Journal (Eugène Delacroix)/6 janvier 1848

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 337-339).

1849

6 janvier[1]. — À M. Jame, à Lyon.

« Monsieur, je vous avais confié au mois de mai de l’année dernière, pour trois ou quatre mois, mon tableau de la Liberté de 1830[2]. J’avais résisté, à plusieurs reprises, à vos offres, préférant renoncer à ce qu’elles présentaient d’avantageux aux inconvénients nombreux d’un déplacement pour un ouvrage déjà ancien et nécessitant une foule d’opérations toujours dangereuses, telles que clouer et déclouer plusieurs fois la toile, la rouler, l’emballer, la transporter, etc… J’ai cédé, avec le désir de vous obliger personnellement, et pressé également par le consentement de M. Ch. Blanc[3], votre ami ; vous deviez, dans la quinzaine qui a suivi la remise du tableau, me compter une somme de mille francs, quel que fût le résultat de votre entreprise. Vous ne vous êtes pas acquitté de cet engagement. Dans l’entrevue que j’ai eue avec vous, environ un mois après, vous m’avez assuré que cette somme allait m’être comptée, et cependant cette nouvelle promesse est restée sans effet. J’ai attribué à la difficulté du moment le retard que j’éprouvais, mais j’attendais au moins que vous me tiendriez au courant de ce que vous comptiez faire à cet égard. Je n’ai reçu de vous aucune nouvelle, ni en ce qui concerne l’engagement que vous aviez contracté relativement à la somme promise, ni même au sujet du sort du tableau dont je n’avais entendu, en aucune manière, me priver pendant un si long espace de temps. Huit mois se sont écoulés, et je suis sur tous ces points dans la même ignorance.

Je désire donc, Monsieur, que vous ayez l’obligeance de me renvoyer au plus tôt le tableau dont j’ai appris indirectement que vous n’avez pas tiré parti comme vous le pensiez. J’ose attendre de vous que vous fassiez prendre tous les soins nécessaires, pour qu’il soit emballé et expédié avec toutes les précautions convenables. Je vous avais prié de faire consolider la caisse pour le retour ; elle en a le plus grand besoin, la route devant être plus longue et plus difficile dans cette saison. Comme vous êtes à Lyon, à ce que je crois, vous pourrez surveiller les précautions que je vous demande, car je vous avoue aussi qu’après la promesse que vous m’aviez faite également au mois de mai de suivre le tableau à son départ, et d’assister, de votre personne, à sa mise en état pour l’Exposition, j’avais été fort désappointé que cette opération n’ait pas été faite comme vous me l’aviez assuré, c’est-à-dire en votre présence.

Veuillez, Monsieur, m’écrire un mot à ce sujet. Vous voudriez bien adresser le tableau directement à M. le directeur du Musée du Louvre ; cela évitera de le retendre, détendre et retendre plusieurs fois.

J’espère donc, dans cette circonstance, dans l’obligeance que je réclame de vous, et vous prie de recevoir l’assurance de ma considération. »


  1. Les notes relatives à 1848 n’ont malheureusement pas été retrouvées.
  2. Toile exposée au Salon de 1831 et à l’Exposition universelle de 1855. Appartient au Musée du Louvre.
  3. Les relations de l’artiste et du critique n’avaient pas toujours été excellentes. Charles Blanc avait été long à admettre le dessin de Delacroix. À la fin pourtant il s’était rendu ; les admirables peintures décoratives du Palais-Bourbon avaient triomphé de sa mauvaise grâce, si bien qu’il écrivait à propos d’elles : « Sur toutes ces compositions plane le génie d’un incomparable coloriste : le destin, le choix des formes et des draperies, l’intervention des accessoires, la place que chaque objet devra occuper sur le théâtre du tableau, tout cela est subordonné au triomphe de la couleur. » Et encore ceci : « Du reste, le dessin de Delacroix n’est pas ce que l’on croit généralement et ce que nous avions cru nous-même. » (Journal le Temps du 5 mai 1881.)