Journal (Eugène Delacroix)/26 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 258-262).

Mercredi 26 octobre. — Le Spectateur parle de ce qu’il appelle génies de premier ordre, tels que Pindare, Homère, la Bible, — confus au milieu de choses sublimes et inachevées, — Shakespeare, etc. ; puis de ceux dans lesquels il voit plus d’art, tels que Virgile, Platon, etc…

Question à vider ! Y a-t-il effectivement plus à s’émerveiller dans Shakespeare, qui mêle à des traits surprenants de naturel des conversations sans goût et interminables, que dans Virgile et Racine, où toutes ces inventions sont à leur place et exprimées avec une forme convenable ? Il me semble que le dernier cas est celui qui offre le plus de difficultés ; car vous n’exceptez pas ceux de ces divers génies qui sont plus conformes à ce que le Spectateur appelle les règles de l’art, de vérité et de vigueur dans leurs peintures.

À quoi servirait le plus beau style et le plus fini sur des pensées informes ou communes ? Les premiers de ces hommes remarquables sont peut-être comme ces mauvais sujets auxquels on pardonne de grandes erreurs en faveur de quelques bons mouvements. C’est toujours l’histoire de l’ouvrage fini comparé à son ébauche — dont j’ai déjà parlé, — du monument qui ne montre que ses grands traits principaux, avant que l’achèvement et le coordonnement de toutes les parties lui aient donné quelque chose de plus arrêté et par conséquent aient circonscrit l’effet sur l’imagination, laquelle se plaît au vague et se répand facilement, et embrasse de vastes objets sur des indications sommaires. Encore, dans l’ébauche du monument, relativement à ce qu’il présentera définitivement, l’imagination ne peut-elle concevoir de choses trop dissemblables avec ce que sera l’objet terminé, tandis que dans les ouvrages des génies à la Pindare, il leur arrive de tomber dans des monstruosités, à côté des plus belles conceptions… Corneille est plein de ces contrastes ; Shakespeare de même… Mozart n’est point ainsi, ni Racine, ni Virgile, ni l’Arioste. L’esprit ressent une joie continue, et, tout en jouissant du spectacle de la passion de Phèdre ou de Didon, il ne peut s’empêcher de savoir gré de ce travail divin qui a poli l’enveloppe que le poète a donnée à ses touchantes pensées. L’auteur a pris la peine qu’il devait prendre pour écarter du chemin qu’il me fait parcourir ou de la perspective qu’il me montre, tous les obstacles qui m’embarrassent ou qui m’offusquent.

Si des génies tels que les Homère et les Shakespeare offrent des côtés si désagréables, que sera-ce des imitateurs de ce genre abandonné et sans précision ? Le Spectateur les tance avec raison, et rien n’est plus détestable ; c’est de tous les genres d’imitation le plus sot et le plus maladroit. Je n’ai pas dit que c’est surtout comme génies originaux que le Spectateur exalte les Homère et les Shakespeare ; ceci serait l’objet d’un autre examen, dans leur comparaison avec les Mozart et les Arioste, qui ne me paraissent nullement manquer d’originalité, bien que leurs ouvrages soient réguliers.

Rien n’est plus dangereux que ces sortes de confusions pour les jeunes esprits, toujours portés à admirer ce qui est gigantesque plus que ce qui est raisonnable. Une manière boursouflée et incorrecte leur paraît le comble du génie, et rien n’est plus facile que l’imitation d’une semblable manière… On ne sait pas assez que les plus grands talents ne font que ce qu’ils peuvent faire ; là où ils sont faibles ou ampoulés, c’est que l’inspiration n’a pu les suivre, ou plutôt qu’ils n’ont pas su la réveiller, et surtout la contenir dans de justes bornes. Au lieu de dominer leur sujet, ils ont été dominés par leur fougue ou par une certaine impuissance de châtier leurs idées. Mozart pourrait dire de lui-même, et il l’eût dit probablement en style moins ampoulé :

Je suis maître de moi, comme de l’univers.

Monté sur le char de son improvisation, et semblable à Apollon au plus haut de sa carrière, comme au début ou à la fin, il tient d’une main ferme les rênes de ses coursiers, et dispense partout la lumière.

Voilà ce que les Corneille, emportés par des bonds irréguliers, ne savent pas faire, de sorte qu’ils vous surprennent autant par leurs chutes soudaines que par les élans qui les font gravir de sublimes hauteurs.

Il ne faut pas avoir trop de complaisance, dans les génies singuliers, pour ce qu’on appelle leurs négligences, qu’il faut appeler plutôt leurs lacunes ; ils n’ont pu faire que ce qu’ils ont fait. Ils ont souvent dépensé beaucoup de sueurs sur des passages très faibles ou très choquants. Ce résultat ne semble point rare chez Beethoven, dont les manuscrits sont aussi raturés que ceux de l’Arioste.

Il doit arriver souvent chez ces hommes que les beautés viennent les chercher, sans qu’ils y pensent, et qu’ils passent au contraire un temps considérable à en atténuer l’effet par des redites et des amplifications déplacées.