Journal d’un écrivain/1876/Juin, V

V


ENCORE AU SUJET DES FEMMES


Presque tous les journaux sont déjà revenus à des sentiments de sympathie pour les Serbes et les Monténégrins. Dans la société aussi bien que dans le peuple, on s’enthousiasme à la nouvelle de leurs succès. Mais les slaves ont encore besoin de secours. On sait de façon assez sûre que les Autrichiens et les Anglais aident les Turcs en sous-main. On leur fournit de l’argent, des armes, des obus, voire des hommes. L’armée turque contient une foule d’officiers étrangers. La puissante flotte anglaise ne bouge pas des eaux de Constantinople — pour des raisons politiques. L’Autriche a déjà une armée immense toute prête, — prête à toute éventualité. La presse autrichienne fulmine contre les Serbes révoltés et… la Russie. Il est certain que si l’Europe est peu favorablement disposée envers les Slaves, cela vient de ce que les Russes, aussi, sont des Slaves. Autrement les journaux autrichiens ne s’inquiéteraient pas tant des Slaves, quantité négligeable auprès de leurs forces militaires, et ne les auraient pas comparés aux Piémontais.

C’est pour cela que la société russe doit encore secourir les Slaves ; il faut de l’argent. Le général Tschernaïev a déjà fait savoir à Pétersbourg que l’état sanitaire est médiocre dans l’armée serbe ; de plus, il y a pénurie de médecins ; les blessés sont mal soignés. À Moscou le Comité slave a fait un appel énergique à la Russie et a assisté au grand complet à la cérémonie religieuse célébrée à l’église serbe pour prier le ciel d’accorder la victoire aux armes serbes et monténégrines. À Pétersbourg les manifestations publiques recommencent en même temps que les souscriptions. Le mouvement prend de l’extension, bien que nous soyons en pleine morte-saison d’été.

Je croyais avoir fini mon carnet : j’en corrigeais déjà les épreuves, quand une jeune fille sonna à ma porte. Elle venait de préparer un examen assez difficile. Elle appartient à une famille plutôt riche, n’a donc pas d’inquiétudes d’avenir, mais se préoccupe fort de son développement intellectuel. Elle venait chez moi pour me demander conseil. Que devait-elle lire ? Sur quel point devait-elle diriger ses études ? Quand elle me visitait, elle demeurait peu de temps, ne me parlait que de ce qui la concernait spécialement, avec modestie et confiance. Il était impossible de ne pas deviner en elle un caractère des plus énergiques et des plus décidés, et je n’ai pas été trompé par sa timidité apparente.

Cette fois elle entra et dit sans préambule : « On a besoin de garde-malades en Serbie. J’ai pris la résolution d’aller soigner, là-bas, les blessés. Qu’en pensez-vous ? » Elle me regarda avec une sorte de confusion, mais je lus clairement dans ses yeux que sa décision était prise et bien prise. Elle n’avait besoin que de quelques paroles réconfortantes. Je ne suivrai pas notre causerie dans tous ses détails : l’anonymat de mon interlocutrice pourrait ainsi être trahi par quelque trait particulier ; je ne donne que l’essentiel.

Je fus pris de pitié pour elle : elle est si jeune ! Lui faire peur en lui parlant des horreurs de la guerre, du typhus dans les hôpitaux, je n’avais pas à y songer : c’eût été jeter de l’huile sur le feu. Elle était enflammée du désir de se sacrifier, d’accomplir une bonne œuvre. Il n’y avait là aucun enivrement de soi-même, aucune vanité. Elle ne voulait que « soigner les blessés, être utile ».

— Mais vous ne savez pas soigner des blessés.

— Pardon, je me suis déjà renseigner ; j’ai été au Comité. On a deux semaines pour faire son apprentissage ; en arrivant j’apprendrai comme une autre.

