Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, III
III
LE DERNIER MOT DE LA CIVILISATION
Oui, l’Europe va assister à de graves événements. La question d’Orient croît, grossit, déborde, envahit tout. Aucune volonté de sagesse, de prudence, ne pourra tenir bon contre le courant. Mais ce qui est très grave encore, c’est l’état d’esprit de l’Europe ou, pour mieux dire, de ses principaux représentants. Toutes ces nations, qui ont détruit l’esclavage, aboli la traite des noirs, abattu le despotisme chez elles, proclame les droits de l’humanité, activé le progrès de la science, élargi et embelli nos âmes par l’Art, promis dans un avenir prochain le règne de la Justice et de la Vérité, toutes ces nations refusent de s’intéresser au sort de malheureux chrétiens que l’on massacre comme des bêtes nuisibles. Les gémissements des infortunés qu’on égorge ennuient l’Europe. Quel spectacle, pourtant, voyons-nous aujourd’hui en Orient ! On viole les sœurs sous les yeux de leurs frères mourants ; devant les mères on lance en l’air des enfants qui retombent sur des pointes de baïonnettes ; on ruine des villages, on saccage des églises. Les hordes sauvages des Musulmans, ennemis de notre civilisation, opèrent une destruction systématique. Il ne s’agit pas d’épisodes isolés : nous sommes en présence de la méthode guerrière d’un grand empire. Les troupes de brigands en uniforme agissent d’après les ordres des ministres, de l’État, du Sultan lui-même. L’Europe chrétienne et civilisée regarde massacrer les chrétiens et semble dire avec impatience : « Aura-t-on bientôt fini d’écraser tous ces insectes ? » Parfois elle se détourne, ne veut plus voir et crie alors à l’exagération et au mensonge. « Ne comprenez-vous pas que ces soixante mille Bulgares se sont tués eux-mêmes pour créer des embarras aux Turcs ! » dirait-elle presque. Et elle affirme : « Tout cela c’est la faute de la Russie ! » Cette Russie, à leurs yeux, deviendra trop forte. Elle va s’emparer de l’Orient, de Constantinople, de la Méditerranée, des ports, du commerce. Après cela, elle tombera sur l’Europe comme une horde barbare et détruira la civilisation, — cette même civilisation qui permet tant d’atrocités. C’est le refrain de l’Angleterre et de l’Allemagne qui, du reste, ne croient pas à un seul mot de leur chanson. Car, enfin, y a-t-il un seul homme instruit et sensé, en Europe, qui se figure que la Russie va détruire la civilisation ? Qu’ils ne croient pas à notre désintéressement et nous prêtent mille mauvaises intentions, c’est compréhensible. Mais je n’admets pas qu’ils nous croient plus forts que toute l’Europe coalisée. La Russie n’est immensément forte que chez elle, quand elle défend son territoire ; mais, si elle attaquait, elle serait quatre fois plus faible que les assaillis.
On le sait très bien, mais on continue à égarer l’opinion, à cause de la méfiance de quelques cupides marchands anglais. Mais ceux-là, même, n’ignorent pas que la Russie est incapable de démolir leur industrie, de ruiner leur commerce, ou qu’il faudra des siècles pour cela. Mais la moindre augmentation dans le commerce d’un autre pays, le moindre développement que prend une marine causent en Angleterre des paniques sans nom.
Quant aux Allemands, pourquoi leur presse pousse-t-elle des cris de terreur ? Ah ! parce qu’ils ont justement derrière eux la Russie, qui les a empêchés de profiter de circonstances favorables pour achever la France, pour faire disparaitre une bonne fois ce nom qui les empêche encore de dormir tranquilles. « La Russie nous gêne, pensent-ils. Il faut l’enfermer dans ses vraies limites, mais comment y arriver, si la France est toujours vivante ? » — La Russie est coupable d’être la Russie, les Russes d’être Russes, d’être Slaves ; elle a la haine de l’Europe, cette race de Slaves, d’esclaves. Il y en a pas mal chez nous de ces esclaves ; ils pourraient se révolter !
Dix-huit siècles de civilisation deviennent une niaiserie quand on inquiète ces grandes puissances. L’horrible, c’est que c’est là le dernier mot de la civilisation.
Ne venez pas nous dire qu’en Europe, même en Angleterre, on s’est ému çà et là du sort des chrétiens d’Orient, qu’il y a même eu des souscriptions. Ce sont des cas isolés qui démontrent combien les rares gens bien intentionnés sont, en Europe, impuissants contre les États. Un homme de bonne foi qui voudrait comprendre serait bien perplexe : « Où donc est la vérité, se dirait-il. Est-il possible que le monde soit encore si loin d’elle ? Quand donc finira la haine ? Quand donc tous les hommes n’auront-ils qu’une seule volonté ? La Vérité sera-t-elle jamais assez forte pour vaincre ? Où est la fraternité humaine ? Ne sont-ce là que de vains mots d’idéalistes, de poètes ? Est-il vrai que le Juif règne de nouveau ou, pour mieux dire, qu’il n’ait jamais cesser de régner ? »