Journal (Eugène Delacroix)/4 octobre 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 468-473).

4 octobre. — J’ai compris de bonne heure combien une certaine fortune[1] est indispensable à un homme qui est dans ma position. Il serait aussi fâcheux pour moi d’en avoir une très considérable qu’il le serait d’en manquer tout à fait. La dignité, le respect de son caractère ne vont qu’avec un certain degré d’aisance. Voilà ce que j’apprécie et qui est absolument nécessaire, bien plus que les petites commodités que donne une petite richesse. Ce qui vient tout de suite après cette nécessité de l’indépendance, c’est la tranquillité d’esprit, c’est d’être affranchi de ces troubles et de ces démarches ignobles, qu’entraînent les embarras d’argent. Il faut beaucoup de prudence pour arriver à cet état nécessaire et pour s’y maintenir ; il faut avoir sans cesse devant les yeux la nécessité de ce calme, de cette absence des soucis matériels, qui permet d’être tout entier à des tentatives élevées, et qui empêche l’âme et l’esprit de se dégrader.

Ces réflexions résultent de ma conversation de ce soir avec ***, qui est venu me voir après mon dîner, et de ce qu’il m’a rapporté de la situation des Pierret. La sienne ne me paraît pas, dans l’avenir et peut-être maintenant, beaucoup meilleure. Il a été un fou toute sa vie ; il y a un fonds de bon sens dans son esprit, et il en a toujours manqué dans sa conduite.

Ce bon sens si rare me sert de transition pour parler de ma visite de ce matin à Chenavard. En voilà encore un qui est ou qui semble rempli de sens, quand il parle, quand il démontre, quand il compare ou qu’il déduit. Ses compositions d’une part, et ses prédilections de l’autre, donnent un démenti à cette sagesse. Il aime Michel-Ange, il aime Rousseau : ces talents et quelques autres très imposants sont de ceux qui sont surtout très admirés des jeunes gens. Les hommes à la Racine, à la Voltaire, sont admirés des esprits mûrs, et le sont toujours davantage.

Je ne peux attribuer cette différence dans l’estime qu’on en fait à différents âges, qu’au défaut de raison qu’on remarque chez ces auteurs boursouflés, à côté de leurs grandes qualités. Il y a chez Rousseau quelque chose qui n’est pas naturel, qui sent l’effort et qui accuse un esprit dans lequel se combattent le faux et le vrai. Je soutiens qu’un vrai grand homme ne contient pas une parcelle de faux : le faux, le mauvais goût, l’absence de vraie logique, ce sont mêmes choses.

Chenavard m’a montré à l’appui de ses théories, et pour justifier les intentions de sa composition du Déluge[2], un immense carton de toutes les gravures qu’il a pu se procurer d’après Michel-Ange. Il m’a confirmé dans mon sentiment au lieu de m’en détourner. Je lui ai dit que le Jugement dernier, par exemple, ne me disait rien du tout. Je n’y vois que des détails frappants, frappants comme un coup de poing qu’on reçoit ; mais l’intérêt, l’unité, l’enchaînement de tout cela est absent. Son Christ en croix ne me donne aucune des idées qu’un pareil sujet doit exciter ; ses sujets de la Bible de même.

Titien, voilà un homme qui est fait pour être goûté par les gens qui vieillissent ; j’avoue que je ne l’appréciais nullement dans le temps où j’admirais beaucoup Michel-Ange et lord Byron[3]. Ce n’est, à ce que je crois, ni par la profondeur de ses expressions, ni par une grande intelligence du sujet qu’il vous touche, mais par sa simplicité et par l’absence d’affectation. Les qualités du peintre sont portées chez lui au plus haut point : ce qu’il fait est fait ; les yeux regardent et sont animés du feu de la vie. La vie et la raison sont partout. Rubens est tout autre avec un tout autre tour d’imagination, mais il peint véritablement des hommes. Ils ne sont tous deux hors de mesure que quand ils imitent Michel-Ange et qu’ils veulent se donner un prétendu grandiose qui n’est que de l’enflure et dans laquelle les vraies qualités se noient ordinairement.

