Journal (Eugène Delacroix)/26 janvier 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 69-71).

26 janvier. — Vu les tapisseries sublimes de la Vie d’Achille, de Rubens, à la vente faite à Mousseaux. Ses grands tableaux ou ses tableaux en général n’ont pas cette incorrection ; mais ils n’ont pas cette verve incomparable. Ici il ne cherche pas et surtout il n’améliore pas. En voulant châtier la forme, il perd cet élan et cette liberté qui donnent l’unité et l’action ; la tête d’Hector renversée, d’une expression et même d’une couleur incomparables ; car il est à remarquer que, toutes passées qu’elles sont, ces tapisseries conservent étonnamment le sentiment de la couleur, d’autant plus qu’elles n’ont dû être faites que d’après des cartons légèrement colorés.

Les trépieds apportés devant Achille avec Briséis que les vieillards lui ramènent. Que d’alambiquages, que de petites intentions les modernes auraient prodigués sur ce sujet ! Lui va au fait comme Homère… C’est le caractère le plus frappant de ces cartons.

Achille plongé dans le Styx : les petites jambes qui s’agitent, pendant que le haut du corps est caché par l’eau… La vieille qui tient un flambeau, et le fond qui est magnifique. Caron, les suppliciés, etc.

Achille découvert par Ulysse. Le geste d’Ulysse qui s’applaudit de sa ruse et montre Achille à un compère qui est avec lui.

Ne pas oublier les décorations de ces tapisseries : les enfants qui portent des guirlandes ; les figures de termes, de chaque côté de la composition, et surtout l’emblème qui caractérise chaque sujet au bas et au milieu. Ainsi dans la Mort d’Hector, la bataille de coqs, dont l’énergie est inexprimable ; dans celui du Styx, Cerbère couché et endormi sous la colère d’Achille ; un lion rugissant, dans le dernier.

L’Agamemnon, superbe dans son indignation mêlée de crainte. Il est sur son trône. D’un côté, les vieillards s’avancent pour arrêter Achille ; de l’autre, Achille tirant son épée, mais retenu par Minerve, qui le prend par les cheveux, brusquement comme dans Homère.

Achille à cheval sur Chiron m’a paru ridicule : il est comme au manège et a l’air d’un cavalier du temps de Rubens.

La mort d’Achille : celui-ci s’affaisse au pied de l’autel où il sacrifie ; un vieillard le soutient ; la flèche a traversé le talon. A la porte même du temple, Pâris, avec un petit arc ridicule à la main, et au-dessus de lui, Apollon qui le lui montre avec un geste qui venge toute la guerre de Troie. Rien n’est plus antifrançais que tout cela. Tout ce qu’il y avait, même d’italien, auprès paraissait bien froid.

J’espère y retourner…