Journal d’un écrivain/1876/Mars, I

MARS


_______


I


la centenaire


« J’ai été en retard toute la matinée, me racontait une dame, ces jours-ci. Je n’ai pu mettre le pied dehors que vers midi, et, — c’était comme un fait exprès, — j’avais des masses de choses à faire. Entre deux courses, à la porte d’une maison d’où je sortais, j’ai rencontré une vieille femme qui me parut horriblement âgée ; elle était toute courbée et se soutenait sur un bâton. Cependant je n’avais encore aucune idée de son âge véritable. Elle s’installa sur un banc, près de la porte ; je la vis bien, mais trop peu de temps. Dix minutes après, je sortis d’un bureau situé tout auprès et me dirigeai vers un magasin où j’avais affaire. Je retrouvai ma vieille femme assise à la porte de cette nouvelle maison. Elle me regarda : je lui souris. Je vais faire une autre commission vers la perspective Nevsky. Je revois ma bonne femme assise à la porte d’une troisième maison. Cette fois je m’arrête devant elle, me demandant : Pourquoi s’asseoit-elle ainsi à la porte de toutes les maisons ?

— Tu es fatiguée, ma bonne vieille ? lui dis-je.

— Je me fatigue vite, petite mère. Il fait chaud ; le soleil est fort. Je vais dîner chez mes petits-enfants.

— Alors tu vas dîner, grand’mère ?

— Oui, dîner, ma chère, dîner.

— Mais tu n’arriveras jamais, ainsi.

— Oui, j’arriverai ; je marche un peu, je me repose. Je me relève ; je marche encore un peu, et ainsi de suite.

La bonne femme m’intéresse. Je la regarde. C’est une petite vieille proprette, vêtue d’un costume suranné ; elle a l’air d’appartenir à la classe bourgeoise. Elle a un visage pâle, jaune, la peau desséchée et collée aux os ; ses lèvres sont décolorées ; on dirait une momie. Elle reste assise, souriante ; le soleil lui dore la figure.

— Tu dois être très vieille, grand’mère, lui dis-je en plaisantant.

— Cent quatre ans, ma chère, cent quatre ans, pas plus.

Elle plaisante à son tour.

— Et toi, où vas-tu ? me demande-t-elle. Et elle sourit encore. Elle est contente de causer avec quelqu’un.

— Vois-tu, grand’mère, j’ai été acheter des souliers pour ma fillette et je les porte chez moi.

— Oh ! ils sont petits, les souliers. C’est une bien petite fille. As-tu d’autres enfants ?

Et toujours elle me regarde en souriant. Ses yeux sont un peu éteints ; quelque chose y brille encore cependant comme un rayon faible, mais chaud.

— Grand’mère, prends cette monnaie ; tu t’achèteras un petit pain.

— Quelle idée de me donner ça ! Mais je te remercie ; je garderai ta piécette.

— Excuse-moi, grand’mère.

Elle prend la pièce de monnaie, mais par politesse, par bonté de cœur. Peut-être même est-elle contente que non seulement on lui parle, mais encore qu’on s’occupe d’elle affectueusement.

— Eh bien, adieu, dis-je, ma bonne vieille. Je souhaite que tu arrives bientôt chez les tiens.

— Mais oui, j’arriverai, ma chère, j’arriverai. Et toi, va-t-en voir ta petite-fille. Elle oubliait que j’ai une fille et non une petite-fille. Il lui semblait que tout le monde avait des petites-filles.

« Je m’en suis allée et, en me retournant, je l’ai vue qui se levait avec peine, s’appuyait sur son bâton et se trainait par la rue. Peut-être se sera-t-elle arrêtée au moins dix fois encore avant d’arriver chez ses petits-enfants où elle va « diner ». Une étrange petite vieille ! »

C’est, comme je le disais, un de ces matins derniers, que j’ai entendu ce récit ou plutôt cette impression d’une rencontre avec une centenaire. Il est rare de voir des centenaires aussi pleins de vie. Aussi ai-je repensé à cette vieille, et ce soir, très tard, après avoir fini de lire, je me suis amusé à me figurer la suite de l’histoire : je l’ai vue arrivant chez ses petits-enfants ou arrière-petits-enfants. Ce doit-être une famille de gens rangés, convenables ; autrement elle n’irait pas dîner chez eux. Peut-être louent-ils une petite boutique, — une boutique de coiffeur, par exemple. Évidemment ce ne sont pas des gens riches, mais enfin ils doivent avoir une petite vie organisée, ordonnée.

Voyons, elle sera arrivée chez eux vers deux heures. On ne l’attendait pas, mais on l’a reçue cordialement :

— Ah ! voici Maria Maximovna. Entre, entre, de grâce, servante de Dieu !

La vieille est entrée en souriant toujours. Sa petite-fille est la femme de ce coiffeur que je vois là, un homme d’environ trente-cinq ans, paré d’une redingote constellée de taches de pommade. (Je n’ai jamais vu de barbiers d’un autre style.)

Trois petits enfants, — un garçon et deux fillettes — accourent vers la grand’mère. Ordinairement ces vieilles, extraordinairement vieilles, s’entendent très bien avec les moutards ; elles ont une âme semblable aux âmes d’enfants, sinon pareille. La vieille s’est assise. Il y a quelqu’un chez le coiffeur, un homme d’une quarantaine d’années, un visiteur de connaissance. Il y a aussi un neveu du barbier, un garçon de dix-sept ans qui veut entrer chez un imprimeur. La vieille fait le signe de croix, s’assied, regarde le visiteur :

— Oh ! que je suis fatiguée !… Qui est là, chez vous ?

