Journal d’un écrivain/1873/VIII


VIII


RÉFLEXIONS SUR LE MENSONGE


Pourquoi, chez nous, tout le monde ment-il ?…

… Je suis sûr que tout le monde va m’arrêter ici en me disant : « Vous exagérez sottement : pas tout le monde ! Vous êtes à court de sujets aujourd’hui et vous voulez tout de même faire votre petit effet en nous lançant au hasard une accusation sensationnelle. » Pas du tout : j’ai toujours pensé ce que je viens de dire là. Seulement, qu’arrive-t-il ? On vit cinquante ans avec une conviction latente, en quelque sorte, et c’est tout à coup, au bout d’un demi-siècle, qu’elle prend, on ne saurait dire comment, une force imprévue, qu’elle devient, pour ainsi dire, vivante. Depuis peu m’a frappé plus vivement que jamais cette idée que chez nous, même dans les classe cultivées, il y a peu de gens qui ne mentent pas. Des hommes très honnêtes mentent comme les autres. Je suis convaincu que chez les autres peuples, dans la plupart des cas, il n’y a guère que les coquins pour altérer sciemment la vérité, et leurs mensonges sont intéressés. Chez nous, on ment pour le plaisir. Souvent on peut affirmer qu’un Russe mentira… par hospitalité, dirai-je presque, pour être agréable à son hôte. On sacrifie ainsi sa personnalité à celle de son interlocuteur. Ne vous souvenez-vous pas d’avoir entendu les gens les plus scrupuleux exagérer ridiculement le nombre de verstes que leurs chevaux auraient eu la force de parcourir en telle ou telle circonstance ? Cela, c’était pour amuser l’auditeur et l’exciter à causer à son tour. Et, en effet, le coup ne ratait jamais : votre visiteur, mis en train par votre hâblerie, se rappelait aussitôt avoir vu une troïka dépasser le chemin de fer. Et quels chiens de chasse il avait connus ! Vous continuiez en racontant une histoire extraordinaire sur le talent du dentiste parisien qui vous avait aurifié les dents, ou sur la promptitude folle du diagnostic de Botkine qui vous avait guéri d’une maladie invraisemblable. Vous en arriviez à croire la moitié de votre récit ; on en vient toujours à cela quand on s’engage dans cette voie. Plus tard, quand vous repensiez à la circonstance, revoyant la physionomie intéressée de celui qui vous écoutait, vous vous disiez : « Ah ! non ! ai-je été assez blagueur ! »

Ce dernier exemple n’est pas très heureux, car il est dans la nature de l’homme de presque toujours mentir quand il s’étale sur les détails d’une maladie dont il a souffert. Cela le guérit une seconde fois.

Mais, voyons, ne vous est-il jamais arrivé, en revenant de l’étranger, de prétendre que tout ce qui est survenu dans le pays d’où vous rentrez pendant le temps où vous y avez séjourné, s’est passé sous vos propres yeux ? J’ai encore mal choisi mon exemple. Comment voulez-vous qu’un pauvre Russe soit un être surhumain ? Quel est l’homme qui consentirait à faire un voyage à l’étranger, s’il n’avait pas le droit d’en rapporter des histoires ébouriffantes ? Cherchons mieux. Vous avez dû certainement, dans votre vie, faire des révélations neuves et incroyables sur les sciences naturelles…, sur les faillites ou les fuites de banquiers ; et cela sans connaître un mot d’histoire naturelle ou avoir jamais été au courant des événements du monde financier. Il est certain que vous avez au moins une fois raconté, comme arrivée à vous-même, une histoire que vous tenez d’une autre personne. Et à qui l’avez-vous narrée ? À l’individu qui avait été le héros de l’anecdote dont il vous avait fait part lui-même. Avez-vous oublié comment, au milieu du récit, l’horrible vérité vous apparaissait. Peut-être était-ce le regard étrange de votre auditeur qui vous avertissait… Malgré tout vous continuiez, ô combien gêné ! Vous brusquiez la fin de l’histoire et vous quittiez précipitamment votre ami, dans quel état ? Tout à votre mirifique récit, vous aviez oublié de demander à cet ami des nouvelles de sa tante malade… vous n’y repensiez que sur l’escalier, vous criiez vite votre question au neveu, qui refermait tranquillement sa porte sans vous avoir répondu. Et si vous venez m’affirmer que vous ne racontez jamais d’anecdotes, que vous n’avez jamais mis le pied chez Botkine, que vous n’avez jamais demandé à un neveu des nouvelles de sa tante en dégringolant l’escalier, je ne vous croirai pas !

