait ? Tout cela se passe en Europe, et non pas chez nous ? Cela nous fait que l’Europe s’adressera à nous pour que nous la secourions quand sonnera la dernière heure de l’ « état de choses » d’aujourd’hui.

Elle exigera notre aide. Elle nous dira que nous faisons partie de l’Europe, que le même « état de choses » existe chez nous, que ce n’est pas en vain que nous l’avons imitée, elle, l’Europe, depuis deux cents ans, jaloux de nous égaler aux Européens, et qu’en la sauvant nous nous sauverons nous-mêmes.

Et ne sommes-nous pas bien mal préparés à trancher de pareilles questions ? Ne sommes-nous pas bien déshabitués d’apprécier sainement notre rôle vrai en Europe ? Non seulement nous ne comprenons plus de telles questions, mais nous ne les croyons plus possibles. Si vraiment l’Europe nous appelle à son secours, c’est alors, tout à coup, que nous verrons combien nous lui ressemblons peu malgré nos rêves deux fois séculaires et notre furieux désir de nous européaniser. Il se peut aussi que nous ne comprenions même pas ce que l’Europe exigera de nous, que nous ne sachions comment l’aider. Irons-nous alors écraser l’ennemi de l’Europe et de son « ordre de choses » en nous servant des procédés du prince de Bismarck, pacifiant par le fer et par le sang ? Ah ! c’est pour le coup, après un tel exploit, que nous pourrons nous féliciter d’être devenus de vrais Européens !

Mais tout cela, ce n’est que dans l’avenir, tout cela c’est de l’imagination, car à présent l’horizon est clair, — si clair !