Journal (Eugène Delacroix)/9 octobre 1862

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 430-431).

Augerville, 9 octobre[1]. — Arrivé le mardi.

Il ne faut pas être injuste pour notre nation. Elle a présenté de nos jours, dans les arts, un phénomène dont je ne connais pas d’exemple ailleurs. Après les merveilles de la Renaissance, qui a vu particulièrement la sculpture égaler, surpasser même la sculpture italienne, la France, il faut le dire, a subi la décadence dont l’Italie lui donnait l’exemple, comme elle lui avait donné celui de ses chefs-d'œuvre. Le règne des Carrache, très glorieux encore, a amené pour l’Italie, comme pour la France, une série d'écoles abâtardies dont le Vanloo a été le dernier mot. Il était réservé à notre pays de ramener à son tour le goût du simple et du beau. Les ouvrages de nos philosophes avaient réveillé le sentiment de la nature et le culte des anciens. David résuma, dans ses peintures, ce double résultat. Il est difficile de se figurer ce que fût devenue dans ses mains une nouveauté si hardie pour l'époque où elle se produisit, s’il eût possédé les qualités extraordinaires d’un Michel-Ange ou d’un Raphaël. Elle fut toutefois d’une portée immense au milieu du renouvellement général des idées et de la politique. De grands artistes continuèrent David, et quand cet héritage, tombé dans des mains moins habiles, sembla atteint de la langueur dont les plus belles écoles ont donné tour à tour l’exemple, un second renouvellement, semblable pour la fécondité des idées qu’il venait remuer à celui qu’avait opéré David, montra des faces de l’art toutes nouvelles dans l’histoire de la peinture. Après Gros, issu de David, mais original par tant de côtés, Prud’hon alliant la noblesse de l’antique à la grâce des Léonard et des Corrège, Géricault, plus romantique et plus épris à la fois de la vigueur des Florentins, ouvraient des horizons infinis et autorisaient toutes les nouveautés.

  1. Cette lettre du 9 octobre et la suivante du 12 octobre se trouvent sur un carnet contenant des croquis pris à Augerville et appartenant à M. Chéramy.