Mauvais plaisant, me dira-t-on, un mensonge innocent c’est bien peu de chose ; ça ne décroche rien dans le système de l’univers. Soit, je conviens que tout cela est très innocent ; je ne parle que du grave défaut de caractère qu’indique cette manie de mensonge.

La délicate réciprocité du mensonge est une condition indispensable au bon fonctionnement de la société russe, ajoutera-t-on encore. Bon ! Et je veux bien qu’il n’y ait qu’un butor qui soit capable de vous démentir quand vous parlez du nombre de verstes parcourues, ou des miracles opérés sur vous par Botkine ; un imbécile seul, en effet, peut avoir la prétention de vous punir sur-le-champ d’une vénielle altération de la vérité. Toutefois ce luxe de petits mensonges est un trait fort important de nos mœurs nationales. Il prouve que nous, Russes, nous avons, je ne dirai pas la haine de la vérité, mais une disposition à la considérer comme prosaïque, ennuyeuse, bourgeoise ; mais, précisément, en l’évitant sans cesse, nous en avons fait une qualité rare, précieuse, inappréciable dans notre monde russe. Il y a longtemps qu’a disparu de chez nous cet axiome que la vérité est ce qu’il y a de plus admirablement surprenant et qu’elle dépasse en inattendu tout ce qu’on peut imaginer de plus fantastique. Et pourtant l’homme a tout transformé de telle façon que les mensonges les plus incroyables pénètrent bien mieux dans l’âme russe, paraissent bien plus vraisemblables que le vrai tout cru. Je crois, du reste, qu’il en est un peu ainsi dans le monde entier.

Cette manie de tout fausser montre encore que nous avons honte de nous-mêmes. Comment en serait-il autrement quand on voit que, dès qu’il aborde la société, le Russe fait tous ses efforts pour apparaître différent de ce qu’il est en réalité ?

C’est Herzen qui a dit, à propos des Russes vivant à l’étranger, qu’ils ne savent pas se tenir dans le monde, parlent très haut quand il faut se taire et sont incapables de dire un mot de façon convenable et naturelle quand on attend quelques paroles d’eux. Et c’est exact. Dès qu’un Russe hors de son pays doit ouvrir la bouche, il se torture pour énoncer des opinions qui puissent le faire considérer comme aussi peu russe que possible. Il est absolument convaincu qu’un Russe qui se montre tel qu’il est sera regardé comme un grotesque. Ah ! s’il emprunte des allures françaises, anglaises, étrangères en un mot, ce sera tout différent : il aura droit à toute l’estime de ses voisins de salon. Je ferai encore une petite observation : cette lâche honte de soi-même est presque inconsciente chez lui. Il obéit alors à ses nerfs, à une toquade momentanée.

— Moi, je suis tout à fait Anglais de sentiments et de vie, affirmera un Russe. Il sous-entendra : « Donc il faut me respecter comme on respecte tous les Anglais. » Or il n’y a pas un Allemand, pas un Anglais, pas un Français qui rougisse de paraître tel que son milieu l’a créé. Le Russe s’en rend très bien compte, mais il admet, sans que cette conviction soit très claire chez lui, que c’est parce que ces étrangers sont très supérieurs à lui-même, et par conséquent il désirera paraître très allemand, très anglais ou très français.

— Mais c’est très connu, très banal ce que vous racontez, me fera-t-on observer. Soit ; mais voici quelque chose de plus caractéristique : le Russe tiendra essentiellement à passer pour plus intelligent que tout le monde, ou, s’il est très modeste, à ne pas sembler plus bête qu’un autre. Il a l’air de dire : « Avoue que je ne suis pas plus sot que la moyenne et je reconnaitrai que tu n’es pas un idiot dans ton genre. »

Devant une célébrité européenne, le Russe sera ravi de faire des courbettes ; il admirera tout du grand homme, sans examen, de même qu’il voudrait qu’on le sacrât lui-même esprit d’élite sans trop l’étudier. Mais si la célébrité a cessé d’être à la mode, si le personnage a perdu son piédestal, personne au monde ne sera plus sévère que notre Russe dans son appréciation du héros déboulonné. Son esprit railleur ne connaîtra plus de bornes.

Nous serons très naïvement étonnés quand un hasard nous révélera que l’Europe continue à considérer le grand homme qui n’est plus d’actualité comme un grand homme.

