Journal (Eugène Delacroix)/6 juin 1851

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 62-66).

Vendredi 6 juin. — Hier, inauguration des salles du Musée[1]. L’impression profonde que m’ont faite les Lesueur ne m’empêche pas de me rendre compte du degré de force que la couleur peut ajouter à l’expression. Contre l’opinion vulgaire, je dirais que la couleur a une force beaucoup plus mystérieuse et peut-être plus puissante ; elle agit pour ainsi dire à notre insu. Je suis convaincu même qu’une grande partie du charme de Lesueur est due à sa couleur. Il a l’art, qui manque tout à fait au Poussin, de donner l’unité à tout ce qu’il représente. La figure en elle-même est un ensemble parfait de lignes et d’effets, et le tableau, réunion de toutes les figures, est accordé partout. Cependant il est permis de croire que s’il avait eu à peindre la Reine à cheval dont Rubens a fait un si magnifique tableau, il n’eût pas été aussi avant à l’imagination dans un sujet dépourvu d’expression comme l’est celui-là. Un coloriste seul pouvait imaginer ce panache, ce cheval, cette ombre transparente de la jambe de derrière, qui se lie au manteau.

Poussin[2] perd beaucoup au voisinage de Lesueur… La grâce est une muse qu’il n’a jamais entrevue. L’harmonie des lignes, de l’effet de la couleur est également une qualité ou une réunion des qualités les plus précieuses qui lui a été complètement refusée. La force de la conception, la correction poussée au dernier terme, jamais de ces oublis ou de ces sacrifices faits au liant, à la douceur de l’effet ou à l’entraînement de la composition ! Il est tendu dans ses sujets romains, dans ses sujets religieux ; il l’est dans ses bacchanales ; ses faunes et ses satyres sont un peu trop retenus et sérieux ; ses nymphes sont bien chastes pour des êtres mythologiques ; ce sont de très belles personnes qui n’ont rien de mythologique ou de surnaturel. Il n’a jamais pu peindre la tête du Christ ; le corps pas davantage, ce corps d’une complexion si tendre ; cette tête où se lisent l’onction et la sympathie pour les misères humaines. En faisant ses Christs, il a plus pensé à Jupiter, même à Apollon. La Vierge lui a manqué également ; il n’a rien entrevu de ce personnage plein de divinité et de mystère. Il n’intéresse à son enfant Jésus ni les hommes épris de sa grâce, ni les animaux que l’Évangile intéresse à la venue de l’enfant divin. Le bœuf et l’âne manquent autour de la crèche du Dieu qui vient de naître sur la même paille où ils reposent… ; la rusticité des bergers qui viennent l’adorer est un peu relevée par un souvenir des figures antiques… ; les rois mages ont un peu de la raideur et de l’économie de draperies et d’accoutrements qu’on remarque dans les statues ; je ne trouve pas ces manteaux de soie ou de velours couverts de pierreries portés par des esclaves, et qu’ils traînent dans cette étable aux pieds du Maître de la nature qu’un pouvoir surnaturel leur vient révéler. Où sont ces dromadaires, ces encensoirs, toute cette pompe ? Admirable contraste dans un humble réduit !

Je suis convaincu que Lesueur n’avait pas cette méthode du Poussin de disposer l’effet de ses tableaux au moyen de petites maquettes éclairées par le jour de l’atelier. Cette prétendue conscience donne aux tableaux du Poussin une sécheresse extrême… Il semble que toutes ses figures sont sans lien les unes avec les autres et semblent découpées ; de là ces lacunes et cette absence d’unité, de fondu, d’effet, qui se trouve dans Lesueur et dans tous les coloristes. Raphaël tombe dans ce décousu, par suite d’une autre pratique, celle de dessiner consciencieusement chaque figure nue, avant de la draper.

Bien qu’il soit nécessaire de se rendre compte de toutes les parties de la figure, pour ne pas s’écarter des proportions que les vêtements peuvent dissimuler, je ne saurais être partisan de cette méthode exclusive, et à laquelle il semble, si on s’en rapporte à toutes les études qui nous sont restées de lui, qu’il se soit toujours conformé scrupuleusement. Je suis bien sûr que si Rembrandt se fût astreint à cet usage d’atelier, il n’aurait ni cette force de pantomime, ni cette force dans l’effet qui rend ses scènes la véritable expression de la nature. Peut-être découvrira-t-on que Rembrandt est un beaucoup plus grand peintre que Raphaël[3].

J’écris ce blasphème propre à faire dresser les cheveux de tous les hommes d’école, sans prendre décidément parti ; seulement je trouve en moi, à mesure que j’avance dans la vie, que la vérité est ce qu’il y a de plus beau et de plus rare… Rembrandt n’a pas, si vous voulez, absolument l’élévation de Raphaël…

Peut-être cette élévation que Raphaël a dans les lignes, dans la majesté de chacune de ses figures, Rembrandt l’a-t-il dans la mystérieuse conception du sujet, dans la profonde naïveté des expressions et des gestes. Bien qu’on puisse préférer cette emphase majestueuse de Raphaël, qui répond peut-être à la grandeur de certains sujets, on pourrait affirmer, sans se faire lapider par les hommes de goût, mais j’entends d’un goût véritable et sincère, que le grand Hollandais était plus nativement peintre que le studieux élève du Pérugin.

  1. Cette inauguration précéda de quatre mois seulement l’inauguration du plafond de la galerie d’Apollon, pour laquelle il lança des invitations ainsi rédigées : « M. Delacroix a l’honneur de vous inviter à visiter la peinture qu’il vient de terminer dans la galerie d’Apollon au Louvre. Vous voudrez bien vous y présenter les jeudi 16 et vendredi 17 octobre, depuis onze heures jusqu’à trois heures. » Cette cérémonie attira, comme bien on pense, une foule d’artistes et de curieux ; le spectacle de la salle ainsi animée devait inspirer au caricaturiste Daumier une de ses plus chaudes et de ses plus brillantes peintures, dans la manière du Voleur d’ânes et de l’Amateur d’estampes, que les artistes ont admirés à l’Exposition des caricaturistes.
  2. Les idées d’Eugène Delacroix sur Poussin devaient être reprises et développées deux ans plus tard dans une série d’articles qui parurent au Moniteur les 26, 28, 30 juin 1853. Il s’y montre moins sévère pour le Poussin que dans le fragment du Journal, puisqu’il écrit ceci en manière de conclusion : « Indiquer le nom de ces admirables compositions, c’est rappeler à la mémoire de tout le monde ce charme, cette grandeur, cette simplicité dont elles sont remplies et qui rendent toute description languissante. Il en est ainsi de ces bacchanales, de ces allégories dans lesquelles il excellait et qu’on ne peut comparer qu’à ces mêmes sujets, quand ils sont traités par les anciens. »
  3. A propos de ce parallèle sur lequel nous nous sommes expliqué dans la préface, il nous paraît intéressant de renvoyer à l’étude sur Raphaël, qui fut un des premiers travaux littéraires d’Eugène Delacroix et qui parut à la Revue de Paris en 1830. On y verra une nouvelle preuve de ce que nous disions dans cette préface, à savoir que « les points de vue se modifient avec l’âge, et que les qualités qui semblent prépondérantes au début d’une carrière prennent souvent une importance moindre à l’époque de la maturité ».