Journal (Eugène Delacroix)/4 mai 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 179-181).

Mardi 4 mai. — Invité par Nieuwerkerke[1] à aller entendre au Louvre un discours sur l’art ou les progrès de l’art d’un sieur R…

Grande réunion d’artistes, de moitiés d’artistes, de prêtres et de femmes. Après avoir attendu convenablement l’arrivée, d’abord de la princesse Mathilde[2] et ensuite très longtemps encore celle de M. Fould, le professeur a commencé d’une voix altérée, avec un accent légèrement gascon. Il n’y a que les gens de ce pays-là pour ne douter de rien et faire un discours comme celui dont je n’ai, du reste, entendu que la moitié. Ce sont des idées néo-chrétiennes dans toute leur pureté : le Beau n’est qu’à un point donné, et il ne se trouve qu’entre le treizième et le quinzième siècle presque exclusivement ; Giotto et, je crois, Pérugin sont le point culminant ; Raphaël décline à partir de ses premiers essais ; l’Antique n’est estimable que dans une moitié de ses tentatives ; il faut le détester dans ses impuretés ; il le querelle à propos de l’abus qu’on en a fait dans le dix-huitième siècle. Les saturnales de Boucher et de Voltaire, qui, à ce que dit le professeur, ne préférait décidément que les peintures immodestes, suffisent pour faire haïr tout ce côté malheureusement inséparable de l’antique, des satyres, des nymphes poursuivies et de tous les sujets érotiques. Il n’y a pas de grand artiste sans l’amitié d’un héros ou d’un grand esprit dans un autre genre. Phidias n’est aussi grand que par l’amitié d’un Périclès… Sans le Dante, Giotto ne compte pas. Quelle affection singulière ! Aristote, dit-il en commençant, met en tête ou à la fin de ses traités d’esthétique que les plus beaux raisonnements sur le Beau n’ont jamais fait et ne feront jamais rencontrer le Beau à personne. Tout le monde a dû se demander ce que venait alors faire là le professeur. Après avoir parlé de l’opinion de Voltaire sur les arts, il cite à son tribunal le pauvre baron de S…, qui lui en eût répondu de bonnes, s’il avait pu lui répondre. Ce pauvre baron, selon lui, ne voit l’avènement du Beau moderne que quand le gouvernement des deux Chambres aura fait le tour de l’Europe, et que la garde nationale sera installée chez tous les peuples. Ç’a été la plaisanterie capitale de la séance, et qui a excité cette explosion de gaieté de sacristie particulière aux gens d’Église, dont on voyait çà et là les robes noires dans cet auditoire fort mélangé.

Je m’en suis allé peut-être un peu scandaleusement après cette première partie, dont je ne donne qu’un pâle résumé. J’y ai été encouragé par l’exemple de quelques personnes qui se sont trouvées, ainsi que moi, suffisamment édifiées sur le Beau.

De là, j’ai été à pied trouver Rivet, par un temps magnifique, et avec une grande jouissance de remuer les jambes en liberté, après ma captivité de tout à l’heure.

  1. Le comte de Nieuwerkerke avait succédé à Romieu à la direction des Beaux-Arts. « Il ne se signala pas, dit Burty, par une sympathie marquée pour le génie de Delacroix. Le gothique et tout ce qui lui ressemble, c’est-à-dire l’imitation alambiquée et pédante des maîtres, étaient en faveur. » [Corresp., t. II, p. 100. Note de Burty.)
  2. L’Empereur, jusqu’à son mariage, chargea la princesse Mathiluc, sa cousine, de présider les cérémonies officielles. D’ailleurs, les goûts, les aptitudes, les sympathies de la princesse pour les arts et les artistes la désignaient naturellement pour occuper cette place d’honneur.