Journal d’un écrivain/1876/Janvier, III

III


La société russe de protection envers les animaux. – Un courier. – L’alcool. – Le prurit de la corruption. – Par le commencement ou par la fin ?


J’ai lu dans le journal le Golos le récit de la fête du premier jubilé décennal de la Société russe de protection envers les animaux. Voilà une belle et noble société, dont la fondation honore l’espèce humaine. L’idée qui a guidé les fondateurs semble bien résumé dans ce qu’a dit le Président, le prince A. Souvorov, en son discours :

«… Le but de notre Société paraissait d’autant plus difficile à atteindre qu’on ne voulait pas, en général, voir les avantages moraux et matériels que l’homme, lui-même, tirerait de la protection accordée aux animaux. C’est en s’habituant à traiter les bêtes avec douceur que les hommes, par réflexion, en viendront à se traiter moins durement entre eux… »

Et, à dire vrai, la Société n’a pas seulement songé aux petits chiens et aux chevaux ; elle a pensé aussi à l’homme, auquel il est souvent nécessaire de redonner une âme humaine.

Quand le paysan aura appris, quelquefois, à avoir pitié de ses bêtes, il aura sans soute l’idée que sa femme a besoin d’être moins rudoyée. Et voilà pourquoi, bien que j’aime beaucoup les bêtes, je me réjouis encore plus des résultats de la Société au point de vue de l’adoucissement de la misère humaine qu’à celui de l’amélioration du sort des animaux.

Il est de fait que nos enfants grandissent au milieu de scènes d’atroce brutalité. Le paysan, après avoir surchargé sa charrette, cingle sa malheureuse rosse qui s’embourbe dans les ornières et lui envoie des coups de manche de fouet sur les yeux. Il y a peu de temps, j’assistais à un spectacle d’un genre différent, mais non moins hideux. Un moujik, qui menait à l’abattoir une dizaine de veaux entassés dans une grande carriole, s’assit confortablement sur l’une de ces pauvres bêtes. Il était installé à son aise là-dessus, comme sur un siège rembourré, garni de ressorts. Mais le veau, qui tirait sur son licol et dont les yeux sortaient de leurs orbites, a dû mourir avant même d’arriver à l’abattoir. Je suis bien persuadé que personne, dans la rue, ne s’est ému de ce tableau : « Qu’est-ce que ça fait ! se sera-t-on dit, ils sont là pour être tués, ces animaux ! » Mais ne croyez-vous pas que ces exemples soient dangereux pour ceux qui les ont sous les yeux, surtout pour les enfants, qui deviennent cruels sans le savoir, par accoutumance.

On a beaucoup plaisanté l’honorable Société. On a ri à se tordre parce que, voici environ cinq ans, un cocher cité en justice par ladite Société, en raison des mauvais traitements qu’il faisait subir à ses chevaux, s’est vu condamner à quinze roubles d’amende. Le tribunal avait été maladroit, en effet. On ne savait plus qui l’on devait plaindre, des chevaux ou du cocher. Aujourd’hui on a abaissé le taux de l’amende à dix roubles. J’ai encore entendu tourner en ridicule ces protecteurs jurés des animaux, qui prenaient d’immenses précautions pour faire mourir, à l’aide du chloroforme, des chiens vagabonds et nuisibles. On objectait qu’alors que, chez nous, les hommes meurent de faim comme mouches dans les gouvernements où l’on n’a pu conjurer la disette, ces soins, trop tendres pour des bêtes malfaisantes, étaient de nature à offusquer le public. Nous éviterons de discuter des critiques de ce genre, tout en faisant remarquer que la Société n’est pas fondée uniquement dans un but d’actualité. L’idée qui a présidé à sa formation est juste et féconde ; c’est peu à peu, lentement, que l’on parviendra à triompher de la brutalité humaine.

Il est bien certain, qu’en se plaçant à un autre point de vue, on aurait le droit de regretter qu’une Société qui se targue d’avoir des tendances indirectement humanitaires puisse paraître demeurer insensible à des calamités momentanées, soit, mais terribles ; nous croyons fermement toutefois qu’elle obtiendra des résultats pratiques un jour ou l’autre.

Peut-être ne m’exprimè-je pas avec toute la clarté désirable : j’espère faire mieux comprendre ma pensée en racontant une histoire vraie, qui sera plus éloquente que toutes les dissertations.

Cette histoire se passa devant moi, voici bien longtemps, trop longtemps, à une époque, pour ainsi dire, préhistorique, en l’an 1837, alors que je n’étais âgé que de quinze ans. Je me rendais de Moscou à Pétersbourg avec mon père et mon frère ainé, qui devait, comme moi, entrer à l’École supérieure des Ingénieurs. Notre voiturier ne nous faisait, presque toujours, avancer qu’au pas ; nous nous arrêtions pour de longues heures aux relais de la route, et je me souviens combien ce voyage, qui dura près d’une semaine, nous parut fastidieux à la longue.

