Journal (Eugène Delacroix)/27 janvier 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 71-74).

Mardi 27 janvier. — Retourné ce jour voir les tapisseries. J’étais dans un état de malaise qui m’a empêché d’en tirer le parti que j’aurais voulu ; j’ai fait quelques croquis et éprouvé la même impression et la même impossibilité de m’en aller. En sortant, chez Penguilly[1], où j’ai vu M. Fremiet[2], sculpteur ; puis chez Cavé, que j’ai trouvé malade, je crois, gravement.

Il est impossible d’imaginer quelque chose qui soit au-dessus de cet Agamemnon. Quelle simplicité ! La belle tête… avec un mélange d’appréhension, que domine l’indignation ! Le vieillard lui prend la main, comme pour le calmer, et en même temps regarde Achille. La tête d’Hector mourant est une de ces choses qu’on n’oublie jamais ; elle est la plus juste de tous points et la plus expressive que je connaisse dans la peinture. La barbe simple et d’un modelé admirable. La manière dont la lance le frappe, ce fer déjà caché dans sa gorge, et qui y porte la mort, font frémir. Voilà Homère et plus qu’Homère, car le poète ne me fait voir son Hector qu’avec les yeux de l’esprit, et ici je le vois avec ceux du corps. Ici est la grande supériorité de la peinture : à savoir, quand l’image offerte aux yeux non seulement satisfait l’imagination, mais encore fixe pour toujours l’objet et va au delà de la conception.

La Briséis est charmante : elle montre un mélange de pudeur et de joie ; il semble qu’Achille, séparé d’elle par les figures d’hommes qui déposent à terre des trépieds, sente augmenter son désir de satisfaire sa tendresse en l’embrassant ;… le vieillard, qui la lui présente, s’avance en s’inclinant avec un sentiment de honte, mêlé du désir de plaire à Achille. Dans l’Achille découvert, le groupe des filles est admirable : elles sont partagées entre le désir de s’occuper des chiffons et des bijoux, et la surprise de voir Achille, le casque en tête et déjà émancipé… Jambes charmantes.

J’ai déjà parlé du geste d’Achille, qui est incomparable : la vie et l’esprit éclatent dans ses yeux. La Mort d’Achille pleine des mêmes beautés. En étudiant davantage pour dessiner, on est confondu de cette science. Celle des plans est ce qui élève Rubens au-dessus de tous les prétendus dessinateurs ; quand ils les rencontrent, il semble que ce soit une bonne fortune : lui, au contraire, dans ses plus grands écarts, ne les manque jamais. Figure superbe ; force et vérité ; l’acolyte couronné de feuillage, qui soutient Achille au moment où il succombe et s’affaisse en se tournant vers son meurtrier avec des regrets qui semblent dire : « Comment as-tu osé détruire Achille ? » Il y a même quelque chose de tendre dans ce regard, dont l’intention peut aller jusqu’à Apollon, qui se tient implacable au-dessus de Pâris et, presque collé à lui, lui indique avec fureur où il faut frapper. Le Vulcain est une des figures les plus complètes et les plus achevées : la tête est bien celle du dieu ; l’épaisseur de ce corps est prodigieuse.

Le Cyclope qui apporte l’enclume et ses deux compagnons qui battent sur l’enclume, le Triton qui reçoit d’un enfant ailé le casque redoutable chefs-d’œuvre d’imagination et de composition !

Le parti pris et certaines formes outrées montrent que Rubens[3] était dans la situation d’un artisan qui exécute le métier qu’il sait, sans chercher à l’infini des perfectionnements.

Il faisait avec ce qu’il savait, et par conséquent sans gêne pour sa pensée. L’habit qu’il donne à ses pensées est toujours sous la main ; ses sublimes idées, si variées, sont traduites par des formes que les gens superficiels accusent de monotonie, sans parler de leurs autres griefs. Cette monotonie ne déplaît pas à l’homme profond qui a sondé les secrets de l’art. Ce retour aux mêmes formes est à la fois le cachet du grand maître et en même temps la suite de l’entraînement irrésistible d’une main savante et exercée. Il en résulte l’impression de la facilité avec laquelle ces ouvrages ont été produits, sentiment qui ajoute à la force de l’ouvrage.

  1. Penguilly L’Haridon.
  2. Emmanuel Fremiet, sculpteur animalier, né en 1824, neveu et élève de Rude. De tempérament fort différent de celui de Rude, il ne put rester longtemps dans son atelier. Il devint, avec Mène et Gain, un des rivaux de Barye.
  3. Voir ce que nous avons dit dans notre Étude sur la constante et inébranlable admiration de Delacroix pour le génie de Rubens. Dans sa lettre sur les concours dont nous parlons plus haut, Delacroix écrivait : « Une idée ridicule s’offre à moi. Je me figure le grand Rubens étendu sur le lit de fer d’un concours. Je me le figure se rapetissant dans le cadre d’un programme qui l’étouffé, retranchant des formes gigantesques, de belles exagérations, tout le luxe de sa manière. »