Mais ce même Russe, qui vénère aveuglément le favori du succès, ne voudra jamais convenir en public qu’il soit inférieur à l’homme de génie qu’il viendra d’encenser : « Gœthe, Liebig, Bismark, c’est très bien ! laissera-t-il parfaitement entendre, mais il y a aussi moi ! »

En un mot le Russe plus ou moins cultivé n’arrivera jamais assez à posséder de grandeur d’âme pour reconnaître franchement une réelle supériorité. Qu’on ne se moque pas trop de mon « paradoxe ». Le rival de Liebig n’aura peut-être même pas achevé ses études au Lycée.

Supposez que notre Russe rencontre Liebig en wagon sans le connaître, et que le savant mette la conversation sur la chimie ; notre ami réussira à placer sa petite réflexion, et il n’y a pas de doute qu’il n’arrive à disserter savamment — sans savoir de ce dont il parlera un autre mot que « chimie ». Il est certain qu’il rendra Liebig malade de dégoût ; mais qui sait si dans l’esprit des auditeurs il n’aura pas cloué le grand chimiste ? Car un Russe sait toujours faire un magnifique usage du langage scientifique, surtout quand il ne comprend pas les sujets qu’il traite. Et nous assisterons en même temps à un phénomène particulier à l’âme russe. Dès que l’un de nos compatriotes des classe cultivées se voit en présence d’une « galerie », non seulement il ne doute plus de sa haute intelligence, mais il se figure encore avoir la science infuse.

Dans son for intérieur, un Russe se moque un peu d’être instruit ou ignorant ! Il ne se posera que rarement cette question : « Mais sais-je vraiment quelque chose ! »

S’il se la pose, il y répondra de façon à satisfaire sa vanité, même s’il a conscience de n’avoir que des connaissances rudimentaires.

Il m’arriva à moi-même, tout récemment, d’entendre en wagon, au cours d’un voyage de deux heures, toute une conférence sur les langues classiques : un seul voyageur discourait et tous les autres buvaient ses paroles. C’était un inconnu pour tous ceux qui se trouvaient dans le compartiment. Il était robuste, d’âge mûr, de physionomie distinguée, voire seigneuriale, et parlait en appuyant sur les mots. Il semblait évident, pour qui l’écoutait, non seulement qu’il dissertait pour la première fois sur un pareil sujet, mais encore qu’il n’avait jamais pensé à ce dont il nous entretenait. C’était donc une simple mais brillante improvisation. Il niait absolument l’utilité de l’enseignement classique et appelait son introduction chez nous « une erreur historique et fatale ». Ce fut du reste la seule parole violente qu’il se permit : il avait pris les choses de trop haut pour s’emporter facilement. Les bases sur lesquelles il établissait son opinion manquaient peut-être de solidité, et ses raisonnements étaient à peu près ceux d’un collégien de treize ans ou de certains journalistes, parmi les moins compétents. « Les langues classiques, prononçait-il, ne servent à rien : tous les chefs-d’œuvre latins, par exemple, ont été traduits. Alors, à quoi rime l’étude d’une langue qui n’a plus rien à nous livrer ?… » Son argumentation produisit le plus grand effet dans le wagon, et quand il nous quitta, plusieurs voyageurs, des dames la plupart, le remercièrent du plaisir que ses discours leur avaient procuré. Je suis bien certain qu’il descendit du wagon persuadé qu’il était un génie.

Aujourd’hui les causeries en public (en wagon ou ailleurs) ont bien changé de nature depuis le vieux temps. Maintenant on semble chercher des éducateurs et l’on écoutera toujours favorablement une conversation qui effleurera plus ou moins tous les grands thèmes sociaux. Plusieurs personnes inconnues les unes des autres ont certainement du mal à se mettre à causer ensemble. Il y a toujours au début une certaine réserve gênante. Mais quand on s’y est mis, les interlocuteurs deviennent parfois si sublimes qu’il serait prudent de les retenir pour les empêcher de s’envoler. Il est vrai que souvent l’entretien porte sur des questions financières ou politiques, mais envisagées d’un point de vue si élevé que le public ordinaire n’y comprendrait rien. Ce vulgum pecus écoute avec une humble déférence, et l’aplomb des discoureurs s’en accroît. Il est clair que ces lutteurs pacifiques ont peu de confiance les uns dans les autres, mais ils se quittent toujours en bons termes, en se vouant, peut-être, une mutuelle reconnaissance. Le secret pour voyager d’une façon agréable consiste à savoir poliment les mensonges des autres et à les croire le plus possible, on vous laissera, à cette condition, produire à votre tour votre petit effet et ainsi le profit sera réciproque.