Nous allions, mon frère et moi, vers une vie nouvelle. Nous rêvions de choses énormes et indéfinies, de « tout ce qui est bon et de tout ce qui est noble » ; ces beaux mot-là gardaient encore pour nous une saveur neuve, et nous les prononcions sans ironie. Quoique nous fussions très au courant des matières exigées pour l’examen mathématique de l’école, — nous ne nous passionnions guère que pour la poésie et les poètes. Mon frère écrivait des vers, — tous les jours trois, — et moi je composais continuellement, dans ma tête, un roman sur la vie de Venise. Il y avait alors environ deux mois que Pouschkine était mort et, pendant notre voyage, nous avions convenu, mon frère et moi, d’aller, dès notre arrivée à Pétersbourg, visiter le lieu du duel fatal au grand écrivain russe, et de tâcher de pénétrer dans l’appartement où Pouschkine avait expiré…

Un beau jour nous fîmes halte à un relais dans le gouvernement de Tver ; je ne me souviens plus du nom du village, qui nous parut grand et riche, en tous cas. Nous avions une demi-heure à y passer et, en attendant le départ, je regardai par la fenêtre, d’où je vis la scène suivante : Une troïka lancée au grand galop s’arrêta brusquement devant l’auberge. Un courrier de cabinet, en grand uniforme, sauta de la voiture. C’était un grand gaillard extrêmement robuste, au visage cramoisi, qui gagna bien vite la salle du restaurant où, sans doute, il se régala d’un verre d’eau-de-vie. Je me rappelle que le cocher nous avait dit qu’un courrier de cabinet prend toujours au moins un verre de tord-boyaux par relais, qu’autrement il ne résisterait pas à sa profession. Une nouvelle troïka vint bientôt remplacer l’autre, avec des chevaux frais. Immédiatement, le courrier descendit les marches de l’auberge et s’installa dans le véhicule. Le cocher prit les rênes en mains, mais l’équipage ne s’était pas encore ébranlé que le courrier se leva et, sans dire un mot, administra sur la nuque du cocher un formidable coup de poing. Le postillon fit partir son attelage, leva son fouet et cingla les chevaux d’une épouvantable fouaillée. Le courrier ne fut pas désarmé pour cela. Non qu’il fût en colère, mais c’était une méthode qu’il employait à seule fin d’obtenir de belles vitesses. Encore et encore son énorme poing se leva et retomba sur la nuque du cocher ; cela dura jusqu’au moment où je perdis de vue la troïka. Le cocher, affolé par les coups, tapait à tour de bras sur son attelage qui, stimulé par la raclée subséquente, allait d’un train d’enfer.

Notre voiturier nous expliqua que la recette était adoptée par la plupart des courriers de cabinet. Ils prenaient un bon verre, grimpait dans la troïka et se hâtait de rosser le cocher sans autre forme de procès. Il était inutile que l’automédon se rendit pour cela coupable de la moindre faute. C’était un système : les coups tombaient comme en mesure pendant le temps qu’on mettait à franchir une verste, environ, puis le courrier reposait un peu son poing. Le cocher et l’attelage étaient entraînés. S’il s’ennuyait trop, l’envoyé ministériel pouvait reprendre son petit exercice en route, mais en toute occurrence, à l’approche du nouveau relais, il se remettait à sa besogne, contondante pour la nuque du cocher. C’est à cette gymnastique détendante pour ses nerfs qu’il devait ses belles entrées au galop dans les villages, ses arrivées foudroyantes qui excitait l’admiration des paysans.

Le cocher, lui, était moins admiré. Le seul bénéfice qu’il tirât de ces agréables séances, c’était une douleur de cou qui le faisait souffrir pour plus d’un mois. Avec cela, ses camarades se moquaient de lui, et il n’avait rien d’impossible, — au contraire, — à ce que le rossé rossât impitoyablement sa femme qui avait peut-être vu le traitement auquel on le soumettait.

Sans doute le misérable cocher avait tord de brutaliser ses chevaux qui arrivaient au relais suivant malades de fatigue et à bout de souffle. Mais quel est le membre de la « Société protectrice des animaux » qui aurait osé faire passer en justice un malheureux si atrocement malmené au préalable ?

Ce tableau hideux ne m’est jamais sorti de la mémoire. Jamais je n’ai pu oublier ce courrier de cabinet. J’ai vu en lui un symbole de tout ce qui reste de féroce et sauvage chez le peuple russe. J’en ai été comme hanté. Chaque coup donné à l’homme ne rejaillissait-il pas, en quelque sorte, sur de malheureuses bêtes, et n’était-ce pas, en fin de compte, une créature humaine, la femme, qui payait pour tout le monde ?