— Écoutez, lui dis-je, je ne veux pas vous effrayer, vous dissuader, mais réfléchissez à mes paroles. Vous n’avez pas été élevée dans un milieu qui vous préparât à ce que vous voulez accomplir. Vous n’avez vu que des gens du monde et dans des circonstances où ils n’enfreignaient jamais les lois du « bon ton ». Mais ces mêmes hommes, à la guerre, entassés dans un petit espace, excités, tourmentés, surmenés, deviennent tout différents. Supposer que vous avez passé une nuit entière auprès des malades. Vous ne tenez plus debout, et voici que le médecin, un homme excellent, mais éreinté lui-même, un homme qui vient de couper des bras et des jambes, se tourne tout à coup de votre côté et vous dit : « À quoi servez-vous ici ? Vous ne fichez rien ! Vous avez pris un engagement, il faut le remplir… etc… » Cela ne vous sera-t-il pas pénible à supporter ?… Et pourtant, il faut prévoir le cas… Et je ne prends qu’un exemple insignifiant. La réalité est parfois cruellement inattendue. Enfin si ferme que vous soyez, ne craignez-vous pas d’être un jour ou l’autre inférieure à votre tâche ? Et si vous vous évanouissez devant telle mort horrible, telle blessure, telle amputation ? Ces accidents-là sont involontaires.

— Si un médecin me dit que je ne sers à rien, je saurai comprendre qu’il est irrité et fatigué ; il me suffira d’être certaine que je ne suis pas coupable et que j’ai fait tout le possible.

— Mais comment pouvez-vous répondre ainsi de vous, étant si jeune ?

— Pourquoi voulez-vous que je sois si jeune que ça ! J’ai déjà dix-huit ans. Je ne suis plus une gamine !

En un mot elle fut inébranlable. Si je l’avais vue seulement attristée, je lui aurais refusé tout approbation.

— Eh bien ! lui dis-je à la fin, que Dieu vous conduise. Mais promettez, quand tout sera fini, de revenir au plus vite !

— Oh ! naturellement ! Et mon examen ? On ne le passera pas pour moi !

Elle est partie là-dessus, avec un visage rayonnant et dans une semaine elle sera là-bas !

Dans l’article sur « George Sand » j’ai écrit déjà quelques mots sur ces caractères de jeunes filles qui me passionnaient si fort dans les romans du grand écrivain. Eh bien ! je retrouve en celle dont je viens de parler la même nature droite, honnête, inexpérimentée certes, mais armée de cette fière chasteté que rien ne peut salir, pas même le contact avec le vice. Il y a, chez elle, un vrai besoin de sacrifice et la conviction que le devoir de chacun de nous est de réaliser tout de suite un peu de ce bien que l’on attend de tous les hommes. Il est vrai que cette conviction n’existe, en général, malheureusement, que dans des âmes juvéniles très innocentes. L’essentiel est, comme je le répète, que l’on ne trouverait en elle ni présomption ni fierté du sacrifice accompli, mais uniquement la passion de bien faire.

Après son départ, je songeai involontairement que nous avons le devoir d’insister pour que la femme n’ait plus rien à désirer au point de vue de l’instruction supérieure, car la femme aujourd’hui réclame et mérite sa part dans l’œuvre commune. Je pense que les pères et les mères devraient faire l’impossible pour obtenir ce résultat, s’ils aimaient vraiment leurs enfants. Seule, en effet, la science supérieure a, en elle, assez de charme et de force pour apaiser l’inquiétude qui se révèle maintenant chez nos femmes. La science peut seule répondre aux questions qui les troublent, raffermir leurs esprits, prendre la direction de leur imagination un peu vagabonde.

Quant à arrêter cette jeune fille, non seulement je ne l’ai pas pu, mais j’ai songé qu’elle tirerait peut-être un profit de son voyage. Ce n’est pas au monde livresque qu’elle va avoir affaire ; c’est la vie vraie qui l’attend, l’unique source de réelle expérience. Sa pensée et ses opinions vont s’élargir. Elle aura plus tard un cher et beau souvenir qui durera autant qu’elle-même. Elle apprendra à aimer la vie. Ce n’est pas elle qui se lassera de l’existence sans avoir vécu, comme cette malheureuse Pissareva dont j’ai parlé ailleurs.