Journal (Eugène Delacroix)/27 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 262-263).

Jeudi 27 octobre. — Impossibilité de travailler !… Est-ce mauvaise disposition, ou bien l’idée que je pars après-demain ?

Promenades dans le jardin, et surtout station sous les peupliers de Baÿvet ; ces peupliers et surtout les peupliers de Hollande, jaunissant par l’automne, ont pour moi un charme inexprimable. Je me suis étendu à les considérer, se détachant sur le bleu du ciel, à voir leurs feuilles s’enlever au vent et tomber près de moi. Encore un coup, le plaisir qu’ils me faisaient tenait à mes souvenirs et au souvenir des mêmes objets, vus dans des temps où je sentais près de moi des êtres aimés.

Ce sentiment est le complément de toutes les jouissances que peut donner le spectacle de la nature ; je l’éprouvais l’année dernière, à Dieppe, en contemplant la mer : ici de même. Je ne pouvais m’arracher de cette eau transparente sous ces saules, et surtout de la vue du grand peuplier et des peupliers de Hollande.

Contribué, en rentrant au jardin, à achever notre vendange. Le soleil, quoique vif, me remplissait de bien-être.

Je quitte ceci sans répugnance pour le travail et la vie que je vais retrouver à Paris, mais sans lassitude, et sentant à merveille que je pourrais passer aussi bien plus de temps au milieu d’une solitude si paisible et dépourvue de ce qu’on appelle des distractions. Pendant que jetais couché sous ces chers peupliers, j’apercevais au loin, sur la route et au-dessus de la haie de Baÿvet, passer les chapeaux et les figures des élégants traînés dans leurs calèches que je ne voyais pas à cause de la haie, allant à Soisy ou en revenant, et occupés à chercher la distraction chez leurs connaissances réciproques, faire admirer leurs chevaux et leurs voitures et prendre part à l’insipide conversation dont se contentent les gens du monde… Ils sortent de leurs demeures, mais ils ne peuvent se fuir eux-mêmes ; c’est en eux que réside ce dégoût pour tout délassement véritable, et l’implacable paresse, qui les empêche de se créer de véritables plaisirs.

Le soir, je voulais aller chez Barbier ; dans la journée chez Mme Villot et le maire : une délicieuse paresse m’en a empêché… Celle-là est excusable, puisque j’y trouvais du plaisir.