Ver la fin des « années quarante », à l’époque où bouillonnaient le plus fort en moi les enthousiasmes réformateurs, n’ai-je pas été rêver que, si je fondais jamais une société philanthropique, je ferai graver cette troïka comme emblème !…

Sans doute, le temps présent ne nous montrerait plus guère de faits semblables à ceux qui se passaient il y a quarante ans. Les courriers ministériels ne battent plus les postillons : c’est le peuple qui se bat lui-même puisqu’on lui a fourni des verges pour se fouetter en instituant les tribunaux populaire. Il n’y a plus de courrier de cabinet, mais il reste l’alcool. Et en quoi l’alcool peut-il ressembler à ces envoyés brutaux qui abêtissaient les gens du peuple par leurs mauvais traitements ? En ce que l’alcool abrutit l’homme, le bestialise, le rend incapable de toute pensée élevée. Un ivrogne se moque un peu de la pitié que l’on doit aux bêtes ; un ivrogne jettera dehors sa femme et ses enfants, ou les rouera de coups pour avoir de l’alcool.

Dernièrement, un mari ivre vint trouver sa femme qui ne gagnait plus rien depuis plusieurs mois, et lui réclama de l’eau-de-vie. Comme elle ne pouvait lui en donner une seule goutte, il la frappa cruellement, et la pauvre travailleuse, qui ne savait plus comment faire vivre ses enfants, eut un accès de désespoir, empoigna un couteau et le planta dans le ventre de l’ivrogne. Oh ! ce n’est pas si vieux ! On va juger la femme ces jours-ci.

Pourquoi ai-je été raconter cette affreuse histoire ? Des malheurs semblables arrivent tous les jours, et tout le monde en est informé. Voyez les journaux !

Mais la principale ressemblance entre l’alcool et les courriers ministériels consiste en ce que l’eau-de-vie, comme ces fonctionnaires tyranniques, annihile complètement la volonté humaine.

L’honorable « Société de protection envers les animaux » se compose de sept cent cinquante membres, que je suppose tous influents. Pourquoi ne s’occuperait-elle pas d’arracher tant d’hommes à l’alcool meurtrier, d’empêcher l’empoisonnement de toute une génération par le venin qui enivre ?

Hélas ! la force nationale s’épuise, la source des richesses de demain se tarit ; la culture intellectuelle ne défriche pas assez vite ! Quel sera l’état d’âme des enfants du peuple d’aujourd’hui, élevés dans le spectacle de l’abrutissement de leurs pères ?

Le feu a pris dans un village ; beaucoup de maisons sont atteintes par les flammes, mais l’église surtout brûle effroyablement vite. Un cabaretier sort de chez lui et crie à la foule que, si elle consent à laisser flamber l’église et à sauver son cabaret, il lui abandonnera un tonneau d’eau-de-vie. Tous les sauveteurs tournent le dos à l’édifice qu’ils essayaient d’arracher à la destruction et accourent vers celui qui les tente. L’incendie a consumé l’église, mais le cabaret n’a presque rien eu.

Disons, si vous voulez, que cet exemple est insignifiant si l’on pense aux innombrables horreurs à venir. Mais ne serait-il pas bon que l’honorable Société concourût un peu à la propagande anti-alcoolique ? Sa belle œuvre en serait-elle vraiment détournée de son but ? Autrement, que faire, si tous les maux si liguent ensemble pour abolir en l’homme tout sentiment d’humanité ?

Et l’alcool n’est pas seul à empoisonner la génération actuelle. Il me semble que nous voyons se déclarer une sorte de folie, une sorte de prurit de corruption. Une dépravation inouïe naît chez le peuple avec le matérialisme. J’entends surtout la matérielle, la basse adoration du sac d’or. On dirait que tout bon sentiment, que toute tradition respectable ont été annulés d’un seul coup, dans nos classes populaires, par la compréhension de la puissance de l’or. Mais comment le peuple se détacherait-il de ce nouveau culte ?

Croyez-vous que la catastrophe du chemin de fer d’Odessa, ce sinistre accident où périrent tant de recrues pour l’armée du tsar, ait beaucoup contribué à détourner nos compatriotes de leur récent dieu ? Le peuple s’étonne de l’omnipotence des Compagnies milliardaires qui ont le droit de laisser périr, par négligence, un nombre si considérable de victimes, sans encourir de responsabilités : « Elles font ce qu’elles veulent », se dit le peuple, et il ne tarde pas à concevoir que la vraie force réside dans la possession d’immenses richesses : « Aie beaucoup d’argent, songe-t-il, et tout te sera permis ; tout sera tien. » Il n’y a pas de pensée plus dangereuse, plus corruptrice que celle-là, et elle s’infiltre partout, à présent. Le peuple n’en est défendu par rien. On ne fait rien pour propager des idées contraires. Il y a aujourd’hui près de vingt mille verstes de chemins de fer en Russie, et le dernier employé des riches Compagnies qui les exploitent semble chargé de trompeter aux foules la toute puissance de l’or. Il considérera comme soumis à son pouvoir illimité, à lui, employé d’une Compagnie richissime ; il a le droit de disposer de votre sort, de celui de votre famille, presque de votre honneur, du moment que vous vous trouver sur sa ligne.