La prétention de Chenavard pour son cher Michel-Ange est qu’il a peint l’homme avant tout, et je dis qu’il n’a peint que des muscles, des poses dans lesquelles même la science, contre l’opinion commune, ne domine nullement. Le dernier des antiques est infiniment plus savant que tout l’œuvre de Michel-Ange. Il n’a connu aucun des sentiments, aucune des passions de l’homme. Il semble qu’en faisant un bras et une jambe, il ne pense qu’à ce bras et à cette jambe, pas le moins du monde à son rapport, je ne dirai pas seulement avec l’action du tableau, mais avec celle du personnage auquel il fait le membre…

Il faut convenir que certains morceaux traités ainsi et avec cette prédilection exclusive sont faits pour passionner à eux seuls. C’est là son grand mérite : il met du grand et du terrible même dans un membre isolé. Puget[4], avec un caractère différent, a en cela une analogie avec lui. Vous resterez une journée à contempler un bras de Puget, et ce bras fait partie d’une statue médiocre en somme. Quelle est la raison secrète de ce genre d’admiration ? C’est ce que je ne me charge pas d’expliquer.

Nous avons parlé des règles de la composition. Je lui ai dit qu’une absolue vérité pouvait donner l’impression contraire à la vérité, au moins à cette vérité relative que l’art doit se proposer ; et en y pensant bien, l’exagération qui fait ressortir à propos les parties importantes et qui doivent frapper est toute logique ; il faut, là, conduire l’esprit. Dans le sujet de Mirabeau[5] à la protestation de Versailles, je lui ai dit que Mirabeau et l’Assemblée devaient être d’un côté et l’envoyé du Roi tout seul de l’autre. Son dessin, qui montre des groupes agencés et balancés, des poses variées, des hommes causant entre eux d’une manière naturelle et comme il a pu arriver dans cette circonstance, est bien disposé pour l’œil et suivant les règles matérielles de la composition ; mais l’esprit n’y voit nullement l’Assemblée nationale protestant contre l’injonction de M. de Brézé. Cette émotion qui anime toute une assemblée comme elle animerait un seul homme, doit être exprimée absolument. La raison veut que Mirabeau soit à leur tête et que les autres se pressent derrière lui, attentifs à ce qui se passe : tous les esprits, comme celui du spectateur, sont fixés sur l’événement. Sans doute, au moment où le fait a eu lieu, Mirabeau ne s’est pas trouvé à point nommé placé comme au milieu du tableau ; la venue de M. de Brézé n’a peut-être pas été annoncée de manière à trouver l’Assemblée réunie en un seul groupe pour le recevoir et en quelque sorte pour lui faire tête ; mais le peintre ne peut exprimer autrement cette idée de résistance : l’isolement du personnage de Brézé est indispensable. Il est venu, sans aucun doute, avec des suivants et des estafiers, mais il doit s’avancer seul et les laisser à distance. Chenavard commet l’incroyable faute de les faire arriver d’un côté, tandis que Brézé arrive de l’autre et se trouve confondu avec ses adversaires. Dans cette scène si caractéristique où le trône est d’une part et le peuple de l’autre, il place au hasard Mirabeau du côté où se voit le trône, sur lequel, autre inconvenance, montent des ouvriers pour décrocher les draperies. Il fallait que le trône fût aussi isolé, aussi abandonné qu’il l’était alors moralement par tout le monde et par l’opinion, et surtout il fallait que l’Assemblée lui fît face.

  1. Nous nous sommes appliqué dans notre Étude à faire ressortir l’analogie qui existait entre certaines faces de son esprit et les faces correspondantes de l’esprit de Stendhal, notamment en ce qui touche ce que nous avons appelé les principes directeurs de la vie. N’est-il pas intéressant de constater ici encore cette analogie et de rapprocher de ce fragment du Journal le passage suivant de Stendhal : « L’homme d’esprit doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne ; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c’est un misérable. »
  2. Le Déluge était le premier des quarante tableaux représentant l’Histoire de l’humanité, où Chenavard voulait développer la succession chronologique des principales phases de la civilisation. Ces quarante peintures murales étaient destinées au Panthéon, dont Chenavard avait conçu une décoration grandiose. Ce projet ne fut pas réalisé.
  3. Se reporter aux premières années du Journal.
  4. Voir l’étude sur Puget que nous avons déjà indiquée, et la Correspondance, t. I, p. 201, et t. II, p. 254.
  5. En 1831, le gouvernement de Juillet avait mis au concours : Mirabeau répondant au marquis de Dreux-Brézé. Delacroix et Chenavard exécutèrent chacun une composition sur ce sujet. L’œuvre de Delacroix a figuré à l’Exposition universelle de 1889. A propos de cette toile, H. de la Madelène écrivait : « Comme les poètes, Delacroix devine. On ne peut même concevoir que les choses aient pu se passer autrement qu’il ne les a peintes. Le marquis de Dreux-Brézé, signifiant aux gens du tiers la volonté du Roi, n’a pu avoir une autre attitude que celle que l’artiste lui prête en face de la foudroyante apostrophe de Mirabeau. » (Voir Catalogue Robaut, no 360.)