Journal (Eugène Delacroix)/2 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 177-179).

Lundi 2 mai. — Boissard me dit qu’il a vu à Florence Rossini, qui s’ennuie horriblement.

Ce jour, dîné chez Pierret avec Riesener, son ami Lassus, Feuillet[1], Durieu. J’en ai rapporté cette triste impression, qui dure encore le lendemain et que le travail a pu seul atténuer, celle de la secrète inimitié de ces gens-là pour moi. Il y a là-dessous une foule de sentiments, qui, par moments, ne prennent pas seulement la peine de mettre un masque… Je suis isolé maintenant au milieu de ces anciens amis !… Il y a une infinité de choses qu’ils ne me pardonnent point, et en première ligne les avantages que le hasard me donne sur eux.

— Le protégé de David se nomme Albert Borel-Roget, fils d’Émile Roget, graveur en médailles de talent, mort sans fortune. Il a obtenu le 1er février 1852 une demi-bourse d’élève communal au lycée Napoléon ; sa mère ne peut payer les cinq cents francs de surplus et demande une bourse entière.

— « Voltaire, dit Sainte-Beuve prenant Gui Patin sur l’ensemble de ses lettres, l’a jugé sévèrement et sans véritable justice. » Voici ce qu’en dit Voltaire : « Il sert à faire voir combien les auteurs contemporains qui écrivent précipitamment les nouvelles du jour, sont des guides infidèles pour l’histoire. Ces nouvelles se trouvent souvent fausses ou défigurées par la malignité ; d’ailleurs, cette multitude de petits faits n’est guère précieuse qu’aux petits esprits. » — « Petits esprits, ajoute Sainte-Beuve[2], je n’aime pas qu’on dise cela des autres, surtout quand ces autres composent une classe, un groupe naturel ; c’est une manière commode et allégée d’indiquer qu’on est soi-même d’un groupe différent. »

Je crois pour ma part que Sainte-Beuve, qui fait partie de ce groupe d’anecdotiers antipathiques à Voltaire, a tort de lui en vouloir de ce qu’il attaque, dit-il, un groupe. Certes, les sots forment un groupe qui n’est pas plus respectable pour être plus nombreux. Il est naturel qu’on attaque ce qu’on n’aime pas, sans considérer si ce quelque chose forme un groupe ou non. Je suis, pour moi, de l’avis de Voltaire : j’ai toujours détesté les collecteurs et raconteurs d’anecdotes, celles surtout de la veille et qui sont précisément de la nature de celles qui déplaisaient à Voltaire. Le pauvre Beyle[3] avait le travers de s’en nourrir. C’est un des faibles de Mérimée[4], et qui me le rend ennuyeux. Il faut qu’une anecdote arrive comme autre chose dans la conversation ; mais ne mettre d’intérêt qu’à cela, c’est imiter les collectionneurs de choses curieuses, autre groupe que je ne puis souffrir, qui vous dégoûtent des beaux objets pour vous en crever les yeux par leur abondance et leur confusion, au lieu d’en faire ressortir un petit nombre en les choisissant et en les mettant dans le jour qui leur convient.

  1. Feuillet de Conches (1798-1887), chef du protocole au ministère des affaires étrangères, introducteur des ambassadeurs, écrivain distingué, auteur de livres appréciés, notamment les Causeries d’un curieux.
  2. Les relations furent toujours excellentes entre Sainte-Beuve et Delacroix. En 1862, le peintre écrivait au critique : « Que je vous remercie du plaisir que m’a causé le souvenir si flatteur que vous me donnez dans votre excellent article sur ce brave Delécluze, auquel vous faites trop d’honneur en le touchant de votre plume délicate ! » Dans une étude sur Léopold Robert du 21 août 1854, Sainte-Beuve écrivait : « Il y a eu des peintres excellents écrivains ; sans remonter plus haut, sir Josué Reynolds et M. Eugène Delacroix, ces brillants coloristes par le pinceau, sont d’ingénieux et d’habiles écrivains avec la plume. »
  3. Delacroix, tout comme Balzac, appréciait, à une époque où il était complètement méconnu, pour ne pas dire inconnu, le rare talent de Stendhal. Dans une curieuse note qui fait partie d’une étude du peintre sur le Jugement dernier de Michel-Ange, étude qui parut dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1837, Delacroix vante la magnifique description du Jugement faite par M. de Stendhal : « C’est un morceau de génie, l’un des plus poétiques et des plus frappants que j’aie lus. » (Maurice Tourneux, Eugène Delacroix devant ses contemporains.)
  4. Sur les rapports de Delacroix avec Mérimée, nous empruntons au livre de M. Tourneux l’indication suivante : il renvoie à un petit volume publié chez Charavay, Prosper Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa bibliothèque (1879). « La seconde partie de ce travail est le développement d’un article paru dans l’Art du 14 novembre 1875, sous le titre de : Prosper Mérimée, ami d’Eugène Delacroix ; ses dessins et ses aquarelles. L’article de l’Art était orné du fac-similé d’une feuille de croquis de Delacroix appartenant à M. Burty, d’un billet de Mérimée à Delacroix. »