Mais, comme je vous l’ai dit déjà, il existe des thèmes généraux qui intéressent tout le public lettré ou illettré, et le plus ignorant a hâte de dire son mot sur ces sujets d’une importance vitale. Il n’est plus alors question simplement de passer son temps aussi agréablement que possible. Je le répète, on veut s’instruire, aujourd’hui. On a soif d’apprendre, de s’expliquer les dessous de la vie contemporaine ; on tient à trouver des initiateurs, et ce sont les femmes, les mères de famille, surtout, qui sont impatientes de découvrir ces prophètes du nouveau. Elles réclament des guides, des conseillers sociaux. Elles sont disposées à tout croire. Il y a quelques années, alors que des notions exactes manquaient sur notre société russe elle-même, leur entreprise était presque sans aboutissement possible. Mais aujourd’hui leur champ d’investigation s’est élargi. Cependant on peut dire que tout discoureur doué d’un extérieur à peu près convenable (car nous gardons une fatale superstition qui rend tous les Russes de faciles victimes mystifiées par ce qu’on appelle les belles manières), tout discoureur de bonne apparence et disposant d’un vocabulaire fleuri aura des chances de convaincre ses auditeurs de tout ce qui lui plaira d’affirmer. Il est juste d’ajouter qu’il devra, pour cela, faire montre d’opinions dites « libérales ». Mais cette observation étaient presque inutile.


Un autre jour me trouvant encore en wagon, — c’était tout récemment — je pus entendre un de nos compagnons de route nous développer tout un traité d’athlétisme.

L’orateur était un personnage à tête d’ingénieur mondain, grave d’ailleurs, et visiblement tourmenté du maladif besoin de se faire des prosélytes. Il débuta par des considérations sur les monastères. De ces couvents, je pouvais facilement conjecturer qu’il ne savait rien. Il se figurait que les monastères nous avaient été imposés par un décret sacerdotal et que l’État devait les doter, pourvoir à leur frais, les entretenir en un mot. On l’aurait bien surpris en lui apprenant que les moines forment des associations indépendantes. Partant de sa croyance à un parasitisme légal, il exigeait, au nom du libéralisme, leur fermeture immédiate. Par une légère extension de ses idées, il en vint tout naturellement à l’athéisme absolu. Ses convictions, disait-il, étaient basées sur les sciences exactes, naturelles ou mathématiques. Il en radotait, de ses sciences naturelles et de ses mathématiques ! On l’aurait menacé de mort qu’il n’eût pu, d’ailleurs, citer un seul fait relevant de ses sciences. Tout le monde l’écoutait pieusement : « Pour mon compte, pérorait-il, je n’apprendrai qu’une seule chose à mon fils : à être un honnête homme et à se moquer du reste. » Il était convaincu que nous n’avons besoin d’aucune espèce de doctrines supérieures à celles qui régissent le train-train de l’humanité ; que l’on trouve, pour ainsi dire dans sa poche, les clefs qui ouvrent le domaine du bien : la fraternité, la bienfaisance, la moralité, etc. Pour lui le doute n’existait pas. Comme le discoureur dont je parlais plus haut, il remporta un succès éclatant. Il y avait là des officiers, des vieillards, des dames, des jeunes gens. On le remercia lui aussi, quand il descendit du wagon, d’avoir parlé d’une façon aussi délicieusement intéressante. Une de nos voisines de compartiment, une mère de famille, une femme très distinguée, fort élégante et bien de sa personne, alla même jusqu’à nous faire savoir que, désormais, elle se garderait bien de voir dans l’âme autre chose qu’une « fumée quelconque ». Bien entendu le monsieur à tête d’ingénieur mondain descendit du wagon avec plus de respect pour lui-même qu’il n’en avait éprouvé en y montant.