Récemment, un chef de gare, n’a pas craint d’arracher du compartiment qu’elle occupait, une dame qu’un monsieur quelconque réclamait comme sa femme, enfuie de chez lui depuis peu. Cela s’est passé sans jugement de tribunal, sans pouvoir d’aucune sorte, et le chef de gare n’a jamais cru dépasser la limite de ses attributions.

Tous ces exemples, tous ces enseignements parviennent jusqu’au peuple ; il en tire des conclusions d’une logique un peu brutale, mais naturelle.

Il y a quelque temps, je reprochais à M. Souvorine sa conduite envers M. Goloubiov. Je trouvais que l’on n’avait pas le droit de couvrir ainsi un homme d’infamie, un homme innocent, surtout, rien qu’en reconstituant plus ou moins habilement une série d’états d’âme par lesquels aurait pu passer celui qu’on incriminait. À présent, j’ai changé d’avis. Que m’importe que M. Goloubiov ne soit pas coupable ? Mettons qu’il soit pur comme une larme. Dans ce cas-là, c’est Vorobiov qui est le coupable. Qui est-ce Vorobiov ? Je l’ignore absolument ; je suis même tenté de croire qu’il n’existe pas ; mais c’est ce même Vorobiov qui sévit partout, sur toutes les lignes de chemin de fer, qui impose des taxes arbitraires, qui chasse les voyageurs de leurs wagons, qui est cause des accidents, des catastrophes, qui laisse, des mois entiers, les marchandises pourrir dans les stations… il est l’insaisissable coupable, celui qu’on ne convaincra jamais de sa culpabilité. Vorobiov est pour moi un symbole, le symbole de l’être corrupteur…

Je le répète, le matérialisme et le scepticisme sont dans l’air. Voici que l’on commence à adorer le gain illicite, l’argent que l’on n’a pas gagné, le plaisir obtenu sans travail. La fraude est à l’ordre du jour, l’assassinat aussi. On tue pour voler un rouble.

Il y a deux ou trois semaines, à Pétersbourg, un jeune cocher, pas encore majeur, conduisait de nuit un vieillard et une vielle femme. Quand il s’aperçut que le vieillard était ivre, au point de ne plus savoir ce qui se passait auprès de lui, il tira son canif et se mit à égorger la vieille. On le surprit dans cette occupation. Ses aveux furent immédiats :

« Je ne sais pas comment c’est arrivé. Le canif s’est trouvé tout à coup dans sa main. »

Parbleu ! Non, il ne le savait pas ! Il était pris comme tant d’autres du prurit de la corruption contemporaine. Comment ne pas essayer de se procurer un gain facile, même à l’aide d’un canif !

« Non, par le temps qui court, il ne s’agit pas de protéger les animaux ! Ce sont là fantaisies de riches oisifs. »

Je reproduis une phrase entendue, mais je proteste de toutes mes forces contre une pareille opinion. Je ne suis pas membre de la Société protectrice des animaux, mais je me sens prêt à la servir de tout mon cœur. Je sais par où elle pêche ; je l’ai laissé entendre plus haut, mais je suis profondément dévoué à ses idées, en ce qu’elles ont d’humanitaire par contre-coup.

Je n’admettrai jamais qu’un dixième seulement des hommes puisse essayer d’atteindre à un développement supérieur, tandis que les neuf autres dixièmes lui serviront de marchepied et demeureront plongés dans les ténèbres. Je veux que les 90 millions de Russes deviennent tous, dans un avenir prochain, instruits, vraiment humains et cultivés. Je crois que l’instruction universelle ne peut nuire en aucun pays, et en Russie encore moins qu’ailleurs. J’ai même la ferme conviction qu’en Russie, le règne de la lumière et de la bonté pourra se fonder plus tôt qu’en n’importe quel autre pays. N’est ce pas chez nous que la classe aristocratique, stimulée par la volonté du tzar, a détruit l’institution du servage ?

Et voilà pourquoi j’envoie encore un salut cordial à la Société protectrice des animaux : Je voulais simplement insinuer qu’il serait bon de ne pas toujours commencer par la fin, mais bien quelquefois aussi par le commencement.