— C’est moi, vous ne me reconnaissez pas, Maria Maximovna ? fait le visiteur en riant. Il y a deux ans, nous devions toujours aller chercher des champignons ensemble dans la forêt.

— Ah ! c’est toi ! Je te reconnais, farceur. Seulement veux-tu croire que je ne me rappelle plus ton nom ? Pourtant je sais bien qui tu es… Mais c’est la fatigue qui me brouille les idées.

— Vous n’avez pas grandi depuis la dernière fois, plaisante le visiteur.

— Veux-tu te taire, polisson ! et la grand’mère se met à rire, très amusée dans le fond.

— Tu sais, Maria Maximovna, je suis un bon garçon.

— Il est toujours agréable de causer avec de braves gens… Avez-vous fait faire le paletot pour Serioja ?

Elle montre le neveu. Celui-ci, garçon robuste et sain, sourit largement et s’approche. Il porte un nouveau paletot gris qu’il a encore du plaisir à exhiber. L’indifférence viendra peut-être dans une semaine ; mais, en attendant, il en est encore à contempler à chaque instant les parements, les revers, à se regarder dans la glace avec son vêtement neuf ; il ressent pour lui-même un certain respect en se voyant si bien habillé.

— Tourne-toi donc ! crie la femme du barbier. Et toi, regarde, Maria Maximovna. Un beau paletot, hein ? Et qui vaut six roubles comme un kopek. Commander un article à meilleur marché, on nous a dit chez Prokhoritch qu’il valait mieux ne pas même y penser ! On s’en serait mordu les doigts, après, tandis que ce paletot-ci est inusable. Voyez cette étoffe ! Mais tourne-toi donc ! Et la doublure ! C’est d’une solidité ! Mais tourne-toi donc !… Enfin, c’est ainsi que l’argent danse et file, Maria Maximovna ! Voilà des roubles qui nous ont dit adieu !

— Oh ! la vie est devenue si chère que j’aime mieux ne pas y songer. Ça me ferait de la peine ! remarque Maria Meximovna tout émotionnée et qui ne peut encore reprendre haleine.

— Allons, allons ! il est temps de manger ! observe le barbier. Mais tu parais très fatiguée, Maria Maximovna.

— Oui, petit père, je suis éreintée ; il fait chaud… et un soleil !… Oh ! j’ai rencontré en route une petite dame qui avait acheté des souliers pour ses enfants ! « Tu es fatiguée, ma bonne vieille ? m’a-t-elle demandé. Prends cette pièce pour acheter un petit pain. » Et moi, tu sais, j’ai pris la pièce.

— Mais, grand’mère, repose-toi d’abord. Qu’as-tu à étouffer comme cela ? demande le coiffeur avec empressement.

Tout le monde la regarde. Elle est devenue toute pale ; ses lèvres sont blanches. Elle regarde aussi tous ceux qui sont présents, mais d’un œil plus terne qu’à l’ordinaire.

― Voilà du pain d’épice pour les enfants, avec cette piècette ! reprend la vieille.

Mais elle est forcée de reprendre haleine. Tous ont cessé de parler pendant quelques secondes.

— Qu’y a-t-il donc, grand’mère ?

Le barbier se penche sur elle. Mais la grand’mère ne répond pas. Il y a un nouveau silence de quelques secondes dans la pièce. La vieille est devenue encore plus pâle et c’est comme si son visage avait maigri tout à coup. Ses yeux se voilent ; le sourire se fige sur ses lèvres ; elle regarde droit devant elle, mais on devine qu’elle ne voit plus.

— Faut-il aller chercher le pope ? demande vivement le visiteur.

— Oui, mais n’est-il pas trop tard ? murmure le barbier.

— Grand’mère ! eh ! grand’mère ! appelle la femme effrayée.

La grand’mère demeure immobile ; mais bientôt sa tête se penche d’un côté ; dans sa main droite qui repose sur la table, elle tient encore la pièce ; sa main gauche est restée sur l’épaule de l’arrière-petit-fils Michka, âgé de six ans. Il est debout, ne bouge plus et contemple l’aïeule avec des yeux étonnés.

― Elle est morte ! prononce tout bas le barbier en faisant le signe de la croix.

— Ah ! j’ai vu qu’elle se penchait tout d’un côté ! fait le visiteur d’une voix très émue et entrecoupée.

Il en est tout saisi et regarde les assistants.

— Ah ! mon Dieu ! qu’allons-nous faire, Makaritch ?

― Cent quatre petites années, ah ! dit le visiteur en piétinant sur place, de plus en plus attendri.

― Oui, les dernières années elle perdait un peu la tête, observe tristement le barbier. Mais il faut que j’aille prévenir, et il met sa casquette et cherche son pardessus.

Il n’y a qu’un moment elle riait, elle était gaie. Elle a encore sa piécette dans la main pour « acheter le pain d’épice » ! Quelle vie que la nôtre !…

― Eh bien ! Allons, Piotr Stepanitch, interrompt le barbier. Ils sortent.

On ne pleure pas, bien entendu ! Cent quatre ans n’est-ce pas ! L’hôtesse a envoyé chercher des voisines, qui accourent. La nouvelle les a intéressées, distraites. Comme de raison on prépare le samovar. Les enfants, tassés dans un coin, regardent curieusement la grand’mère morte. Micha, tant qu’il vivra, se souviendra qu’elle est morte, la main sur son épaule ; quand il sera mort à son tour, personne ne se rappellera plus la vieille qui a vécu cent quatre ans. Et à quoi bon se la rappeler ? Des millions d’hommes vivent et meurent inaperçus. Que le Seigneur bénisse la vie et la mort des humains simples et bons !