Ce respect qu’un tas de gens de cette force ressentent pour leur propre valeur est une des choses qui me stupéfient. On ne peut pas s’étonner de ce qu’il existe des sots et des bavards. Mais ce monsieur n’était pas un absolu sot. Ce n’était, sans doute, non plus, ni un mauvais homme, ni un malhonnête homme ; je parie même que c’était un bon père de famille. Seulement il ne comprenait rien aux questions qu’il avait traitées. Est-ce qu’il ne se dira jamais : « Mon bon Ivan Ivanovitch (je le baptise pour la circonstance), tu as discouru à perdre haleine et pourtant tu ne sais pas un traître mot de ce que tu as raconté là. Tu as barboté dans les mathématiques et dans les sciences naturelles quand mieux que personne tu es conscient d’avoir oublié tout ce qu’on t’a enseigné là-dessus. Elle est loin aujourd’hui l’école spéciale où tu as étudié ! Comment as-tu osé faire une sorte de cours à des personnes inconnues de toi et dont quelques-unes ont affecté de se sentir « converties » par ton radotage ? Tu vois bien que tu as menti depuis le premier mot jusqu’au dernier. Et tu as été fier de ton succès ! Tu ferais mieux d’être honteux de toi-même ! » Il aurait cent fois raison de s’adresser cette petite semonce ; mais, voilà ! il est probable que ses occupations habituelles ne lui laissent pas le temps de se préoccuper de ces futilités. Je crois qu’il a dû éprouver un vague remords, mais il aura vite passé à un autre sujet de méditations en se disant qu’après tout ce n’était pas un cas de conscience. Cette absence de bonne et saine honte chez les Russes est pour moi, un phénomène étrange. On nous dira que cette inconscience est générale chez nous ; mais c’est justement pour cela que je désespère parfois de l’avenir d’une telle nation, d’une telle société.

En public, un Russe sera un européen, un citoyen du monde, le chevalier défenseur des droits humains ; tant pis si dans son for intérieur il se sent un homme tout différent, très fermement convaincu du contraire de ce qu’il a professé. Rentré chez lui il s’écriera au besoin : « Eh ! au diable les opinions et même la liberté ! Qu’on me fouette si l’on veut, je m’en moque ! »

Vous souvenez-vous de ce lieutenant Pirogoff, qui fut, il y a une quarantaine d’années de cela, fouetté dans la rue Grande-Mistchanskaïa par un serrurier nommé Schiller ? Il est regrettable que les Pirogoff soient trop nombreux pour que l’on puisse les fouetter tous : « Tant pis, se dit Pirogoff, on n’en saura rien ! » Rappelez-vous que le lieutenant fustigé alla, tout de suite après la raclée reçue, manger un gâteau feuilleté pour se remettre de ses émotions et que le soir même il se distingua, à la soirée donnée par un haut fonctionnaire, comme mazurkeur incomparable. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’au moment où il torturait, en dansant, ses membres bleuis et douloureux, il avait oublié la contondante correction ? Non, certes, il ne l’avait pas oubliée, mais il se disait sans aucun doute : « Bah ! personne n’en saura rien ! » Cette facilité du caractère russe à s’accommoder de tout, même d’une mésaventure honteuse, est grande comme le monde…

Je suis sûr que le lieutenant Pirogoff était si bien au-dessus des sottes vergognes qu’il aura, le soir en question, fait sa déclaration d’amour à sa danseuse — la fille de la maison, — et l’aura formellement demandée en mariage. Elle est presque tragique cette situation d’une jeune fille qui va se fiancer avec un homme qu’on a triqué dans la journée et auquel « ça ne fait rien » ! Et que pensez-vous qu’il serait arrivé si elle avait su que son prétendant avait reçu la schlague et si l’officier rossé et content s’était avisé quand même de lui faire une déclaration ? L’aurait-elle épousé ? Hélas ! oui !… à la condition que le monde ne fût pas mis dans le secret de la tripotée administrée à l’amoureux.

Je crois que l’on peut, cependant, en général, s’abstenir de ranger les femmes russes dans la catégorie des Pirogoff. On remarque de plus en plus dans notre population féminine une réelle franchise, de la persévérance, un sentiment vrai de l’honneur, un goût louable pour la recherche de la vérité, sans oublier un fréquent besoin de se sacrifier. Les femmes russes, d’ailleurs, se sont toujours plus distinguées en cela que les hommes. Elles ont, de tout temps, témoigné d’une plus grande horreur pour le mensonge que leurs frères et leurs maris ; et beaucoup d’entre elles ne mentent jamais. La femme est chez nous plus persévérante, plus patiente dans sa tâche ; elle aspire plus sérieusement que l’homme à faire son œuvre et à la faire pour l’amour de l’œuvre elle-même, et non plus seulement pour paraître. Nous pouvons, il me semble, attendre un grand secours d’elle.